Les trois parties de durée égale de Si on te donne un château, tu le prends ? forment a priori trois blocs distincts. Entre une agence immobilière du Nivernais, un plan de rénovation urbaine à Grigny, et des campeurs à l’année en Haute-Garonne, pas de rapport direct, peu de proximité, aucun personnage commun. Or d’une partie à l’autre, le montage ne se fend d’aucun panneau, intertitre, numéro de chapitre, fondu au noir, segment musical, mais produit ostensiblement un effet de tuilage : les derniers mots de la partie 1 mixés avec la première image de la partie 2, les dernières images de la 2 mixées avec les premiers mots de la 3. Comme pareil type de raccord est rare dans le film, la volonté est alors patente de marquer une continuité, de souligner un lien.
Le lien pourrait être social — trois zones reléguées. Il est plus sûrement thématique. Esquissé par le titre à la familiarité accueillante, le lien est :
Habiter n’est pas un verbe neutre. Habiter excède la donnée préfectorale ou la simple occupation d’un volume enclos. Habiter est une notion qualitative. Pour peu qu’on ait le choix, on n’habite pas n’importe où. Voyez les visiteurs de la partie 1 s’avancer à pas lents dans les maisons vides. Regardez-les observer, toucher, scruter murs et plafonds, ouvrir un placard, jauger une vue, s’enquérir de l’exposition, vérifier les interrupteurs. Ce n’est pas qu’ils réfléchissent, c’est qu’ils se testent. Ils s’éprouvent dans cet espace. Tachent d’éprouver si leurs corps s’y plait, s’y plairait, s’y plaira. Si ça lui convient.
Et si parfois se décide la transaction inverse, non plus un achat mais une vente, c’est que ça ne lui convient plus. Entre l’espace et le corps le divorce est consommé. « Ma mère est décédée mon père est décédé, mon ami est partie, donc 250 mètres carrés ça fait un peu grand. » Un vice de proportion pousse à quitter les lieux. Autant que possible, on n’habite pas dans n’importe quelles conditions.
Parmi les acheteurs potentiels, il y a celle à qui rien ne va, et c’est assez comique. Seul personnage récurrent de ce ballet de visites autour de la Charité-sur-Loire, elle épanche son expertise en regrettant la trajectoire de la chambre à la salle de bain (qui d’ailleurs est une salle d’eau, précise cette cuistre), ou les fenêtres en PVC. Mais dans ces chicanes s’entend, outre une emmerdeuse, une femme (seule?) qui parle d’elle. Le portrait en creux de la maison qui lui irait est un autoportrait. Dis moi où tu habites, je te dirai qui tu es.
Prends la France sous l’angle de l’habitat, et tu en sauras long sur elle. Tu verras des visages rarement vus, des familles des zones périurbaines et des territoires désertés, des couples étranglés qui configurent leur habitat par synthèse de contraintes. Si je n’ai pas le permis, il me faut habiter dans le centre-ville. Si je gagne 549 euros et mon mari 1.700 « en moyenne », ce centre sera celui de La Charité et non pas Lyon ou Dijon. Si je suis cinq, il me faut trois chambres – au moins. Si on vient de me poser une prothèse du genou, il me faut du plain-pied. Si la cheminée est condamnée, c’est dommage car je travaille dans le bois.
Ma maison acte une situation. Elle l’entérine, la symbolise, ou la produit.
La cohabitation entérine et produit un couple. Deux personnes qui signent pour une maison signent pour un bout de chemin ensemble – un bout de terrain. Par deux fois, le montage s’attarde sur un couple occupé à signer le contrat d’achat ou de location. On ne sait alors si la synchronicité, des gestes d’elle et de lui, rigolote et émouvante, figure une harmonie, un équilibre au moins provisoire des désirs. On ne sait si elle durera ; si ces deux là se conviendront longtemps ; s’ils vieilliront (habiteront) ensemble.
De la partie 1 à la partie 2 le changement est surtout d’échelle. Non plus l’habitant et sa maison, mais les habitants (lézabitan) et leur quartier. Et cette même question : se plaisent-ils encore ? Les habitants et le quartier filent-ils une longue histoire d’amour ?
Apparemment c’est plus trop ça. Y a encore dix ans c’était beau ici, dit un habitant. C’est donc qu’aujourd’hui c’est moins beau. Marina Déak, pointant un premier bout de nez dans son film, pose en off les termes du déclin : le quartier de la Grande Borne était un « rêve d’architecte d’une cité pleine de couleurs, d’espaces et de surprises », et aujourd’hui il connaît « les mêmes problèmes que n’importe quelle cité de banlieue. »
C’est qu’une cité n’est pas forcément une ville. Exemplairement, le but affiché par les parties prenantes de cette partie est de « réinscrire la Grande Borne dans la ville ». Le quartier ne revivra que s’il est reconnecté à Grigny, s’il en aspire à nouveau l’énergie. Car une ville est davantage qu’une addition de bâtiments, davantage qu’une maquette recomposée en un tour de main (et l’urbanisme serait simple comme une partie de Lego), davantage qu’une simulation 3D qu’on programme et reprogramme – ou qu’on se plaît à filmer. Une ville c’est une respiration ; c’est un poumon, comme on dit de certaines forêts. C’est une certaine qualité d’animation des lieux. Il y a ville si la vie souffle entre les immeubles.
Le Plan de Rénovation Urbaine lancé vers 2010 est une sorte de deuxième chance pour la Grande Borne. Puisque la vie n’y est plus, on va l’y remettre, et d’abord dans la « plaine », espace vert de 4 hectares qui n’a pas produit les usages et les plaisirs escomptés. Pour remettre de la vie dans un lieu, il faut repartir de ceux-là seuls qui peuvent l’animer, de ceux là seuls susceptibles de l’habiter : lézabitan. Cette démarche s’appelle une concertation, et ce tronçon du documentaire en évoque le processus au long cours en une demi-heure et quelques situations.
Pour décider des aménagements, de l’emplacement des bancs, des nouveaux cheminements, on interroge « ceux qui pratiquent le truc », parce que cette pratique fabrique un savoir subjectif inaccessible aux sachants. Ainsi se créent des scènes, sous une tente dressée au milieu de la « plaine » : une vieille femme arabe dit à un jeune blanc qui note qu’une barrière empêche l’accès à on ne sait trop quoi, un jeune noir dit qu’il aimerait un terrain de foot à un blanc à lunettes qui note, etc.
Est-ce que ça marche ? Est-ce que ça « crée une dynamique » comme le gage une organisatrice de la concertation ? Là-dessus, le montage est assez cruel, qui ponctue cinq minutes de réunion par un « c’est pas simple », redoublé par un « rien n’est défini ». Des années à se concerter et « rien n’est défini ».
Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi ça ne marche pas ?
Il y a d’abord qu’une dynamique, ça ne se crée pas. Du moins pas par décision administrative, quand même elle associerait lézabitan. Dans un bout d’archive sonore, le concepteur de la Grande Borne confie non sans orgueil que l’urbanisme permet de « changer la vie insidieusement ». Changer la vie, admettons. Mais l’insuffler c’est une autre affaire. Sauf à se croire Dieu (il n’en est pas loin, qui se dit « démiurge »). Déak ne clôt pas par hasard cette partie sur un après-midi de jardinage au pied des immeubles. Oui le jardin c’est la vie. Faire revivre pourrait revenir à revégétaliser le quartier, et que les murs soient comme des arbres, et que « la plaine » ne soit plus une désignation métaphorique. Du moment que les gens eux-mêmes s’en occupent, et c’est bien l’idée. Mais les plants viennent d’ailleurs, on voit des ouvriers les descendre d’un camion. Image logique, les plants viennent toujours d’ailleurs, mais dans ce contexte la scène prend l’épaisseur d’un symbole. La vie ne se transplante pas. En matière d’agriculture les graines font germer, en matière de gens c’est moins sûr. Ambiguïté du volontarisme : il est un palliatif là où les choses ne se font pas spontanément, mais ne pallie jamais complètement une lacune objective de la volonté - de la vie. Et le périmètre où lézabitan sont venus jardiner la parcelle prévue pour cet usage par la concertation paraît, sur le plan large final, bien dérisoire au milieu de la cité.
La seconde raison de l’impasse est connue de quiconque s’est penché sur la concertation. Déak y fait droit en encastrant une sorte de clip de rap amateur des années 80 ou 90, où des types contents d’eux traversent le long et large la « plaine » perchés sur motos, scooters, quads. Et même en bagnole. Les voici, les coupables. Ces branleurs, enfants du chômage, de la discrimination scolaire et de bien des choses, squattent l’espace vert et en privent ipso facto lézabitan, et par exemple les enfants, ces habitants du dehors (on n’est jamais autant dehors qu’enfant). Ils ont stérilisé l’espace vert en le transformant en aire de vroum-vroum au strict usage des mâles. Et ce sont justement eux, jeunes hommes, qu’on ne verra jamais dans les ré.wrapper-rights de concertation ou dans les diagnostics en marchant, investis par des vieux et des femmes.
Une troisième raison, moins évidente, plus contournée, nous est soufflée par l’auto-proclamé démiurge de la Grande Borne, qui, dans un autre fragment d’archive, parle d’« individus ». Ce qui veut dire « ne pas être simplement un élément d’un tout, mais avoir eu une enfance assez singulière, des possibilités de s’isoler, de trouver des solitudes, alors que d’habitude on ne leur permet que des collectivités organisées. »
Voilà qui est original venant d’un homme qui toute sa vie a du penser par ensembles, par groupes, par catégories, par masses. Voilà surtout qui plante un poignard dans le cœur de ce vivre-ensemble dont lézabitan commencent à souper – l’un d’eux : «tous les dix ans on nous en parle. » Une ville bien comprise, bien pensée, bien habitée, cherche moins le lien que la déliaison. Moins la rencontre que la solitude, qui est l’autre nom de la paix.
C’est peut-être ce que visent et prisent les personnages de la partie 3. Pourtant la plupart n’ont pas choisi la vie en camping. A l’origine il y a souvent une déconvenue, une séparation, un licenciement, une saisie de propriété. Pour la plupart c’était ça ou rien. Mais ce fut ça et ce fut bien. Suivant Déak parmi ces caravanes habitées toute l’année, certaines depuis 24 ans, on croit signer pour une variation sur la misère, et on se prend une leçon de bonheur.
Est-ce de l’autopersuasion ? Est-ce faire bonne figure devant nous autres, bêtement portés à croire qu’un type qui n’a pas de maison a un peu foiré sa vie ? Les campeurs nous servent un festival de satisfecits : « j’ai adoré », « j’ai tout mon confort », « vacances toute l’année », « il ne me manque rien », « on est libres », « qu’est ce que vous voulez de plus ? » Et l’impayable Anthony – comme Richard : « elle est pas belle la vie ? », « tu me feras pas partir d’ici. » On leur offrirait une maison qu’ils n’en voudraient pas. Même un château ils hésiteraient. Ils l’ont déjà. Une caravane est un château si elle est posée au pied d’un chêne dont on peut à loisir enlacer le tronc, comme le raconte ledit Anthony. Le château c’est là où je suis si j’y suis bien.
Absente de la partie 1, voix froidement informative dans la partie 2, Déak est beaucoup plus incarnée dans ce troisième pan. Elle interviewe, s’est gardée au montage interviewant, fait causette plus qu’elle n’interroge, accepte une clope d’un interlocuteur. Qu’une complicité se soit créée avec les campeurs sédentaires, le film en est la preuve implicite.
Le plus remarquable est que Déak tient à nous le montrer ; à se montrer parmi eux, puisqu’elle s’est retenue au montage riant furtivement d’une suggestion dragueuse d’Anthony. Elle est là. Elle en est. Une harmonie s’est bricolée entre elle et ce qu’elle observe, entre filmeurs et filmés (des fillettes s’amusent avec le casque de l’ingé son), entre l’équipe et cet espace. Comme si le film, après deux détours par le Nièvre et l’Essonne, s’était trouvé. Avait trouvé son lieu. Trouvé où se poser, où habiter.
Cette partie est la dernière. C'eût pu être monté autrement. Aucun critère, chronologique ou autre, n’interdisait de la placer en ouverture. Elle est donc pensée comme l’aboutissement du film. Comme son point de chute – et d’envol. Pour le moins, elle est ressentie comme une résolution sereine (oiseaux) des impasses de la précédente. Ici l’animation se crée toute seule. Ici on prend librement l’initiative de planter des tomates, et non pas sur décision concertée. Ici se reconstitue naturellement une vie de village (on a vu grandir les filles du voisin). Les protagonistes du PRU partaient d’un « constat partagé sur la perte de lien et de convivialité sur le secteur », et lançaient d’immenses chantiers pour y remédier ; au camping « on boit l’apéro ensemble, on est toujours ensemble, c’est la vraie vie quoi. »
La solitude rêvée ne tient donc pas de l’isolement, mais de l’indépendance. De l’aubaine de fréquenter qui je veux quand je veux. De la distance prise, non par rapport à toute sociabilité, mais à la société. Réduction au minimum vital des liens avec la société. Sur ce point les campeurs ne reviendront pas en arrière. Le cas échéant, l’un s’installera au fond du jardin de sa fille, mais surtout pas dans sa maison. Camper n’est pas une régression, pas un pis-aller, pas même une hypothèse provisoire ; c’est une solution.
Serait-ce pour prévenir l’hémorragie que la société interdit cette vie au camping en la limitant à trois mois ? Serait-ce parce qu’elle commence à craindre que tout le monde la fuit qu’elle finira par expulser ces gens d’une aire où seule la faveur d’un brave maire leur permet de rester ? La société a raison de s’inquiéter pour son sort. Car le bonheur de ces campeurs porte en creux sa faillite, son incapacité à épanouir les existences.
Sous ce jour, la relégation devient une aubaine. Le rapport de privilège entre le centre et les périphéries se renverse : quand le centre est invivable, la marge devient désirable. Il faut casser les murs quand les maisons deviennent inhabitables.
François Bégaudeau, le 27 mars 2017 © ACOR
Si on te donne un château, tu le prends ? de Marina Déak Consultez le site
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Entretien avec Marina Déak, propos recueillis par Marc-Antoine Vaugeois,acteur, réalisateur, critique
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