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Lettre d'une inconnue

(Letter from an Unknown Woman)



USA, 1948, 1h26, VOSTF, 35 mm
Réalisation : Max Ophüls Scénario : Howard Koch & Max Ophüls, d'après la nouvelle de Stefan Zweig
Photographie : Franz Planer
Musique : Daniele Amphitheatrof
Montage : Ted J. Kent
Interprètes : Joan Fontaine, Louis Jourdan, Mady Christians
Distribution : Théâtre du Temple/Action Cinémas


Stefan Brand est un riche pianiste qui aime sortir la nuit et séduire les femmes. Alors qu'il emménage dans un nouvel appartement, la fille de la voisine, Lisa Brendl, tombe sous le charme : elle l'épie, le suit, l'aime follement en secret. Elle le rencontrera un jour, ils passeront la nuit ensemble. Pour lui, ce ne sera qu'une passade, pour elle ce sera l'amour de sa vie.

Un soir, alors qu'il rentre chez lui, il trouve une lettre d'un expéditeur inconnu. C'est celle de sa voisine, depuis décédée. Les premières lignes l'accrochent et la lecture l'occupe finalement toute la nuit. Au fur et à mesure, il se découvre un passé sous le regard passionnel d'un être qu'il a ignoré.

“ D'emblée, le film nous transporte dans l'ambiance de l'époque et des lieux avec le trot d'un attelage sur le pavé de la rue sous un temps maussade. A ce titre, la reconstitution de cette ville est splendide notamment dans le souci du détail, la photographie en noir et blanc de Frank Planer est admirable et les jeux de lumières sont fascinants.

Bien entendu, Ophüls ne se contente pas d'une pâle copie de la nouvelle de Zweig. Il l'enrichit sans qu'on ait l'impression qu'il la dénature pour autant (...)

Il y a cette scène d'anthologie, qui comme la plupart des scènes-clés du film sont des libertés d'Ophüls prises par rapport au livre. Cette scène se déroule au Prater dans des décors féeriques. Stefan emmène Lisa dans un train dans lequel des peintures reproduisant le décor de lieux célèbres en mouvement donnent l'impression du voyage. Une image de relation artificielle reprise par l'évocation d'un voyage imaginaire relaté par Lisa au Brésil, à Vera Cruz, car “le nom lui plait”. Le romantisme de la scène est palpable. Et puis, à leur côté, le Matterhorn apparaît. Lorsque Lisa lui demande alors pourquoi aime-t-il l'alpinisme, Stefan lui répond naturellement : “Sans doute parce qu'.il y a toujours une montagne plus haute”, symbole évident de la façon dont il envisage l'amour. Une scène complètement épurée dans ses dialogues où chacun d'entre eux est essentiel (...)

Les adaptations au cinéma issues du monde littéraire méritent rarement d'être vantées pour leur qualité. En revoyant le film après avoir lu le livre, j'ai l'impression que Ophüls a réussi le tour de force de transfigurer le sujet de façon terriblement dramatique pour nous offrir une vision à la fois personnelle et fidèle. Il en résulte un chef-d'œuvre inoubliable. ”

Edwood latavernedudogeloredan.blogspot.fr

“ Son usage mobile de la caméra, du traveling, mais également sa façon de cadrer puis de monter, viennent admirablement nous montrer à l'écran le passage du temps. Et a fortiori dans un film où l'on va et vient entre présent de la lecture et passé raconté dans la lettre ! Par exemple, dans un des derniers plans du film, Max Ophüls cadre la porte d'entrée de l'immeuble, et, avant même que le pianiste ne se souvienne réellement de la petite adolescente qui lui tenait la porte une quinzaine d'années plus tôt, le spectateur a la mémoire visuelle de cet instant : le plan est le même, le cadre est le même qu'au début du film. Ainsi, avec une simplicité virtuose, Max Ophüls parvient à faire voir simultanément à l'écran deux temps différents, c'est-à-dire à rendre d'une part le phénomène de la mémoire involontaire, et d'autre part à montrer le temps dans l'image – et montrer le temps qui a passé en une seule image, n'est-ce pas une façon en même temps de dépeindre dans cette même image, deux vies qui ont passé, l'illusion de la frivolité de l'un et de l'amour de l'autre, deux vies écoulées qui n'en font qu'une, aussi belles et vaines l'une que l'autre. ”

Marie Pierre
cineclub-normalesup.blogspot.fr

“ Lettre d'une inconnue est le seul de nos mélodrames à s'achever sur l'échec apparent de la femme. Comme dans Hantise, cet échec dessine toutefois en creux ce que le succès de la femme doit surmonter dans ce genre contemplant la perplexité humaine : la femme échoue ici à prouver à l'homme qu'elle existe, à se faire créer par l'homme. Le dénouement de ce conte n'est pas la transcendance du mariage mais l'effondrement du fantasme de remariage (ou de mariage perpétuel), en faveur peut-être d'un fantasme plus profond, un fantasme de vengeance, auquel le fantasme le plus évident sert d'écran. C'est un conte dans lequel la femme reste muette sur sa propre histoire, refusant de la livrer à l'homme comme au monde des femmes. C'est un conte dans lequel la perspective de mort des personnages n'est pas de connaître à jamais leur propre bonheur mais de finir par le désavouer, par vivre la mort d'un autre (comme ils ont vécu la vie d'un autre). ”

Stanley Cavell
La protestation des larmes

Letter from an Unknown Woman