La tentation est grande d’appréhender le cinéma grec actuel comme une nouvelle vague, nourrie en souterrain par la crise.

La tentation est grande d’appréhender le cinéma grec actuel comme une nouvelle vague, nourrie en souterrain par la crise. D’Athina Rachel Tsangari (Attenberg) à Babis Makridis (L, inédit pour le moment dans les salles françaises), en passant pas Yorgos Lanthimos, les principaux intéressés réfutent l’appartenance à un quelconque mouvement, malgré quelques noms en commun (Aris Servelatis promène sa moustache dans Alps et L, Ariane Labed sa silhouette menue dans Attenberg et Alps), encore moins si celui-ci doit être motivé par la seule volonté de rendre compte de la déliquescence du pays. Et pourtant. Tous ces films partagent une même vision : celle d’un monde aride, totalement à l’arrêt, où la fixité du cadre s’impose comme la norme (c’est vrai pour Lanthimos, mais plus encore pour Makridis), où la parole se retrouve mise en échec, où l’absurdité règne, mais en apparence seulement. Un monde en crise, tout simplement, voire même en phase terminale de longue maladie, en tous cas incapable d’opérer la mue indispensable à sa survie.

Si Alps, Prix du scénario à la Mostra 2011, reflète de quelque manière que ce soit l’état de la Grèce, alors celle-ci va effectivement très mal.

Si Alps, Prix du scénario à la Mostra 2011, reflète de quelque manière que ce soit l’état de la Grèce, alors celle-ci va effectivement très mal. Avec ce troisième long-métrage, Yorgos Lanthimos (Canine, Prix Un Certain Regard 2009 à Cannes) ne dresse aucun constat explicite. Il fait même œuvre de fiction totale, en partant d’un postulat excitant : moyennant finance, les membres d’un collectif nommé Alps remplacent des disparus auprès de familles endeuillées, le temps de les aider à surmonter leur peine. Pour cela, ils doivent apprendre par cœur des phrases caractéristiques du défunt, et rejouer devant les clients certaines scènes marquantes de sa vie. Le mystère d’Alps tient en partie au fait que ce que nous venons de décrire comme un postulat n’en est pas vraiment un. Ce n’est qu’au bout d’une bonne demi-heure que les règles de la partie en cours sont clairement énoncées. Ce décalage temporel entre les personnages qui connaissent ces règles et les spectateurs du film qui les ignorent, étire l’esprit de ces derniers en deux directions opposées, vers le passé (reconsidérer rétroactivement la facticité ou non des rapports humains jusqu’ici mis en scène) et le futur (quel degré d’implication pour les employés d’Alps quand ceux-ci ramènent du travail à la maison ?)

Avant Holy Motors et de manière nettement plus inquiétante, Yorgos Lanthimos montre un avenir possible où la dilution totale des écrans efface la frontière entre comédiens et spectateurs

L’intrigue tire son efficacité de la rigueur avec laquelle Lanthimos et son coscénariste Efthymis Filippou répètent les différentes étapes de ce travail très particulier, jusqu’à brouiller progressivement les repères entre le factice et l’authentique. Dans la mesure où le comportement des personnages reste égal, qu’ils soient en représentation ou dans l’intimité, rien ne permet de s’assurer des liens qui les unissent. Rien ne permet non plus de s’assurer que les endeuillés ne prennent pas de liberté avec les faits, et ne font pas faire aux remplaçants des choses que les originaux n’auraient jamais faites (qui sait si ce vendeur de luminaires ne se sert pas de l’une des employées comme d’une call girl, afin d’assouvir ses phantasmes ?). L’environnement représenté s’apparente à un théâtre modulable, où les coulisses pourraient se transformer en plateau et vice-versa, où tous font semblant, tout le temps, parce qu’ils ont oublié ce que c’était que d’être sincères. Avant Holy Motors et de manière nettement plus inquiétante, Yorgos Lanthimos montre un avenir possible où la dilution totale des écrans efface la frontière entre comédiens et spectateurs, faisant de la vie une performance permanente à destination de pas grand monde. Chez Carax, il est question de « la beauté du geste ». Pas ici : l’art dramatique pratiqué dans la rue reste un business, comme si Alps était à la prostitution ce que Holy Motors est à l’amour

S’oublier dans son rôle apparaît comme le seul moyen d’avancer


Alps inquiète terriblement. Sa société s’y trouve en proie à un bug incroyable condamnant tout le monde à une redite permanente, un éternel retour à la manière d’Un jour sans fin, la valeur initiatique en moins. Ou presque. On croira entrevoir à la fin du film une évolution, avant d’entendre une réplique déjà dite auparavant, dans des circonstances identiques. Seul un supplément de conviction distingue les deux phrases l’une de l’autre. L’épanouissement ainsi suggéré terrifie : s’oublier dans son rôle apparaît comme le seul moyen d’avancer.

Dans Alps, c’est sur Terre qu’il n’y a plus de place pour des vivants obligés de vivre un enfer


Voir ces vivants obligés de remplacer les morts pour gagner de quoi vivre aide peut-être à prendre la mesure du krach grec. Souvenons-nous du leitmotiv des films de zombies de George A. Romero : “Quand il n’y a plus de place en enfer, les morts reviennent sur Terre”. Dans Alps, c’est sur Terre qu’il n’y a plus de place pour des vivants obligés de vivre un enfer (la répétition inlassable des mêmes actions a tout d’une purgation)

L’attachement de l’une des employées aux parents de la jeune fille décédée qu’elle remplace rappelle celui de David dans A.I..


Il ne faut pas pour autant considérer le film de Lanthimos comme un objet froid ou cruel envers ses personnages. Il y a du mort-vivant en eux, c’est évident puisque leur travail est de se comporter comme tels. Il y a aussi de l’automate, de la poupée choyée un temps pour tout le réconfort qu’elle apporte, avant d’être remisée au placard. L’attachement de l’une des employées aux parents de la jeune fille décédée qu’elle remplace rappelle celui de David dans A.I.. L’androïde de Spielberg remplaçait, lui, un enfant dans le coma et éprouvait un amour inconditionnel pour une mère qui n’était pas la sienne. Alps réveille la même douleur : à force de jouer, l’empathie nait, mais elle n’est pas forcément réciproque. Chez Spielberg, cela s’apparentait à un signe avant-coureur de la fin de la civilisation. Alors quand dans Alps l’employée victime des sentiments butte inlassablement sur un rideau de fer, à la manière d’un robot, ce n’est plus seulement la fameuse crise grecque qui devient d’un coup sacrément palpable, mais le désarroi existentiel que tout un chacun éprouve quand il aime sans l’être en retour, parce que l’autre n’est plus ou ne veut plus.

Entretien avec Yorgos Lanthimos