« Le cinéma reste fréquentable humainement, c’est un truc d’habitat. On peut habiter le cinéma » disait Serge Daney, peu de temps avant sa mort, dans un entretien avec Philippe Roux en 1992. Si on te donne un château, tu le prends ?, le nouveau film de Marina Déak, attendu depuis Poursuite, son premier long métrage (2010), invite particulièrement à souscrire à cette belle définition. Littéralement même puisqu’il s’empare d’une question qui concerne tout le monde sans toutefois faire l’objet d’une fréquente prise en charge par le cinéma : qu’est-ce qu’habiter un endroit à soi, non dans le sens d’un bien à posséder mais d’une adéquation à soi-même ? De quel choix, de quelle décision, de quelles circonstances surtout, cela procède-t-il ? A quel idéal faire correspondre le toit sous lequel vivre désormais ? A travers une série d’expériences et de témoignages recueillis sur plusieurs années, Marina Déak aborde le sujet selon une logique de progression extrêmement précise sans recourir à l’uniformité d’un dispositif qui serait adaptable à chaque situation. Découpé en trois parties, son film trouve une unité directionnelle à l’intérieur de variations aussi bien conjoncturelles que formelles autour de cette réalité du logement et de ce qu’elle implique matériellement et imaginairement.
La première partie est consacrée au marché immobilier à travers le quotidien d’une petite agence de campagne à la Charité-Sur-Loire. De visites de maisons en vente ou en location aux entretiens dans les bureaux avec les acquéreurs, on parcourt un état des lieux, au deux sens alternés de la découverte et de la procédure. La deuxième nous conduit à la cité de la Grande Borne à Grigny (Essonne), décrite comme un grand rêve d’architecte pour un quartier construit à la fin des années 60, plein « de couleurs, d’espaces et de surprises », équivalent à l’époque à 3.600 logements pour 15.000 habitants. Depuis une dizaine d’années, cette cité fait l’objet d’un plan de rénovation urbaine auquel on propose aux habitants eux-mêmes de participer, de manière à la fois pratique et consultative. Toute cette partie montre les différentes actions (ateliers de discussion, réunions entre des responsables du projet et les habitants, création d’espaces de jeux et de jardins associatifs, etc.) dont la finalité est de lutter contre l’exclusion urbaine, valoriser la mixité sociale, restaurer du lien entre tous dans un esprit d’échange et de convivialité. Puis le film s’achemine vers une dernière partie située au camping du Ramier (Midi-Pyrénées) où à l’année des familles, des couples et des gens seuls vivent dans des caravanes les uns à proximité des autres, par contrainte ou par choix, certains ayant réussi à transformer la contrainte de départ en revendication d’une manière de vivre dénuée de tout regret.
Bien que partageant le même film et les mêmes préoccupations, ces trois parties ne semblent pas répondre aux mêmes critères d’intervention, aux mêmes modalités de regard. Elles forment un ensemble mais évoluent les unes à côté des autres, elles se font écho mais chacune a son histoire, ses histoires. Double hospitalité : elles fournissent de quoi accueillir le film et le film, trouvant son unité grâce à leur contenu respectif, se présente à son tour comme un « truc d’habitat ». Ne s’ouvre-t-il pas en même temps que la porte d’un appartement à visiter, invitant le spectateur à entrer lui aussi ? Et ne se conclue-t-il pas avec les deux campeurs s’excusant de devoir quitter le film pour retourner à leurs affaires ?
Loin d’être un défaut, la logique paradoxale sur quoi repose le film est au contraire interne à son propos, déjà perceptible dans Poursuite : s’installer quelque part à distance de toute forme d’installation, se fixer à un endroit où cohabitent néanmoins le relatif et le non-acquis, où même le confort s’obtient dans l’acceptation d’une part de précarité.
On se souvient du personnage d’Audrey dans Poursuite, de sa façon de ne pas s’abstraire du commun de la vie sociale en refusant toutefois de se conformer à ses usages, de se rendre disponible mais par intermittences aux schémas édictés par son état civil en s’accordant la liberté d’un intervalle entre la surface ordinaire des choses et l’indice d’un démarquage vis-à-vis du devoir de respectabilité. S’arranger pour trouver la juste mesure (autrement dit la mesure juste) entre la volonté de ne pas céder aux conventions et aux habitudes et celle d’aménager une zone intermédiaire où confondre les dehors du besoin et le privilège d’un retrait assumé, voilà sans doute ce qui motive Marina Déak dans la recherche de son lieu de cinéma.
Dans Si on te donne un château, tu le prends ?, elle prolonge cette infime dialectique en filmant et en montant, avec une remarquable intuition, le côtoiement d’un projet (se loger, vivre mieux) et de ce qui est susceptible de le nuancer physiquement, comme une sorte de léger décalage plus d’une fois repérable à travers une étrange attraction des choses situées à côté.Dès la scène d’ouverture où l’employée de l’agence Berry-Nivernais fait visiter un appartement vide à une jeune femme, la caméra préfère suivre les déplacements de cette dernière à l’opposé de la direction donnée par l’agent immobilier (« je vais vous ouvrir les volets. »)
Aller dans les pièces d’à côté plutôt que d’emboîter le pas du pouvoir en direction des volets, c’est d’emblée manifester l’envie d’intégrer le détour dans la norme, le biais dans le centre, non pour en désigner la défaite par assimilation mais pour déclarer au contraire que les recoins ont immédiatement valeur de référence topographique dans la décision d’habiter à tel ou tel endroit. Toute la première partie est riche d’allusions à ce qui se situe à côté ou à l’opposé ; l’agent immobilier qui se trompe de personnes en voyant ceux qu’elle avait pris pour ses acquéreurs partir dans la direction opposée à la maison, une cliente particulièrement sourcilleuse sur des petits détails pratiques regrette à un moment que le jardin ne soit pas disposé derrière comme elle l’avait imaginé, un agent prenant les mesures des pièces d’une maison bientôt mise en vente demande au propriétaire si la pièce à côté de la chambre de son oncle est de la même taille que les autres. En d’autres termes, apprécier le dedans est indissociable d’une prise en compte tout aussi déterminante de sa circonférence, se loger là où se loge la marge devient vite un argument central.
C’est ce que Marina Déak formule à l’endroit du projet de rénovation de la Grande Borne. Textuellement : « Lutter contre l’exclusion urbaine, c’est ouvrir ce grand ensemble sur son extérieur et que l’extérieur aille dedans. » Elle cite le maire de Grigny : « Comment réintégrer 90 hectares, uniquement de logements, dans son environnement urbain ? » Autrement dit, comment une nouvelle fois faire que l’intérieur d’un espace clos, en l’occurrence la plaine centrale de la cité et ses alentours, se libère de sa délimitation par une connexion symétrique à l’extérieur qui le jouxte ? C’est sur une telle image que s’achevait Poursuite, une mère et son petit garçon réunis de chaque côté d’une baie vitrée. Être ensemble par la jonction transparente du dedans et du dehors, de l’intérieur et de l’extérieur, sans pour autant ignorer la fermeté de la surface qui les sépare. C’est de cette pensée que procède le projet de rénovation de la Grande Borne : favoriser le décloisonnement de la population par une révision des conditions matérielles et environnementales du lieu, faire en sorte que le « chacun chez soi » s’ouvre sur une amélioration du « vivre ensemble » grâce à l’aménagement simultané du territoire et de la croyance en son génie collectif. Comme le dit une des membres du CUADD Conseil en pleine réunion avec les habitants : « il faut créer une nouvelle dynamique, il faut y croire. » Poursuivre en effet, dans un élan de démocratie active, la grande utopie qui fut à l’origine de la Grande Borne, encourager l’initiative qui consiste à supprimer les divisions par lesquelles les points de vue « de l’extérieur » (ceux de la grande ville) stigmatisent la vie de la cité et que du dépassement de ces divisions naisse enfin un bien être partagé.
Frappe à cet égard dans le reste du film la récurrence du motif de séparation amoureuse ou conjugale à l’origine d’un changement de logement et de vie qui, passé le pénible événement, finit par s’énoncer comme une alternative voisine d’un idéal à présent défendu. C’est net : tout ce qui sépare est appelé tôt ou tard à être converti en satisfaction d’un tout, que d’un manque ressenti on en arrive à ne plus manquer de rien.
C’est sans doute à ce niveau de transition que s’éclaire l’articulation des trois parties. Des logements vides de la première on passe dans la seconde à un espace à remplir autrement pour ensuite arriver à des logements de fortune déjà occupés, déjà chargés d’histoires et d’anecdotes. Du vide on passe au plein mais toujours par le biais de l’imagination. A la Charité comme à la Grande Borne, on voit ce qu’on pourrait faire d’un espace vacant, on se projette dans des hypothèses d’aménagement, on imagine quoi faire d’un tel potentiel. Au camping du Ramier, c’est différent. On n’imagine plus vivre autrement car on est passé du côté de l’imaginaire, d’un imaginaire plein venu du cinéma, des stars (Eastwood, Johnny), d’une vie en caravane dont des images d’archives nous indiquent qu’elle continue aujourd’hui dans un même esprit d’accommodement tranquille à l’idée qu’avoir un toit, si modeste soit-il, suffit à se sentir habiter quelque part, complètement débarrassé de l’envie d’en avoir un plus grand, plus conforme aux offres du marché.
Eux ne sont pas dans la demande puisque tous estiment ne manquer de rien, avoir tout sous la main, puisque leur sentiment de liberté coïncide avec celui de la « vraie vie », comme l’explique le fan de Johnny. A l’heure où des mesures technocratiques sur le logement sont dictées par le seul souci de renflouer les finances de l’Etat, le film affiche sur ce point un contre-champ politique des plus salutaires.
Au regard de cette troisième partie se signale un autre effet de transition suggéré, dans la deuxième, par les propos off d’Emile Aillaud, l’architecte de la Grande Borne. Il explique son projet par le vœu de voir l’habitant « devenir un individu, pas seulement un élément d’un tout. Mais quelqu’un pourvu d’une singularité, d’une existence, d’une enfance, des possibilités de s’isoler, de trouver des solitudes, alors que d’habitude on leur permet des collectivités organisées. » L’Audrey de Poursuite n’est de nouveau pas loin. Elle répondait en quelque sorte à cette caractérisation : appartenir au commun tout en s’y détachant par l’indice d’un quant-à-soi rétif à toute catégorisation sociologique, être indissociablement quelconque et à part, assumer les difficultés de la vie sans se plaindre. On reconnaîtrait ainsi l’individu à sa capacité de solitude au milieu d’un tout composé d’autres solitudes, à l’écart du pouvoir.
C’est à la lumière de ce devenir qu’il est permis de comprendre l’évolution du mode d’intervention de la cinéaste d’une partie à l’autre. Premier temps : elle apparait par écrit sous la forme d’un carton d’introduction par lequel elle raconte l’origine biographique de cette partie du film à la Charité-sur-Loire. Comme annoncé, l’écrit est précisément ce sur quoi repose la relation des agents immobiliers et de leurs acquéreurs, relation de pouvoir s’il en est, déclinée autour des problèmes de concurrence entre dossiers, de garanties à fournir, de signatures à apposer (plans répétés de baux à parapher sur plusieurs pages). En toute logique, cette première partie s’achève sur la signature d’un état des lieux. Tout est en règle, le jeune couple peut emménager, l’écrit signifie à nouveau l’installation validée par le pouvoir.
Débute alors la deuxième partie, cette fois par la voix de Marina Déak racontant l’histoire de la Grande Borne et le processus de son inscription dans la ville de Grigny. Après l’écrit la voix, la première d’une pluralité à se faire entendre pour le bien du projet. Toute cette deuxième partie s’organise en effet autour d’un beau mouvement polyphonique. Donner de la voix, donner sa voix comme on dit donner son avis, parce que chaque voix compte et que dans chacune s’exprime une singularité entendue pour elle-même. Un principe d’égalité s’énonce au rythme des opinions échangées entre habitants et responsables, devenant à la caméra des individus à la fois distincts dans la prise de parole et indifférenciés dans le partage d’une cause accessible à tous : le plaisir du lien retrouvé.
La troisième partie en découle presque naturellement, confirmant la présence de l’individu singulier avec l’envie de faire les présentations. « Vous vous appelez comment ? » demande Marina dans le raccord des deux parties. Et tous se présentent ; les membres de l’équipe, les campeurs. Après l’écrit, après la voix, Marina intervient physiquement dans le champ et dans la discussion. Comble du rapprochement et de l’égalité (voir la scène où des gamines écoutent dans le casque de l’ingénieur du son), le film, à cet instant, achève de rendre opérante la métaphore de l’accueil réciproque : chacun, le temps du tournage, se sent comme chez soi, elle dans le camping du Ramier, eux dans son film. Double bienvenue envisageable par une analogie autour des faibles moyens. Avec peu d’argent, on peut vivre dignement. Avec peu d’argent, on peut faire un film avec ceux qui vivent dignement. Pas pour se lamenter ni pour dénoncer quoi que ce soit, juste pour la conviction que sous un même toit le cinéma est bel et bien capable de demeurer humainement fréquentable.
David Vasse, le 24 septembre 2017 © ACOR
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