‹‹

Le Mariage de Maria Braun

(Die Ehe der Maria Braun)

Allemagne, 1979, 2 H, VOSTF, 35 mm
Réalisation : Rainer Werner Fassbinder
Scénario : Rainer Werner Fassbinder, Pea Fröhlich, Peter Märthesheimer & Kurt Raab
Photographie : Michael Ballhaus
Musique : Peer Raben
Montage : Rainer Werner Fassbinder & Juliane Lorenz
Interprètes : Hanna Schygulla, Klaus Löwitsch, Ivan Desny
Distribution : Carlotta Films


Après la guerre, Maria apprend qu’Hermann est mort sur le front Est ; elle devient entraîneuse et s’éprend d’un soldat noir-américain, Bill. L’amour de Maria pour Bill augmente chaque jour un peu plus, jusqu’à ce qu’un jour Hermann apparaisse sur le pas de la porte de la chambre de Maria. Il espionne quelque temps les deux amants et est finalement découvert. Bill et lui en viennent aux mains. Dans le feu de l’action, Maria assomme Bill en lui cassant une bouteille sur la tête et par là-même le tue.

“ Le principe le plus constant du scénario consiste à placer l’héroïne dans des situations typiques de l’espace-temps où elle évolue, pour mettre en valeur son côté extraordinaire.

Ainsi, au début du film, Maria fait partie de la foule féminine qui attend quotidiennement à la gare l’éventuel retour des hommes soldats, mais tandis que les autres femmes porteuses de pancartes quittent progressivement ce lieu (soit qu’elles aient retrouvé leurs maris, soit qu’elles aient renoncé à les attendre), la protagoniste persiste à y retourner, jusqu’à rester la dernière qui affiche son espoir. Il faut remarquer que son entourage – les femmes “ normales ” que sont sa mère et son amie Betti – critique son attitude : selon elles, Maria devrait se résigner à l’idée de l’absence définitive d’Hermann Braun. Dans le même esprit, l’infirmière veuve avec laquelle la protagoniste discute la perçoit comme une victime, la plaignant de n’avoir pas “ profité longtemps ” du mari qu’elle suppose mort ; ce point de vue revient à voir Maria comme identique à soi et à nombre d’autres, mais l’héroïne réplique : “ Si ! [j’en ai profité longtemps] Une demi-journée et toute une nuit ”, refusant ainsi l’assimilation aux femmes qui s’identifient avec un sort déplorable. Et face au vieux médecin de famille, remarquant qu’il ne lui demande pas de nouvelles d’Hermann, Maria résume sa situation par rapport aux autres : “ Vous ne croyez pas qu’il va revenir. Mais moi, si. ”



Ce leitmotiv du début du film met en valeur les traits extraordinaires qui définissent Maria de la façon la plus évidente : la force de son amour, sa confiance en l’avenir et sa ténacité inébranlable. Comparée aux personnages secondaires, elle peut être vue comme une rêveuse (elle refuse d’admettre que, comme Betti le prétend, la vérité, c’est le ventre qui crie famine, et non pas l’amour), mais c’est une rêveuse étonnamment douée pour lutter avec la réalité : pour prendre en compte les circonstances et pour y maintenir son but idéal en faisant le minimum de concessions. Si elle accepte de devenir entraîneuse dans le bar réservé aux Américains, et de prendre un amant “ utile ” - le GI noir Bill -, elle n’en reste pas moins “ mariée avec [s]on mari ”, même après qu’on lui a annoncé la mort d’Hermann (ainsi présenté comme plus fort que la mort, son amour devient la cause symbolique du “ miracle ” du retour de Braun.)

D’autres caractéristiques complètent l’image de Maria : l’absence totale de préjugés, le manque d’esprit nationaliste, raciste ou revanchard, et le sens de l’humour qui persiste jusque dans les moments de peine. Sur ces trois points aussi, elle se distingue des gens ordinaires, notamment en ne voyant aucun problème dans le fait que Bill soit américain et noir (“ Mieux vaut noir que brun ! ”, réplique-t-elle plaisamment à Betti, avant de prendre conscience du double sens de l’adjectif qui ne renvoie pas seulement aux nazis, mais aussi au nom de famille qu’elle tient de son époux, et d’en rire). De même, elle se comporte avec un naturel stupéfiant lorsque Hermann la trouve sur le point de coucher avec Bill : au lieu de se sentir gênée et coupable, ou de penser à éviter le conflit auquel on peut s’attendre, elle se montre complètement émerveillée du retour de son mari, et adresse à son amant une réplique qui l’invite à s’en réjouir avec elle. Par la suite, Maria refuse aussi de considérer comme problématique l’avenir du bébé qu’elle attend de Bill, disant à Hermann : “ Ce sera notre enfant. Plus tard, nous lui expliquerons tout. ” De toute évidence, c’est une femme qui ignore sciemment les difficultés ou les obstacles qui semblent insurmontables aux autres, tout comme la logique commune ; sans s’en targuer, elle explique au médecin : “ Je n’ai jamais cherché à avoir la vie facile. ” A plusieurs reprises, d’autres personnages louent le courage et l’intelligence de Maria (perçus comme exceptionnels), mais ces qualités ne sont en fait que le corollaire de ses traits fondamentaux : la capacité à aimer, l’indépendance d’esprit et la force intérieure. Jusqu’au moment de l’action où Maria montre à son patron et amant Karl Oswald qu’il n’a guère de droits sur elle, tout se passe comme si l’héroïne était vouée à sortir victorieuse, conformément à ses propres prévisions, de chaque situation où elle doit affronter quelque nouvelle difficulté. Cependant, malgré sa confiance en l’avenir, Maria avait pressenti une partie du danger encouru : “ Je vais peut-être changer, dans les années à venir. ” (...)


Ce qui meurt avec Maria Braun – pendant que l’Allemagne peut se réjouir d’être championne du monde de football, fait symbolique de sa force retrouvée -, c’est la part pure et héroïque des espoirs de vrai renouveau qu’on pouvait nourrir au sortir de la guerre, mais c’est aussi et surtout, sur le plan universel, l’idéal que la réalité a fini par vaincre. L’amour d’un être usé et qui doute de soi comme de l’autre n’est plus apte à faire des miracles ; au lieu de triompher de la mort ainsi qu’il pouvait le faire à son apogée, il l’appelle pour s’éviter une pire fin. La valeur du film, et de la figure inoubliable de son héroïne, proviennent du parti pris de traiter un thème universel – la lutte de l’idéal contre son adversaire naturel, la réalité qu’il cherche à maîtriser – à travers le parcours d’un personnage exceptionnel sans être idéalisé, et ancré dans un contexte précis sans lui appartenir ni le rejeter. Maria Braun est conçue de façon à être toujours en décalage avec les clichés et les archétypes auxquels on peut être tenté de l’associer (ni emblème de son pays, ni vraiment sainte, putain ou harpie, ni pure héroïne, ni femme comme les autres, malgré les éléments qui la rapprochent de chacune de ces images préconçues), et sa complexité, qui reflète le niveau des exigences artistiques et intellectuelles de Fassbinder envers lui-même, permet au film de rester toujours actuel, tout en lui assurant une richesse de sens pratiquement inépuisable. ”

Denitza Bantcheva
Fassbinder l’explosif