Les démons qui agitent Sri Lanka

Introduction

La question coloniale et la maturation progressive des antagonismes identitaires

Naissance du séparatisme

Le pogrom de juillet noir

Une lutte intestine

En ouverture

Demons in Paradise

un film documentaire de Jude Ratnam
2017 • France / Sri Lanka • 1h34 • 1.77
Cannes 2017 hors compétition
Survivance • 21 mars 2018

1983, Jude Ratman a cinq ans. Il fuit à bord d’un train rouge les massacres perpétrés contre les Tamouls par le gouvernement pro-cinghalais de Sri Lanka. Aujourd’hui, réalisateur, Jude parcourt
 à nouveau son pays du sud au nord. 
Face à lui défilent les traces de la violence de 26 ans d’une guerre qui a fait basculer
 le combat pour la liberté de la minorité tamoule dans un terrorisme autodestructeur. En convoquant les souvenirs enfouis de ses compatriotes ayant appartenu pour la plupart à des groupes militants, dont les Tigres Tamouls, il propose de surmonter la colère
 et ouvre la voie à une possible réconciliation.

Une lutte intestine ⥥




Une grande partie du film se concentre sur l’oncle, le seul, dans la famille, à avoir rejoint les militants tamouls. A partir de ce personnage central va se mettre en place une douloureuse introspection qui vise à répondre à des questions lancinantes parmi lesquelles : pourquoi la lutte (pour le Tamil Eelam) a-t-elle échoué ? Que s’est-il passé au sein de la communauté tamoule ? A la première question, une réponse est avancée à plusieurs reprises : la traitrise. L’oncle de Jude Ratnam, en ayant rejoint un petit groupe politique, le National Liberation Front of Tamileelam (NLFT), est devenu tout d’un coup un traitre, recherché par les Tigres. Deux de ses amis, Selvi et Manoharan, qui l’avaient caché à Jaffna, ont d’ailleurs tous deux été tués. Comme le rappelle le film, Tamil Eelam est une terre qui a donné naissance à plusieurs groupes de militants tamouls. Dès 1970, un premier groupe de jeunes militants, le Tamil Liberation Organisation (TLO), connut un développement embryonnaire. En 1972 naquirent les Tamil New Tigers (TNT) qui, en 1976, changeront leur nom en LTTE. En 1980, des membres qui n’approuvaient plus la ligne du leader Prabhakaran quittèrent le mouvement et fondèrent le PLOTE (People’s Liberation Organisation of Tamil Eelam). De nombreux autres groupes sont nés fin des années 1970 et début des années 1980. Les cinq principaux sont les LTTE, le PLOTE, la TELO (Tamil Eelam Liberation Organisation), l’EPRLF (Eelam People’s Revolutionary Liberation Front) et l’EROS (Eelam Revolutionary Organisation of Students). En 1985, on comptait 42 groupes militants actifs à Sri Lanka. Ces mouvements, qui avaient des programmes, des analyses des problèmes sociaux et un recours à la violence différents, avaient en commun le but d’établir un État indépendant. Le groupe de Manoranjan se distinguait pas sa doctrine maoïste et son souhait de mener une révolution socialiste au nom de la lutte contre les classes sociales dominantes, identifiés dans le film par le vocable « bourgeois ». Les groupes principaux étaient de gauche (au moins dans leur phase initiale) et voulaient éradiquer le système de castes. Ayant adopté des principes socialistes, le PLOTE, l’EPRLF et l’EROS parlaient de la libération politique et économique en termes marxistes (au nom du principe de l’autodétermination des peuples chère à Lénine) ; le combat contre l’oppression de genre figurait également à leur l’agenda. L’importance des figures féminines au sein du mouvement apparaissent également en filigrane au sein de l’œuvre de Ratnam, que l’on songe à sa mère ou encore à celle de son oncle.



















Dans sa période initiale, même le programme des LTTE était conçu comme une libération nationale et socialiste. Dès les années 1980 les LTTE abandonnèrent leur programme socialiste. Les idéaux des droits et des libertés, qui auparavant étaient plutôt le langage de la bourgeoisie et de la classe moyenne-haute tamoule, pénètrent aussi dans les couches sociales défavorisées. Jusque-là, les paysans tamouls, appartenant majoritairement aux basses castes, étaient toujours restés éloignés de la militance politique.Les principaux leaders provenaient de la classe moyenne jaffnaise, et l’entrée massive des classes et castes de bas statut (particulièrement en provenance de la province centre-nord et de la région de Vanni en particulier) dans les groupes insurgés se produisirent seulement lors du commencement de la guerre civile en 1983. Des personnes de bas statut faisaient partie des groupes armés dès avant 1983. Le leader des LTTE Vellupillai Prabhakaran et bon nombre des premiers militants de cette organisation étaient karaiyars (la caste des pêcheurs) ; ce fait rendait difficile leur acceptation par la société tamoule, en particulier par la caste dominante vellalar. Dès 1986, les LTTE devinrent hégémoniques et s’imposèrent comme le seul groupe militant en éliminant systématiquement tous les autres. D’ailleurs, le film soulève le paradoxe suivant : les tigres, depuis 2009, demandent justice à la communauté internationale, alors même qu’ils ont tué tous les militants qui se sont opposés à eux.




















L’une des dernières scènes du film, où les divers groupes de militants se retrouvent, en cercle autour d’un feu, est à ce titre édifiante.En évaluant à au moins 20 000 le nombre de civils tués par les militants tamouls et en acceptant l’idée que chaque groupe a commis des crimes, la question qu’ils posent est celle de la violence : était-elle réservée aux militants ou bien était-elle le fait de l’ensemble de la communauté ? Ce questionnement sur la systématisation de la violence est universel. Il permet de penser les mécanismes de domination et les tactiques adoptées par les individus pour y faire face.

 

Ouverture

un texte de Anthony Goreau-Ponceaud