À la limite du Berry et du Nivernais, il était une fois un bourg nommé La Charité-sur-Loire, à mi-chemin entre Bourges et Vézelay. La ville fut un important point de passage, en témoignent par exemple les vestiges de son prieuré datant du XIXe siècle, alors célèbre pour sa magnificence et sa richesse. En déprise démographique depuis l’après-guerre, entre désindustrialisation et exode rural, c’est aujourd’hui une bourgade assoupie et périphérique où la vie suit son cours comme elle peut.
Et c’est sur cette vie que fait fond la première partie de Si on te donne un château…. Le film, et nous avec lui, suit en effet les employés d’une agence immobilière dans leur routine quotidienne : évaluer les biens que leurs propriétaires souhaitent vendre ou louer, accompagner les acquéreurs ou locataires potentiels dans leurs visites, constituer leurs dossiers, détailler les avantages (parfois les désavantages) des lieux…
Au-delà de la spécificité de ce marché immobilier plus que « détendu », comme on dit (la Nièvre est le département de France où le foncier est le moins cher), filmer ce va-et-vient des entrants et des sortants en raconte beaucoup sur le passage des années, sur le choix d’un lieu à soi, en fonction des attaches affectives et familiales de chacun, de son âge, de son sexe, de son appartenance sociale...
Une séquence montre un propriétaire expliquer à l’agent les raisons qui le poussent à se séparer de son bien, mais elle est l’exception : dans les autres séquences et visites, les motivations des uns et des autres ne seront pas détaillées, du moins pas explicitement. Ainsi, on suit plusieurs visites d’une cliente qui cherche à acheter une maison, et s’il est vite manifeste que cette femme vient d’ailleurs, qu’elle sait exactement quel logement elle veut (ou, plus exactement, quel logement elle ne veut pas !), nous ne saurons jamais pourquoi elle le veut : est-elle une jeune retraitée ? Cherche-t-elle une (modeste) résidence secondaire, ou bien à commencer une nouvelle vie ?
Ni elle ni les autres ne sont interrogés frontalement par Marina Déak, qui préfère observer, et capter les enjeux affectifs et financiers qui s’entremêlent quand on quitte ou que l’on cherche un logement. Le temps passé avec ces locataires ou acquéreurs potentiels pose ainsi une question plus large : qu’est-ce qui fait choisir un lieu de vie ? Les critères « objectifs » sont certes énumérés par l’agent pendant les visites : mais en creux surgissent des critères bien plus subjectifs, et peut-être bien plus importants. S’attardant sur les silences, sur les mouvements d’une pièce à l’autre, sur les regards, Marina Déak pose la question du statut du lieu qu’elle filme : le spectateur le voit-il avec les mêmes yeux que ceux qui vont l’habiter ?
Toute cette première partie fait sentir combien le « chez soi » participe à l’identité d’un sujet, aux rapports sociaux qui l’ont construit, à sa conception de la famille, à toute la sédimentation de son vécu dans les lieux qui l’ont abrité, l’abriteront encore. Cette première partie fonctionne aussi comme le premier épisode d’une série qui en comporte trois, soulevant des interrogations auxquelles les deux autres épisodes vont répondre de manière légèrement décalée par rapport aux attentes du spectateur.
Soudain, alors que l’on assistait à la laborieuse signature d’un bail par un très jeune couple, l’on passe sans transition à une façade d’immeuble datant des Trente Glorieuses, déjà vétuste. Nous ne sommes plus à la Charité-sur-Loire mais, comme l’indique la voix de la réalisatrice, à la Grande Borne. Une utopie architecturale et sociale qui, comme d’autres, n’a pas survécu à la crise, au chômage de masse, au départ des classes moyennes vers le pavillonnaire et à l’arrivée d’occupants de plus en plus paupérisés.
Le film s’attache alors au processus dit de renouvellement urbain qui a ciblé depuis le début des années 2000 un grand nombre de « quartiers » (« quartiers prioritaires », « quartiers sensibles » etc.) de banlieue. Sous le terme de renouvellement urbain, on entend l’ensemble des travaux pour réhabiliter des immeubles trop vite dégradés, et surtout réaménager – parfois complètement – un tissu urbain qui a, à l’usage, révélé les failles, voire les impasses, de sa conception : dont celle de la stricte séparation fonctionnelle autrefois prônée par le modernisme architectural. Ces quartiers étaient ainsi entièrement dévolus au logement (et aux équipements afférents pour les enfants : crèches, écoles, équipements sportifs), et totalement coupés du reste de la ville : ici, la Grande Borne est ainsi séparée de Grigny, à laquelle elle appartient, par rien moins… qu’une autoroute.
Il s’agit donc aujourd’hui de renouer avec la mixité sociale et fonctionnelle propre à la ville traditionnelle. Les transformations les plus spectaculaires consistent ainsi en des destructions, ici de ponts vétustes, là d’immeubles, soit que le bâti soit trop dégradé pour être réhabilité, soit que son existence même soit « stigmatisante », soit pour ouvrir de nouvelles voies reliant le quartier au tissu urbain environnant.
Une nouvelle phase du renouvellement urbain est initiée en 2011 :
C’est précisément ce processus dit « participatif » qui fait l’objet de la deuxième partie du film. Menée par des urbanistes (et paysagistes, et architectes…) manifestement impliqués dans leur travail, cette « participation » des habitants, du fait de l’inégalité des rapports de force, est cependant sujette à caution.
La concertation doit permettre aux décideurs d’identifier les usages et pratiques que les habitants plébiscitent, ou qu’au contraire ils souhaitent voir cesser (aires de jeux et potagers contre zones de deal, par exemple). Mais elle fait surtout en sorte que les habitants du quartier (ou plus exactement une partie d’entre eux, à titre individuel ou en tant qu’associations) valident, en les accompagnant, des choix structurels déjà opérés par l’État, les bailleurs HLM et les élus.
Marina Déak a suivi les étapes de concertation de 2011 à 2014. La lenteur du processus est évoquée dans le film, parfois en creux, parfois explicitement, comme le sont les doutes des habitants quant à la possibilité de réalisation de leurs souhaits (eu égard à de précédents projets qui n’ont pas été menés à leur terme). Si les trois années du tournage n’ont en fait permis que de filmer les prémisses du projet qu’il nous expose (et qui devrait ? être réalisé en 2018), ce que le film donne à comprendre, c’est l’ampleur du chantier, et aussi l’ambivalence de cette invitation faite aux habitants à prendre la parole sur, et prendre des décisions pour l’organisation de l’espace public qui est le leur. Le choix des habitants ne se fait qu’entre des options préétablies, et au travers du contrôle des urbanistes mandatés et des décideurs.
Faisant contraste avec ce constat à tout le moins mitigé, la dernière partie du film ouvre alors sur une perspective totalement inattendue : prenant acte d’un phénomène peu étudié par les sociologues du logement, Marina Déak interroge, dans un camping, des habitants qui y vivent à l’année. Pour la première fois dans le film, elle questionne frontalement ses personnages : motivations, parcours de vie, manière dont chacun voit son avenir. Ces entretiens livrent un point de vue original et convaincant quant à cet état mi-choisi mi-subi. Vivre en camping à l’année est possible pour ceux qui n’ont pas les moyens, ou des revenus trop aléatoires pour les garanties demandées « en dur». Alors qu’ils pourraient, pour certains, prétendre à un logement social, ils s’y refusent, invoquant les problèmes de sécurité ou de voisinage qui minent souvent la vie dans les grands ensembles.
Le film devient alors un regard sur cet espace de l’entre-deux : entre le précaire et le durable, entre le bâti et le non-bâti, le légal et l’illégal – l’installation permanente en camping est théoriquement interdite, et tolérée en pratique, comme un des personnages du film l’explique ; l’espace échappe aussi au droit de l’urbanisme, puisque l’installation d’une caravane ou d’un mobil-home ne nécessite aucun permis de construire, et ne donne lieu à la perception d’aucune taxe, ni foncière, ni d’habitation (comme l’explique avec véhémence un autre personnage).
Bien que leur existence soit suspendue à un possible arrêt municipal obligeant le camping à fermer partie de l’année (en en chassant de fait ainsi ses habitants), voire le supprimant, les campeurs sédentaires semblent presque tous confiants en l’avenir, qu’ils envisagent avec sérénité : quand bien même ils devraient quitter ce camping, ils escomptent retrouver un lopin quelque part.
Au-delà de l’espace qu’elle filme, Marina Déak insiste sur la manière dont chacun dit avoir trouvé sa place, dans ce qui se révèle un havre où règne la convivialité et où le sentiment d’indépendance est préservé. C’est un peu le rêve pavillonnaire à la portée des plus pauvres et avec la solidarité en plus. Entre exclusion sociale et rêve libertaire, cette dernière partie, qui donne son titre au film, montre une communauté soudée par l’adversité et par une marginalité assumée. Sans idéaliser un mode de vie qui a son lot d’inconfort et de précarité, Marina Déak, en donnant pour finir (et pour finir le film) la parole à des êtres fragiles ou cabossés par la vie, et en montrant toute leur fierté de s’épauler les uns les autres et de rester debout malgré tout, semble plaider pour une forme d’utopie communautaire, plaidoyer amené, mais aussi mis en contexte et en perspective par les deux premiers temps du film.
Julie de Faramond, le 1er septembre 2017
Titulaire d’un Master en Aménagement et Urbanisme et d’un doctorat en Arts du spectacle, Julie de Faramond a enseigné à l'université de Franche-Comté et à l’Université Paul Valéry (Montpellier), à l’IES abroad et à l’IUFM de Paris. Auteur de nombreux articles sur l’histoire et la réception des arts visuels, elle travaille aujourd’hui sur les traces du passé dans la ville et sur les nouveaux usages de l’espace urbain. Elle est l’auteur de Pour un théâtre de tous les possibles. La revue Travail théâtral (1970 – 1979), (Édition de l’Entretemps, 2010) et a traduit de l’américain une série articles d’Andreas Huyssen, réunis sous le titre La Hantise de l’oubli. Essais sur les résurgences du passé, (Kimé, 2011).
Si on te donne un château, tu le prends ? de Marina Déak Consultez le site
Entretien avec Marina Déak, propos recueillis par Marc-Antoine Vaugeois,acteur, réalisateur, critique
Après l'inhabitable, par François Bégaudeau, écrivain, scénariste, réalisateur, critique
Toit sans loi , par David Vasse, critique