L'Académie des muses

Les règles du jeu

Entretien avec José Luis Guerin


José Luis Guerin © 2013, Esteban CoboJosé Luis Guerin, 2013 © Esteban Cobo


Vous avez rencontré Raffaele Pinto, le professeur et protagoniste principal de votre Académie des muses suite à sa traduction et son édition de La Vie nouvelle de Dante.

Oui, nous nous sommes rencontrés à partir de son travail littéraire sur Dante qui m'a beaucoup inspiré pour Dans la ville de Sylvia et son versant photographique Quelques photos dans la ville de Sylvia.


D'ailleurs l'Académie des muses peut aussi être vu comme le négatif, à partir de la même matière, de Dans la ville de Sylvia : la femme fantasmée existe enfin pleinement, les mots et la parole sont aussi présents ici qu'absents dans ce film précédent où un flâneur poursuivait sans mot dire une femme dans les rues de Strasbourg.

C'est sans doute vrai mais je n'ai aucune conscience de cela. On m'a dit la même chose à Locarno où l'Académie des muses a été montré... Je regarde rarement le sens de ma filmographie mais j'aime écouter ce qu'en disent d'autres personnes avec leurs propres perspectives. Un excès de conscience de son propre travail peut être immobilisateur pour un cinéaste à mon sens... Sur le tournage de l'Académie des muses, j'étais plus préoccupé par la captation de la parole ou la naissance de mes personnages que par la construction d'une quelconque cohérence de mon travail.

L’Académie des muses de José Luis Guerin (2015) L’Académie des muses de José Luis Guerin (2015)


D'où vous est venue l'envie de mener cette expérience pédagogique qui commence en filmant le cours de Raffaele Pinto ?

J'ai souvent de grands projets pour lesquels je dois voyager, recueillir de la documentation... j'aime beaucoup cela car cela me permet de rêver tous les films possibles autour d'un thème. Mais il m'arrive souvent que l'on me demande de venir filmer telle ou telle chose. Raffaele Pinto m'a demandé de venir le filmer à l'Université de Barcelone. C'est un peu un film de commande mais sans argent... L'Académie des muses est née de cette légèreté absolue. Je pensais au début faire seulement un court métrage autour des cours de Pinto, puis plusieurs courts métrages ou une installation dans un musée. Le matériel disponible m'a finalement poussé à construire un long métrage, chose qui n'aurait pas été possible si j'en avais eu le désir dès le début. Le processus du film a sa propre autonomie, indépendamment de ma volonté. C'est pour cela que j'ai développé le work in progress dans mon approche : je ne tourne pas le film d'un seul coup. Je prends du temps entre chaque partie tournée pour réfléchir, construire le montage du film et être à l'écoute de la matière que je récolte. Cela ne permet pas seulement d'incorporer l'accidentel mais de le développer.

Cela fait écho à ce que dit Pinto à propos de son objectif en tant que professeur : « semer le doute ».

Je crois que la position de Rafaele dans sa classe est proche de celle d'un cinéaste : il provoque des situations, des débats, dans un espace défini... Une classe, c'est une mise en scène où chacun joue un rôle ! Par ailleurs, lorsque Pinto dit qu'il est là pour semer du doute, c'est aussi une attitude défensive puisque son autorité est remise en question par sa femme. Sont interrogés dans une autre séquence son pouvoir, son récit dans la classe ou encore son rapport à l'autre.

C'est ainsi que commence à se former l'académie des muses avec les élèves de Pinto, expérience que vous qualifiez de pédagogique dans votre générique de début.

Peut-être que tous les films sont des expériences pédagogiques... C'est pour cela que je n'ai pas voulu réduire le film à la salle de la classe : il y a un introduction théorique et ensuite des exercices pratiques autour de la jalousie, de l'adultère ou de l'amour etc. Cela provient sans doute de mon amour de la Pyramide humaine de Jean Rouch, un film qui est aussi une expérience pédagogique. Expérience déclenchée par le cinéaste et qui se révèle être un témoignage des relations entre hommes et femmes dans un contexte précis. Ce qui m'intéresse aussi, c'est de ne pas être a priori un cinéaste interventionniste en réduisant au minimum ma fonction et en gardant une sorte d'objectivité. Je voulais disparaître, m'effacer : être silencieux.

Est-ce pour cela que vous filmez les scènes qui ne se déroulent pas dans la classe à travers une vitre ?

Oui, j'ai réfléchi à la façon d'articuler les scènes qui se déroulent en public et les scènes qui sont d'ordre privé. Lorsque j'ai ressenti le besoin de problématiser les propos de Pinto, j'ai trouvé plus naturel de rester à l'extérieur des situations. Au tournage, je me suis donc dit que je n'avais pas le droit d'entrer tout de suite dans l'intimité de mes personnages. Cette décision permettait aussi de faciliter le travail des comédiens qui ne sont pas professionnels. Au montage, j'ai creusé cette perspective des reflets sur l'écran comme une présence spectrale propre au cinéma.


Bonjour tristesse de Otto Preminger (1958) Bonjour tristesse de Otto Preminger (1958)
Dans l'Académie des muses, l'espace est plutôt mental : c'est un espace de reflets abstraits au gré des discussions au café ou dans des voitures. Cela donne un mouvement de la ville qui a un rapport avec l'image littéraire. Lorsqu'on lit un roman, on imagine les images. Même s'il y a plus ou moins de descriptions, la visualisation est un processus mental. Je voulais que le spectateur imagine ainsi lui-même l'espace à partir d'indices comme une branche d'arbre, un bâtiment ou le trafic routier.

Cette distance que vous évoquez comme préalable à votre mise en scène rejoint la citation de Dante où il est aussi question de distance entre le sujet et l'être aimé.

Oui, il s'agit de la femme-obstacle ou de la femme-écran qui se met entre le poète et la femme aimée. C'est un des motifs visuels que j'ai travaillé dans Dans la ville de Sylvia et dans l'Académie des muses. Vous avez vu Bonjour Tristesse d'Otto Preminger ? Je me suis souvenu de cette séquence où Jean Seberg se sent coupable d'avoir tué une vieille dame. La situation des personnages se ressemblent étrangement. Au montage, j'ai aussi pensé à Rossellini et son Voyage en Italie. Ce n'est qu'après le tournage que je me suis rendu compte des correspondances avec mon travail. Tous les périples de mon film, qui sont comme des digressions, proviennent des envies et des besoins de mes personnages : pour la séquence en Sardaigne, une élève a parlé avec tellement de passion de l'existence de ces bergers et la possible existence de l'Arcadie qu'il nous a fallu nous y rendre pour y tourner cette partie. Idem pour la partie qui se déroule à Naples, à l'image un voyage en enfer. Le fait de tourner et de monter en alternance me permet d'avoir la liberté de suivre le discours de mes personnages et de le prolonger par des actions concrètes. Ne pas avoir de scénario crée tout un jeu de miroir dans la structure de mon film qui me semble plus riche que la traditionnelle convention des trois actes.

La Pyramide humaine de Jean Rouch (1961) La Pyramide humaine de Jean Rouch (1961)


Le rapport aux femmes dans l'Académie des muses pourrait être mal interprété. Ne craignez-vous pas un procès en misogynie notamment à cause du regard que porte le professeur sur ces élèves ?

À mon sens, ce serait une lecture naïve qui sous-entendrait que mon film partage le point de vue de Raffaele Pinto. Ce n'est pas le cas. Il ne faut pas confondre l'énonciateur et les protagonistes. Le professeur serait plutôt le personnage le plus pathétique, celui dont le regard et le discours sont le plus questionnés. C'est pour cela que nous avons aussi filmés en dehors de la classe. Je n'aime pas juger, je n'aime pas condamner, je n'aime pas souligner aux spectateurs des sentiments binaires vis-à-vis de mes personnages. Le travail de montage vient problématiser le discours du professeur, le rend plus complexe. Je suis plutôt du côté de la Règle du jeu de Jean Renoir où il s'agit de comprendre les raisons de chacun. Alors probablement que la muse de mon film, c'est le professeur. C'est lui le moteur de mon inspiration et des motivations de mes personnages féminins.


Entretien avec José Luis Guerin, Belfort, novembre 2015



L’Académie des muses, un film soutenu par l’ACOR