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La chambre et le monde

par Pierre Gras

In My Room de Ulrich Köhler © Nour films, 2019

Durant l’étonnante première scène de In My Room, le spectateur ne voit que les chutes d’un reportage télé au parlement allemand. Manifestement, les journalistes traquent les députés pour filmer leurs déclarations, mais de déclarations nous n’en voyons point. Dès que ces vrais politiciens du SPD ou de Die Linke s’apprêtent à ouvrir la bouche, ils disparaissent de l’image pour reparaître muets ensuite. On pense d’abord que cet effacement des discours politiques est un effet d’ellipse au montage. À quoi bon réentendre ce que nous avons entendu cent fois ? La deuxième scène éclaire autrement ce début en quelques plans et quelques phrases. Face à son responsable, le personnage principal, Armin le caméraman, est accablé : il était tellement à côté de ses pompes qu’il a confondu on et off, arrêtant l’enregistrement quand il aurait dû filmer.

Ulrich Köhler utilise ce puissant effet de réel, ou plutôt de manque du réel attendu, pour introduire son personnage en figurant à la fois sa position sociale de modeste travailleur de l’audiovisuel et son attitude de quadragénaire un peu inadapté. Mais on se doute qu’il ne propose pas par hasard cet effacement accidentel pour débuter : tout le film sera placé sous le signe de la disparition. En effet, alors que la première partie d’In My Room suit Armin dans l’univers contemporain, dans la seconde il deviendra la figure du « dernier homme sur terre » dans un monde futur d’après la catastrophe.

Alors que ce n’est pas ce qu’on attend généralement du cinéma allemand, le film intègre ainsi un sous-genre de la science-fiction où il côtoie par exemple deux adaptations cinématographiques de Je suis une légende de Richard Matheson (Boris Sagal 1971 et Francis Lawrence 2007) et Le Monde, la chair et le diable de Ranald MacDougall 1959 tandis que, côté littérature, il se rapproche des récits de l’Allemand Arno Schmidt Miroirs noirs ou de la romancière autrichienne Marlen Haushofer Le Mur invisible.

Je suis une légende de Francis Lawrence © Warner Bros., 2007
In My Room de Ulrich Köhler © Nour films, 2019

Plus qu’une narration classiquement linéaire où la catastrophe confronterait le personnage à des questions entièrement nouvelles, transformant le petit bourgeois en survivaliste, In My Room propose un tissage thématique extrêmement dense mis en place dans la première partie et déployé dans la seconde. Finalement, Armin devra tenter de résoudre dans le monde de demain les mêmes problèmes qu’hier.

Des sujets seront constamment au cœur du film, travaillés par touches et incarnés à chaque fois par une grande variété d’éléments narratifs, plastiques ou sonores : l’organisation politique et économique entre politiciens du début et disparition ensuite du capitalisme privé des bras humains pour le faire fonctionner ; les relations entre l’humain et l’animal, en basculant d’une première partie où seul un chien intervient dans la seconde où le solitaire Armin vit entouré d’animaux : cheval qu’il monte et avec lequel il cultive ses champs, volailles qu’il mange, chèvre qu’il trait ; la sauvagerie et la domestication puisque, face à ces animaux de ferme, surgit dans une scène quasi « sirkienne » un animal sauvage illuminant la nuit de sa présence.

Rejoignant le récent High Life de Claire Denis dans sa volonté de bâtir un film de science-fiction à petit budget, In My Room s’en distingue radicalement par son côté terrien alors que High Life nous envoie dans l’espace. Pourtant, dans les deux films, une même réflexion dense sur la génération et le comportement d’ultimes figures de l’humain. Génération au sens de reproduction de l’espèce, lorsqu’Armin, le dernier homme, rencontre Kirsi, la dernière femme. Et, puisqu’il y a du masculin et du féminin, une interrogation sur les rôles assumés : qui sera le nomade ? qui sera le chasseur ? qui sera le bâtisseur ? Mais générations également au sens des membres de la famille lorsqu’Armin, durant la première partie, quitte Berlin pour rejoindre dans une petite ville son père et sa grand-mère.

In My Room de Ulrich Köhler © Nour films, 2019
High Life de Claire Denis © Wild Bunch distribution, 2018
In My Room de Ulrich Köhler © Nour films, 2019

Séparation et disparition seront enfin d’autres éléments majeurs. Disparition quand un membre de la famille meurt ou quand le reste de l’humanité s’évanouit, séparation d’un amour d’un moment ou d’avec un compagnon, effacement même de personnages dont on ne comprendra leur importance que par leurs traces.

Cependant le film ne tient pas un discours et ne livre aucun message. Sa force est de condamner toute tentation interprétative globale imposée, tout en ouvrant au spectateur des champs de réflexion incarnés dans un travail formel rigoureux et une écriture précise et inventive.

In My Room de Ulrich Köhler © Nour films, 2019


Présenté à Un certain regard en 2018 après les projections cannoises deToni Erdmann de Maren Ade en 2016 et de Western de Valeska Grisebach en 2017 et celle berlinoise de Transit de Christian Petzold cette année, In My Room démontre la forte présence des cinéastes allemands. Loin des slogans réducteurs et flous d’une « nouvelle vague allemande » ou d’une « école berlinoise » (Köhler a fait ses études d’art à Hambourg… et à Brest) s’impose la personnalité de réalisateurs construisant des œuvres très variées.

Toni Erdmann de Maren Ade © Haut et Court, 2016
Western de Valeska Grisebach © Shellac, 2017
Transit de Christian Petzold © Films du Losange, 2018

Après Bungalow 2002, Montag 2006 et la Maladie du sommeil 2011 – étonnamment jamais distribué en France, malgré la présence de nombreux acteurs français dont Hippolyte Girardot, et lui aussi marqué par une cassure narrative majeure au milieu du film —, In My Room constitue bien une « expérience de pensée » mise en film durant laquelle le spectateur est confronté aux surprises ménagées par un récit aux effets de structure puissants. Après un début qui traite plusieurs scènes, dont une première rencontre amoureuse d’Armin, en quelques brefs plans, le film semble ralentir quand il accompagne Armin dans le nord-ouest de l’Allemagne où sa grand-mère se meurt. Puis c’est la catastrophe qui le laisse isolé, catastrophe dont la figuration est singulière. Le film expérimente alors les tâtonnements d’Armin dans un nouveau monde dont il est le maître, jusqu’à sa virée automobile au Sud-Tyrol que conclut un plan séquence à grande vitesse et en vue subjective. Une grande ellipse ouvre alors la dernière partie d’In My Room, celle où Armin transformé rencontre Kirsi et où une nouvelle temporalité se construit avec les deux personnages.

In My Room de Ulrich Köhler © Nour films, 2019

Les rythmes internes à chaque partie sont mouvants : certains moments de dilatation fortement ressentis par le spectateur équilibrent un traitement généralement plus rapide des scènes où œil et oreille doivent vite saisir ce qui s’offre à eux. Autre structure très frappante dans le film, l’alternance fréquente de séquences diurnes et nocturnes qui sont aussi bien des moments de suspens que des moments de découvertes pour des personnages aux aguets. Cette alternance, contrastant avec les ellipses, marque alors le déroulement lent du temps. Et, jour ou obscurité, le chef opérateur Patrick Orth, collaborateur de Köhler pour tous ses films, construit dans les plans en cadre urbain ou naturel des images toujours subtilement nuancées.

Le film a sa gravité mais Köhler selon son habitude teinte son quatrième film d’une douce ironie envers ses personnages qu’il n’érige ni en modèles ni en figures tragiques. Ironie que manifeste également l’usage de la musique qui fait entendre deux fois le Later Tonight des Pet Shop Boys ou l’adaptation du solennel Adagio pour cordes de Samuel Barber dans une version techno pour une séquence de danse déliée d’Armin.

In My Room de Ulrich Köhler © Nour films, 2019

Ironie enfin tout simplement dans le titre. Ulrich Köhler accompagne le survivant Armin dans son monde ancien puis dans un univers neuf grand ouvert devant lui. Il l’observe avec une certaine distance en utilisant rarement la vision subjective d’Armin pour éviter toute identification. Le point de vue adopté par la caméra est le plus souvent, et jusqu’au magnifique dernier plan, un regard porté sur Armin, d’où l’abondance de plans subtils où la caméra ne le suit pas dans son déplacement et s’immobilise pour le filmer en plan plus général. C’est ainsi que le cinéaste peut se demander avec son spectateur si ce personnage de maître du monde a jamais, comme le dit la chanson des Beach Boys, réussi à quitter « sa chambre ».

Pierre Gras © ACOR, 2018