Demons in Paradise, filmer contre l'oubli

Juillet 1983, Sri Lanka

Filmer la mémoire

Le documentaire comme lieu de mémoire

Demons in Paradise

un film documentaire de Jude Ratnam
2017 • France / Sri Lanka • 1h34 • 1.77
Cannes 2017 hors compétition
Survivance • 21 mars 2018

Sri Lanka, 1983, Jude Ratnam a cinq ans. Il fuit à bord d’un train rouge les massacres perpétrés contre les Tamouls par une partie de la population cinghalaise, avec la complicité des autorités.

Aujourd’hui, réalisateur, Jude parcourt à nouveau son pays du sud au nord. Face à lui défilent les traces de la violence de 26 ans d’une guerre qui a fait basculer le combat pour la liberté de la minorité tamoule dans un terrorisme autodestructeur. En convoquant les souvenirs enfouis de ses compatriotes ayant appartenu pour la plupart à des groupes militants, dont les Tigres Tamouls, il propose de surmonter la colère et ouvre la voie à une possible réconciliation.

Demons in Paradise est l’aboutissement de 10 ans de travail. C’est le premier film documentaire d’un cinéaste tamoul qui ose raconter le conflit sri lankais de l’intérieur.

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Filmer contre l'oubli

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Le documentaire comme lieu de mémoire ▼




Si le cinéma du réel accorde une place importante à la mémoire, la production récente propose des projets de cinéma qui ne sont pas sans résonance avec le travail de Jude Ratnam. Quand Gianfranco Rosi tourne Fuocoammare, par-delà Lampedusa (Italie, France, 2016), il œuvre pour une mémoire immédiate qui prend de vitesse l’oubli de toute une communauté internationale sur le drame des migrants de la Méditerranée. Sur un autre mode, The Act of Killing (Norvège, Royaume-Uni, Danemark, 2012) de Joshua Oppenheimer instrumentalise une mémoire qui accuse et pointe du doigt les bourreaux qui témoignent à visage découvert (et parfois même en dansant) d’assassinats politiques commis en Indonésie en 1965. Quels que soient les choix opérés par les réalisateurs, le cinéma mis en œuvre a bien la même vocation : faire de ces films de véritables lieux de mémoire qui tout à la fois enseignent et témoignent. En ce sens les Démons de Jude Ratnam représentent aussi bien les trains rouges bondés qui sillonnaient le pays et où venaient en masse se réfugier ceux qui étaient persécutés, que l’héritage colonial, fort marqueur du Sri-Lanka et qui fit des tamouls une minorité toujours inquiétée.










Tout récemment Eric Caravaca a donné avec Carré 35 (France, 2017) une illustration de la mémoire comme catharsis nécessaire à la reconstruction de la vérité dans la sphère familiale. Son projet n’est pas sans lien avec le travail de Jude Ratnam. A ce titre l’utilisation de la famille du réalisateur dans le documentaire est particulièrement signifiante. Si l’image de son fils ouvre le film, c’est la référence à son prénom qui clôt la projection, Nethram désignant le troisième œil du Dieu Shiva, un symbole fort de la culture tamoule. « Je lui ai donné ce prénom comme une promesse, afin qu’il voie loin, au-delà des peurs » confie le réalisateur à la fin du documentaire. L’oncle du cinéaste, qui appartient à la nombreuse diaspora canadienne est également un personnage central du film. Seul parmi les siens à avoir pris les armes, lui aussi revient sur les traces de la guerre et retrouve des lieux et des personnages qui ont accompagné son expérience traumatique. De facture fort différente, les deux films se répondent par le traitement qui est fait à l’écran de la mémoire.















Ce n’est pas la première fois que Jude Ratnam s’intéresse au Black July   et à ses conséquences sur le peuple tamoul. Déjà avec sa co-scénariste Isabelle Marina, il a collaboré à deux films documentaires de 26 minutes, réunis sous le titre Trois Pasteurs de Sri Lanka (Bix Films, 2013). La lecture du dossier de presse y indique comment le père de Jude, l’un des pasteurs du film, avait choisi de donner à son fils un prénom tamoul hautement symbolique: Ealamvasantham, littéralement « Que surgisse le pays Tamoul. »


Avec Demons in Paradise le réalisateur va encore plus loin et produit un travail de mémoire singulier. Un premier long métrage qui opère longtemps sur le spectateur et qui confirme de manière éclatante que le documentaire reste aujourd’hui « la part la plus vivante du cinéma(1) ».