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Loin du paradis

(Far from Heaven)



USA, 2002, 1h47, VOSTF, 35 mm
Réalisation et scénario : Todd Haynes
Photographie : Edward Lachman
Musique : Elmer Bernstein
Montage : James Lyons
Interprètes : Juliane Moore, Dennis Quaid, Dennis Haysbert
Distribution : ARP Sélection


Dans l’Amérique provinciale des années cinquante, Cathy Whitaker est une femme au foyer exemplaire, une mère attentive, une épouse dévouée. Son sourire éclatant figure souvent dans les colonnes du journal local. Cathy sourit toujours. Même quand son mariage s’effondre, même quand ses amies l’abandonnent.

Quand l’amitié qui la lie à son jardinier provoquera un scandale, elle sera forcée, derrière son sourire, d’affronter la réalité.

“ Ce que je trouve si beau dans le mélodrame sirkien, c’est l’entrelacs de dépendances entre les personnages. Dès que l’un d’eux commet une transgression, cela produit une réaction en chaîne et tout le monde en souffre. Ce n’est pas une volonté de nuire. Il n’y a pas de méchant. Il ne s’agit que de désirs humains, de besoins fondamentaux, qui se heurtent à la rigidité de la société. J’ai essayé de retrouver une structure semblable. Il y a peu d’éclats de violence, d’autant moins qu’il s’agit d’une femme, mais il y a quand même une tension qui enveloppe celle-ci : d’un côté, la crise de son mari ; de l’autre, la rencontre d’un homme qui lui ouvre de nouveaux horizons. ”

Todd Haynes, entretien avec Michael Henry,
Positif, mars 2003

“ Exercice de style : recréer (et déplacer) aujourd’hui ce qui a nourri tout un genre il y a de ça des décennies. Voici le défi que s’est en partie lancé Todd Haynes, scénariste et réalisateur de Loin du paradis. La famille unie, la banlieue paisible, l’entente cordiale avec les domestiques noirs, les mœurs aussi limpides que le technicolor est rayonnant : Haynes pose la base d’un mélo classique issu des 50’s américaines. De Ed Lachman, avec une lumière à la richesse proche de l’artifice, à Elmer Bernstein, dont la musique est composée d’envolées émotionnelles appuyées, tout est ici conçu pour reproduire ce qui a fait la grammaire cinématographique d’une multitude de films du genre. Pourtant, si tout cela débute dans la maison-bonbonnière d’une Julianne Moore en sirupeuse dame gâteau, le récit vire rapidement à un Safe dans une maison de poupées. Haynes passe outre les limites inhérentes à l’exercice de style originel, pour contourner les codes établis. Le but est ici de reproduire l’imagerie d’une époque et les thèmes qui y étaient rattachés pour aller voir ce qui se passe de l’autre côté du décor, là où le mélo 50’s s’arrête, là où les considérations sur l’homosexualité, le racisme, la (non)-place de la femme ne sont que des sous-entendus dans une société encore un peu trop serrée de la ceinture pour accepter ce qui en déborde.

L’espace est traditionnellement une donnée prépondérante dans ce type de mélo : chaque personnage est défini par le lieu qu’il occupe et dans lequel il est confiné. Cathy dans son salon, Sybil dans sa cuisine ou Raymond dans le jardin - comme si chacun de ces personnages n’avait pas de vie outre celle que leur accorde le lieu qu’ils occupent. Dans ce contexte, c’est la transgression de l’espace qui fait naître la situation dramatique. Ceci est particulièrement vérifiable en suivant le parcours de Cathy Whitaker  : d’abord épouse modèle au cœur de sa maison, elle découvre la tromperie dont elle est victime au moment où elle s’affranchit de son espace pour faire irruption dans celui de son mari (le bureau) et se voit publiquement désavouée pour suivre un Noir dans un lieu qui ne lui est pas "permis" d’occuper. D’un point de vue plus global, Haynes présente trois marginaux qui ne sont pas en accord avec leur environnement : une femme au foyer d’un quartier blanc qui s’attache à un Noir, un Noir dans une société blanche, un homosexuel dans un monde tacitement hétérosexuel. Loin du paradis fait en ce sens le portrait d’une société dont les règles guindées refusent toute hétérogénéité et toute différence pour encercler les individualités dans des cases pré-établies.

Refaire un mélo à la façon d’un Douglas Sirk, soit (ce dernier, grande inspiration de Haynes, parsemait déjà ses films d’indices sous-jacents quant à des sujets borderline). Et si l’homme présenté comme un modèle de réussite était gay ? Et si la brillante épouse blanche était attirée par un homme noir ? Et si cette dernière refusait d’être compressée dans la condition limitée de Mrs Magnatech (la firme de son mari) ? Epousant une cause féministe, Loin du paradis présente un personnage principal enfermé dans une prison mentale et physique. Alors que l’homosexualité est vivable pour un homme dans une société parallèle faite de bars reclus et de motels anonymes, le désir d’affranchissement n’est nullement possible pour une femme. Si Haynes met en parallèle deux amours contraires à la bonne morale (car si l’on peut certes vivre son homosexualité dans une société parallèle, c’est aussi parce qu’elle est ailleurs considérée comme une maladie), il ne les met pas tout à fait sur le même plan : l’homme a un choix que la femme n’a pas. C’est dans cette fatalité que la tragédie prend forme.

Flamboyant mélo d’une intelligence et d’une sensibilité rares, Loin du paradis atteint le sommet d’un genre qu’il réinvente en se réappropriant ses codes et en allant au-delà de ce qui n’était alors que pudiquement suggéré. Grâce soit rendue à Todd Haynes, dont le travail à la mise en scène et à l’écriture témoigne d’une maîtrise et d’une finesse remarquables, tout comme à ses interprètes, les deux Dennis (Quaid et Haysbert) mais surtout Julianne Moore. Son visage est le miroir idéal des sourds tourments qui hantent Cathy Whitaker, femme ordinaire derrière qui se cache une actrice d’exception. ”

Nicolas Bardot
www.filmdeculte.com

Loin du paradis de Todd Haynes