“Sauver les apparences”
par Adrien DĂ©nouette
(Sofia de Meryem Benm’Barek)
par Adrien DĂ©nouette
(Sofia de Meryem Benm’Barek)
Sofia s’ouvre sur un repas de famille filmé à travers une large porte. L’atmosphère est détendue, on comprend qu’un partenariat commercial entre les patriarches du groupe s’apprête à être conclu et la parole circule joyeusement parmi les convives. À la faveur d’un léger travelling avant, le tableau se dévoile alors entièrement : il s’agit d’une scène de repas ordinaire dans le Casablanca d’aujourd’hui, avec une famille que l’on devine aisée et une autre plus modeste.
Puis, l’image accouche à la marge d’un personnage discret, confiné tout au bord de la communauté : il s’agit de la Sofia du titre, jeune fille sans distinction d’une vingtaine d’années à qui son père semble soudain donner vie en lui demandant de servir le thé. Comparée à sa cousine du même âge qui s’habille à l’européenne, suit des études de médecine et prend part à la conversation dans un français impeccable, on la devine introvertie et peu éduquée.
Sa place à elle ne se trouve pas au centre de l’attention mais à proximité du couloir et des fourneaux, qui sont les coulisses du foyer. De fait, c’est dans le hors champ des festivités qu’elle s’apprête à jouer son drame tristement banal : à savoir, un déni de grossesse dont les premiers symptômes apparaissent dans la cuisine, risquant malgré elle de repositionner Sofia au cœur du tableau, et surtout d’en bouleverser l’harmonie.
Dans cette entrée en matière d’une remarquable économie formelle se lisent déjà les ambitions d’un premier film plein d’acuité : en somme, capturer l’instantané d’un système grégaire et vulnérable. Ceinte entre les deux murs de la porte, cette première image pose avant tout un cadre : celui de la société toute entière par le biais de la famille, qui en est pour ainsi dire le modèle réduit.
Dès lors, sitôt déroulée la toile de fond du Maroc contemporain et de la chronique sociale, difficile de ne pas comparer Sofia à Much Loved (2016), dernière sensation en date du cinéma marocain à Cannes, sur le quotidien tempétueux d’une bande de prostituées Marrakchies.
Fausse piste, car Sofia s’en écarte très vite par ce réalisme chirurgical qui le distingue des effusions pamphlétaires de Nabil Ayouch, ainsi que par ce souci de faire peser le poids des traditions sur chaque membre de la communauté, femmes et hommes confondus, là où Much Loved en appelait à une guerre des sexes trop déconnectée des réalités pour ne pas s’apparenter à un fantasme occidental.
À l’image de sa protagoniste éponyme, victime toute désignée d’un monde qui n’attend rien d’elle (sinon qu’elle ne fasse pas de vagues), Sofia surprend constamment ses propres stéréotypes pour mieux les remettre en question, dressant de la société marocaine une description plus nuancée qu’on ne pourrait le croire.
Il suffit pour s’en convaincre de rembobiner le film à partir du générique de fin, et de mesurer le chemin parcouru depuis ce repas de famille inaugural jusqu’à la toute dernière image : des marges du tableau initial, Sofia s’est finalement imposée à la croisée de tous les regards, heureuse élue d’une noce qui la disculpe du délit d’accouchement hors-mariage.
Entretemps, les mères et les filles auront copieusement manigancé, congédiant les pères impuissants de ce négoce dont ils ne maîtrisent pas les tenants et aboutissants. Si bien que, loin du cliché des victimes passives du patriarcat, Sofia fait des femmes les stratèges officieuses de la paix des ménages.
Pour autant, il ne faudrait pas croire que le film s’amuse à relativiser leur situation à coups d'empowerment au féminin. Car si l’issue de l’affaire semble satisfaire toutes les parties, Meryem Benm’barek n’en oublie pas de relever (par ce sourire de Sofia venant clore le film sur une note pleine d’équivoque) que la véritable tragédie de l’histoire n’a pas été évitée.
À la manière d’un thriller machiavélique précipitant ses proies dans un piège qu’elles se seraient elles-mêmes tendu, le film referme sur les femmes un double verrou : celui posé par une législation machiste, mais aussi et surtout celui que les mères et les filles scellent sur leur propre sort en œuvrant à l’inertie des traditions, comme un serpent qui se mord la queue.
À l’arrivée, moins frontal que Much Loved dans sa critique de l’immobilisme marocain, Sofia gratte en fait plus profondément et plus audacieusement le vernis des apparences — n’hésitant pas à faire des chefs de famille les figurants d’une pièce sociale dont ils ne comprennent plus la partition, et des femmes les aides-soignantes d’un système qui les accable.
Subtil, prudent et trop conscient des complexités locales pour sonner le clairon de la révolte, le premier film de Meryem Benm’Barek n’en pointe pas moins l’impasse dans laquelle s’engouffre toute société dont l’harmonie continuerait de s’appuyer sur le sacrifice des Sofia.
Adrien Dénouette, 7 août 2018 © ACOR