La Bataille de Tabatô

Vu et entendu
par Gilles Grand


Ce texte Les Jéli de Guinée-Bissau a été rédigé par Gilles Grand quelques jours avant son intervention autour du film dans le cadre du Festival international du film de La Roche-sur-Yon lors des 3e Rencontres du cinéma indépendant proposées par l'ACOR, le FIF et le SDI
Consultez la transcription de son intervention

Les Jéli de Guinée-Bissau



Parmi les films qui nous parviennent du Portugal, nombreux sont ceux qui imposent leur allure calme et patiente. Les cinéastes sont Paulo Rocha, João César Monteiro, Manoel de Oliveira et d'autres encore. Tournés parfois dans des contrées lointaines, ces films affirment un tempo d'autant plus déployé  se souvenir ici de Strokkur (2011) de João Salaviza, en Islande ou de Tabu (2012) de Miguel Gomes, en Afrique, au Mozambique. Empruntant le pas d'un griot en Guinée-Bissau, un Jéli, la Bataille de Tabatô (2013) de João Viana ralentit la vitesse de la lumière, de l'image, à la vitesse du son, du langage, du chant, de la musique.



Ici, tout commence par une parole, par une histoire contée depuis des générations Mandingues. Djibril Tamsir Niane écrit en 1960 la phrase introductive d'un griot : " Toute science véritable doit être un secret. "

Ce mot final résonne en variation : Il dit secret, le dit se crée, le discret, discret  non seulement ce qui n'a pas encore été dit : non-dit ; l'art aussi de maintenir une attention pour ce qui pourrait advenir : suspens  la qualité d'un entendement impassible : sage  annoncé en ouverture sans imposer une révélation au finale, la leçon consiste d'abord à l'admettre.



Débutons par une parole : " Tu es idio... Au sens grec du terme, idios, c'est-à-dire toi-même. Tu es tel un idiophone, un instrument qui sonne par lui-même, ta matière vibre du son qu'elle génère. Non seulement les membranes de ta gorge, dites cordes vocales, non seulement la colonne d'air, du diaphragme aux filtrages nasaux ou buccaux, ton corps est ton instrument. Tu te distingues des aérophones, parmi lesquels se trouve l'instrument le plus ancien actuellement découvert : une sorte de flûte, des cordophones, à corde tendue pour être pincée, frappée ou frottée et des membranophones, dont la vibration est celle d'une peau ou membrane tendue. Évoquer ici l'idiophone consiste à saisir l'instrument essentiel de cette bataille, le balafon, un xylophone renforcé par des calebasses de résonance.

Sans nous étendre ni sur les sous-classifications des idiophones en bois ou en métal nommés lamellophones, ni sur la distinction entre cucurbitacées ou bignoniacées pour les vasques, cet assemblage très ancien entre lames et résonateurs est déployé dans des dimensions assez larges, proche de celles d'un squelette étendu, de la taille d'un corps couché. "
A batalha de Tabatô (2013), le premier long métrage de João Viana, dessine la trajectoire de chacun des trois personnages, trois individus liés, trois corps au devenir distinct. 1, Griot depuis des générations, Idrissa va à Tabatô pour une rencontre traditionnelle entre joueurs de balafon, de kora, de doundounba, entre tribus, familles de musiciens ; le film privilégie le parcours et s'achève lorsque tous les groupes sont réunis.


2, Fatu, une femme accompagne son père, Baió, en retour d'exil après la guerre pour lui présenter son futur mari, Idrissa, lors d'une cérémonie devant avoir lieu au village des griots, Tabatô. 3, Baió, le père, emprunte toujours un autre chemin, il condense cette épopée, il vibre d'un air, d'une musique titrée : guerre.
La guerre n'est pas un secret. C'est une déflagration, une détonation, un accident, un coup, un coup d'Etat, si fréquent en Guinée-Bissau nous dit-on en voix off, “ce qui arrive” nous dirait encore Paul Virilio, ce qui ne peut s'entendre dans son excès de surprise, nous avait prévenu Pierre Schaeffer. L'air-guerre ne s'écoute pas, il se prend en direct en pleine tête, il n'est pas un jeu car celui-ci serait cruel, il doit être absorbé tel un objet indigeste dont on ne peut pas se défaire ; Baió traine de tels objets et sait les faire tinter. Il encombre. Il embarrasse. Cela sature tout d'un vermillon uniforme.

La guerre-musique stagne dans notre imaginaire. Elle a été coupé au montage. Elle est dans le pli du film, entre ses deux lancements à la radio, d'abord à la station R. C. B., Radio Communautaire de Bafatá, ensuite, depuis l'autoradio du 4x4 lors de la sortie de route, par deux fois sèchement interrompus.
L'écoute proposée par Pedro Carneiro, compositeur-percussionniste, Mamadou Baio, griot-protagoniste interprétant Idrissa, et João Viana, chef d'orchestre du film, commence dans la discrétion des gouttes de pluie troublées par les insectes nocturnes enfin ponctuées par un lourd tonnerre justement en retard face aux éclairs. D'autres insectes prennent le relais dans une nuit cette fois poussiéreuse pour laisser les stries des cymbales se substituer aux moteurs des motocyclettes.


Fugace évocation des abeilles révélées par Antoine Bonfanti, homme du son de cinéma attentif à un essaim de moto de compétition virant au loin, dans le Cheval de fer (1974). Enfin, l'arrivée du père, dans un burlesque chassé-croisé avec sa fille, laisse ouïr le doublage du roulement de la valise par une succession de frappe de tambour suggérant les rebonds de ce lourd fardeau.

Presque rien " en serait le titre si ces compositions étaient signées Luc Ferrari et sans image à l'écran. La profondeur d'une large timbale simule un moteur surpuissant et intensifie l'échange entre Fatu et Baió à l'intérieur d'une voiture. Une modulation en douceur ondulante sur wood-blocks amortis fluidifie l'alternance des façades du travelling sur les devantures de magasin où le tissu de la robe du mariage sera choisi.

L'image est en noir et blanc, rarement coupée par un rouge intense, d'autres fois marquée d'un sang dont aucune couleur ne saurait rendre compte. La vision subjective déborde celle que nous voyons tous ; éclat de guerre, ici, toujours. Aucune des dentelles acoustiques ne sont à isoler du contraste des plans. L'art ne réside pas seulement dans le jaillissement d'une horreur tintante ou d'une réjouissance percussive mais dans la juxtaposition d'un doublage sonore renouvelé, une suite de sons qui se créent.

Ce tressage pour l'oreille peut être détaillé en quelques mots car l'audition seconde la vision. La scène du port propose le résumé du voyage, le recours aux voies aquatiques rejouant les déplacements des personnages.

L'ampleur profonde des rebonds de mailloche active la machinerie du cargo à quai, la polyphonie comme saisie en son-direct avec les voyageurs, les tribus, réunis ensemble sur le pont, la mélodie hiératique lâchée en rondeur clairsemée exacerbe la valise posée en cabine, face à Baió et Fatu. Ces quelques notes instables insistent sur cette surprenante traversée des eaux.
Ce tressage pour l'oreille peut être détaillé en quelques mots car l'audition seconde la vision. La scène du port propose le résumé du voyage, le recours aux voies aquatiques rejouant les déplacements des personnages. L'ampleur profonde des rebonds de mailloche active la machinerie du cargo à quai, la polyphonie comme saisie en son-direct avec les voyageurs, les tribus, réunis ensemble sur le pont, la mélodie hiératique lâchée en rondeur clairsemée exacerbe la valise posée en cabine, face à Baió et Fatu. Ces quelques notes instables insistent sur cette surprenante traversée des eaux.

Après l'avion, la voiture et la marche, la vision d'une pirogue multiplie les évocations sans que la musique ne les simplifient. La précision de ces parures sonores les place toujours idéalement au cœur de chaque séquence. Toum, toum. Dès les deux premières ponctuations sonores affirmées avant l'énoncé en dialecte africain remontant le temps sur quelques milliers d'années, nous sommes convaincus que cette peau tendue rythmera la totalité du voyage.
Le secret est une musique, un air qui aide à la paix, une paix au moins pour celui qui l'interprète, une paix offerte à celui qui l'écoute. João Viana sait depuis son premier plan-séquence se trouvant être aussi son premier film, que la connaissance de la musique peut toujours être offerte sans que jamais notre entendement n'en soit rassasié.


Gilles Grand • FID Marseille • octobre 2013

Gilles Grand

Très tôt, une des constantes est l'écoute ; la variable, plus tardive, est le partage de celle-ci. Une écoute effective ou idéalisée, fantasmée, conceptualisée. Dès 7 ans, pour la pratique, avec l'étude du solfège, puis celle d'un instrument, deux ans plus tard, le saxophone, ensuite, la guitare et très vite les synthétiseurs, les boites mystérieuses. L'opération la plus exigeante est la composition. Actif depuis 1972 jusqu'à aujourd'hui sans être toujours précis dans ses actions, Gilles Grand compose en différentes circonstances. La composition de musique de concert se limite pour l'instant entre 1981 et 1993, avec par exemple, les musiques électroniques titrées La fange se farde (1982), Dédicace (1982), Chateaux de sable (1985) pour bande seule et Quinze (1993) première composition entièrement numérique. La diffusion de ces musiques électroniques de concert se poursuit jusqu'à aujourd'hui sans son intervention, en France et à l'étranger.

La musique pour la scène est amorcée à Lyon, aux Théâtre Les Ateliers. Plus tard, à la demande du chorégraphe Dominique Bagouet, il compose pour le spectacle Mes amis (1984) d'après Emmanuel Bove, une production du TNP Villeurbanne et poursuit cette collaboration intense avec Le crawl de Lucien (1985), créé à Montpellier en présence parmi le public de John Cage et Merce Cunningham, ensuite Les petites pièces de Berlin (1988) créé au Hebbel-Theater à Berlin. De 1985 à 1990, il conçoit les musiques pour Michel Kelemenis et aussi, d'autres chorégraphes, dernièrement, Stéphanie Aubin pour le spectacle Légendes (2007).

Photo © Gilles Grand en 2013


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Pour La Revue de Littérature Générale, Olivier Cadiot l'incite à écrire les textes Tidadida (1995), puis Realaudio (1996). Après cela, pour les adaptations scéniques des livres de Cadiot, il initie la transformation en direct de la voix parlée avec Le colonel des zouaves (1997 à 2008), puis Retour définitif et durable de l'être aimé (2002) pour laquelle, il est compositeur en recherche à l'Ircam.

En 2005, en coproduction avec l'Ircam, il conçoit l'installation visuelle et sonore L'Amiral cherche une maison à louer pour l'exposition Dada du Centre Pompidou. En 2006, pour l'exposition La force de l'art, il conçoit avec l'artiste Niek van de Steeg Lectures / Structures au grand palais. A l'école nationale supérieure des beaux arts de Lyon en 2013, il débute l'activité de délégué artistique pour la conception de l'exposition Ondioligne.

Compositeur de musique électronique, ingénieur du son et rédacteur sur le son au cinéma, Gilles Grand est né à Lyon en 1958, plus précisément le 25 septembre à Oullins. Il suit une formation instrumentale, puis en musicologie et en composition électroacoustique. Il enseigne en École d'art, tout d'abord à Montpellier, puis à Nice et actuellement, à l'École nationale supérieure des beaux arts de Lyon. Il s’étonne de l’informatique depuis 1982 et d’internet depuis 1995 où il dépose quelques musiques sans fin. Il élabore en ligne avec l'artiste Jacques Julien Escape to quit (1998) et Escape to quit II (2002). Il est rédacteur aux Cahiers du cinéma de 2004 à 2007. Lors du FID 2007, Festival International Du cinéma de Marseille, il conçoit à la demande de Jean-Pierre Rehm la programmation de l'écran parallèle Presto ! déployant vingt-deux films centrés sur le son ou la musique. Depuis 2010, il prolonge chaque année cette sélection de films avec les écrans parallèles Paroles et musique, Conversations secrètes, Les fils du son et Chœur.

La Bataille de Tabatô entretien avec João Viana