Les braises sont vives au Soudan et il est temps que le cinéma s’y projette. Talking about Trees de Suhaib Gasmelbari arrive à point pour nous donner des nouvelles du 7e art dans un pays en reconstruction. L’ex-colonie du Royaume-Uni et de l’Egypte, devenue indépendante en 1956, est une République fédérale, menée par une junte militaire. Secoué par des coups d’État dont celui du 6 avril 1985, puis celui de 1989 qui porte Omar el-Bechir au pouvoir, le pays qui vit de son pétrole et subit la désertification, ne permet pas beaucoup l’expression des libertés, ni celle des arts.
Pourtant les plus de 43 millions d’habitants qui y vivent sur 1 886 068 km2, ont une histoire riche et agitée, marquée par la sécession du Sud, effective depuis le 9 juillet 2011, qui a fait perdre au Soudan d’origine plus du quart de son territoire. Cette situation met le Soudan sous les feux des projecteurs mondiaux en exposant ses luttes internes, ses mouvements de protestation qui ont abouti au départ de Omar el-Bechir, le 11 avril 2019. Et pendant que les élections se préparent, Talking about Trees vient rafraîchir les regards en avançant l’écriture du cinéma comme une forme de résistance impérieuse.
Défendre un glorieux passé pour agir
L’initiative est due à Suhaib Gasmelbari, né en 1979, au Soudan, revenu au pays après neuf ans d’exil pour se confronter aux réalités locales. C’est là qu’il rencontre Suliman Ibrahim dont il a déjà découvert des films parmi d’anciennes images locales. C’est dire qu’un cinéaste soudanais, formé au VGIK de Moscou, a pu signer des œuvres remarquées telle Et pourtant la terre tourne, primée à Moscou en 1979. Mais Suliman Ibrahim n’est pas tout seul. Il est un peu le moteur d’un groupe de quatre vétérans qui animent le Sudanese Film Grup.
Ibrahim Shaddad, le plus radical, âgé de 83 ans, a appris le cinéma dans les années 60, à la Filmuniversität Babelsberg Konrad Wolf. Son film, la Corde, a été primé à Damas, en 1987. Mais Ibrahim Shaddad a du s’exiler en Egypte, au Canada, avant de revenir chez lui où les autorités ont banni ses films. Manar Al-Hilo, lui, a passé ses diplômes au Caire, en 1977, avant de se consacrer à la production des œuvres de ses amis. C’est lui, le directeur exécutif du Sudanese Film Grup tandis que son collègue Eltayeb Mahdi s’est signalé avec le Tombeau, prix du court-métrage au Caire, en 1973, avant d’y obtenir son diplôme de cinéma.
En s’attachant à cette joyeuse et combative bande de vétérans de l’image qui ne désarment pas, Suhaib Gasmelbari compose un portrait de groupe complètement ancré dans les problèmes du quotidien. On les découvre, plongés dans le noir lors d’une panne électrique récurrente puisque la compagnie d’électricité a du mal à fournir de l’énergie. Un comble, et une métaphore, pour des cinéastes qui ont décidé d’assurer la flamme du cinéma dans leur pays obscurantiste. Le projet du Sudanese Film Grup consiste à organiser des projections dans les quartiers, la nuit, en plein air, pour éduquer et motiver des spectateurs puisqu’il n’y a plus de salles de cinéma actives au Soudan. On les voit installer leur petit rétroprojecteur, tenir l’écran à bout de bras lorsqu’il y a du vent, et s’émerveiller devant la réaction du public qui découvre les Temps modernes de Charlie Chaplin, 1936, ou plus tard Heremakono - En attendant le bonheur du Mauritanien Abderrahmane Sissako, 2002.
Les quatre vétérans tentent d’assurer la relève avec un entrain teinté d’amertume. Lors d’une émission de radio locale, À la Une, qui introduit le film, ils débattent autour du thème : Le cinéma soudanais, un héros mort. Et Ibrahim Shaddad commente : « Le cinéma soudanais n’est pas mort de mort naturelle. Or la mort subite d’un héros est l’œuvre d’un traître. » La phrase, sans appel, en dit long sur le désinvestissement de l’État qui les a renvoyés de la section cinéma qu’ils avaient montée au Ministère de la Culture, après le coup d’État de 1989, qui a porté au pouvoir Omar el-Bechir. Avec l’affirmation du Front national islamique qui se méfie de l’image et des projections publiques, leur action de cinéastes, appuyés par du matériel de tournage léger, qui dépendait de leur fonction, a cessé, ne leur permettant pas d’aligner trois heures de création de films au total.
La visite des locaux du Sudanese Film Grup où croupissent des objectifs Arriflex, des caméras 16mm, des projecteurs, des boites de films rouillées, des cassettes VHS de la Peau douce de François Truffaut, 1964, ou le Souper de Édouard Molinaro, 1992, est édifiante. Et la découverte d’un scénario non tourné de Ibrahim Shaddad, le Crocodile, avec ses photos de repérages, est l’occasion de rappeler que le coup d’État militaire a tout compromis. Au cours du film, les cinéastes échangent leurs souvenirs d’exil, via des lettres retrouvées dont une de Eltayeb Mahdi qui déplore : « Des tyrans ignorants ont réduit en lambeaux notre passé et vidé nos vies de leur substance… Mon rêve est de rentrer au pays même empalé sur des lances. » Quant à ceux qui y sont restés comme Suliman Ibrahim, ils ont dû subir des interrogatoires poussés comme il le raconte, tel celui mené par un jeune diplômé de Khartoum qui cherchait à voir confirmer ce qui l’arrangeait.
Mais le Sudanese Film Grup continue de rêver. Nous sommes en 2015, et les cinéastes décident d’investir un cinéma de plein air, toujours debout, pour organiser une projection gratuite. Le refus du propriétaire qui ne veut pas d’ennuis, ne les décourage pas. Après quelques discussions nocturnes, ils jettent leur dévolu sur le Cinéma La Révolution dont les bancs de fer sont encore dressés. En mesurant l’écran de 13 mètres, ils découvrent des tas de pellicules en vrac, qui leur arrachent ce cri du cœur : « Mon chéri, ce jeune amant t’a remplacé. Le jeune amant, c’est le numérique. » Mais les feux du cinéma se doivent d’être rallumés malgré tout. Suliman Ibrahim discute avec Manar Al-Hilo d’une scène à tourner, sur la torture, qu’il imagine dans les toilettes.
Combattre pour une projection
L’intervention du propriétaire du Cinéma La Révolution relance le projet même s’il leur explique que des Chinois peuvent l’acquérir et partager l’espace en trois salles de mariage, séparées par des couloirs, et construire par dessus un restaurant assorti d’un magasin d’accessoires, salon de coiffure et boutique vidéo, le tout surmonté d’un hôtel, au deuxième étage, pour consommer la lune de miel des époux. Mais son avis favorable ouvre la porte à des démarches administratives rébarbatives. Il faut renouveler la licence de la salle, aller à la mairie pour l’autorisation de projection qui relèverait du Ministère de la Culture.
Le combat pour aménager le cinéma se mène en parallèle des démarches, occupant la moitié du documentaire de Suhaib Gasmelbari. Les vétérans nettoient eux-mêmes le fond d’écran, recherchent du matériel de rétroprojection performant sur internet, font des essais, testent la motivation des futurs spectateurs par des questionnaires distribués aux jeunes qui jouent au foot devant la salle. Les films américains et les histoires indiennes sont plébiscités. « Voir un film avec des amis, c’est mieux que de le regarder seul chez soi. On peut discuter et rigoler ensemble », estime l’un des jeunes, perplexe devant les cinémas fermés. Alors un des cinéastes rappelle les raisons de la désaffection des salles, ce qui a valeur de leçon d’histoire : « Avant il y avait l'Institut National du Cinéma qui distribuait les films aux salles. Quand l’État a fermé cette institution, les exploitants ont du acheter des films à des revendeurs à la sauvette. Souvent des films indiens. Ensuite ils les passaient en boucle. » Et quand l’un des jeunes demande : « C’était une décision administrative ? », la réponse tombe comme un couperet : « Non, politique. »
Il est vrai que l’émergence du Front national islamique encourage plus le développement de mosquées avec de puissants haut-parleurs, que le fonctionnement des salles de cinéma. Et les vétérans qui veulent restaurer le Cinéma La Révolution, doivent composer avec les huit mosquée environnantes et leurs appels à la prière répétés, pour envisager une projection à 21 heures puisque « Le film devra commencer après la prière du soir », comme ils l’estiment. La banderole du cinéma restaurée avec soin, les affiches du film choisi qui sera Django Unchained de Quentin Tarantino, 2012, laissent augurer un spectacle populaire. « Venez voir le film que vous avez choisi », annonce Suliman Ibrahim, en glissant : « Comme ça personne ne se plaindra si le film est mauvais… » Une projection privée pour les membres du Sudanese Film Grup sert de test sans pouvoir rivaliser avec la puissance des haut-parleurs religieux. Et l’administration renchérit. Hana Abdelrahman Suliman, la secrétaire du Sudanese Film Grup, qui est allée à la mairie pour l’autorisation de projection, s’est fait renvoyer à la Sécurité Nationale avec des exigences sur la licence du SFG, le résumé du film et des questions du genre : « Contient-il des scènes indécentes ? Est-il contraire aux bonnes mœurs ? » Devant de telles difficultés, elle suggère de suspendre les préparatifs mais l’un des vétérans rétorque : « Si on arrête, ils vont trouver ça suspect. »
Tandis que la délivrance d’une autorisation devient plus improbable, le résultat des élections de 2015 tombe : Omar el-Bechir est réélu avec 94,5 % des voix, obtenant plus de cinq millions de suffrages, en souhaitant à la télévision : « Stabilité pour le Soudan. Et que la démocratie perdure ». Une affirmation qui trouve un écho ironique avec la scène de torture que Suliman Ibrahim a finalement tournée et qu’il visionne. « Nous sommes plus intelligents mais ils sont plus forts », résume l’un des compères du Sudanese Film Grup. La conclusion de l’aventure reste à découvrir pour mesurer les véritables enjeux de la présence du cinéma au Soudan.
Exporter les images du Soudan
Talking about Trees est filmé par Suhaib Gasmelbari lui-même, presque à la dérobée. « Je devais toujours cacher que je faisais un film », confie-t’il lors d’une projection. Il profite de son empathie avec ses quatre héros de cinéma pour conter leurs péripéties avec une certaine nonchalance. Mais les images sont posées et cadrées avec précision, que ce soit dans les nuits soudanaises ou dans les extérieurs du quartier du Cinéma La Révolution, district 4, à Omdurman. Suhaib Gasmelbari multiplie les angles mais aussi les plans de coupe pour aérer son récit. Des vues de ventilateurs, des gros plans sur des caméras ou des bobines de films, des fenêtres grillagées ouvertes composent un espace vivant qui défie la mort programmée du cinéma. Et des extraits de films des vétérans, en noir et blanc, ravivent le temps comme des balises créatrices. Le rythme lent, en accord avec l’ambiance du Soudan, est travaillé avec « un côté contemplatif », selon le réalisateur, attaché à créer « un rythme intérieur, de la poésie individuelle. » Même si s’invitent dans le cadre quelques questions politiques et religieuses qui marquent la société du Soudan.
Avec Talking about Trees, la passion du cinéma déborde tout. C’est pourquoi Suhaib Gasmelbari qui a bénéficié d’aides à l’écriture pour son documentaire, a du rassembler une coproduction internationale pour le porter sur les écrans. La production française est pilotée par Agat Films & Cie via Maria Balducchi qui avait coordonné celle du Congolais Dieudo Hamadi pour Examen d’État, 2014. Elle s’est associée avec le Sudanese Film Grup et coproduit avec Goï-Goï Productions, la société du cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun ainsi que Made in Germany Filmproduktion en Allemagne. S’y adjoint la structure française Vidéo de Poche et le Doha Film Fund au Qatar. Ce montage a permis au film d’être lancé à la Berlinale, le Festival International du Film de Berlin,dans la section Panorama, et d’obtenir le prix du documentaire, avant de décrocher le Tanit d’or documentaire aux Journées Cinématographiques de Carthage 2019, à Tunis. Cette reconnaissance éclaire la présence du cinéma d’Afrique malgré des difficultés économiques et politiques. « Ce sont des temps où parler d’arbres est presque un crime parce que c’est faire silence sur tant de crimes », réfléchit l’un des protagonistes du film, en justifiant le titre choisi par Suhaib Gasmelbari.Talking about Trees se propose ainsi de crever l’écran. Pour régénérer le pouvoir du cinéma.
Michel Amarger
(Afrimages / Médias France)
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