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« Can You and I really dance Together ? » c’est en repensant à cette question posée par Cyd Charisse à Fred Astaire dans Tous en scène de Vincente Minnelli que Patric Chiha dit avoir « trouvé » la forme de son film au milieu des centaines d’histoires que ses rushes auraient pu raconter. C’est là que se rejoignent la pièce et le film : dans une interrogation commune sur le mystère de l’alchimie du désir. C’est aussi ce qu’évoque Gisèle Vienne lorsqu’elle dirige l’un des danseurs. Elle lui demande d’imaginer qu’il s’approche d’une jeune fille comme pour l’embrasser, mais qu’à chaque fois que le contact devient possible, une réticence naît en son corps et en sa conscience, qui lui font interroger son consentement et la compréhension des signaux renvoyés par ce corps étranger. La dramaturgie des appariements évoque toutes sortes de désirs, notamment macabres (celui d’une jeune fille qui rampe sur les corps en les reniflant) ou violents (celui de « Nazi Oskar » qui recherche la puissance de la possession d’autrui puis dont la violence explose).

Alchimie des corps

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Avant leur entrée en scène, les danseurs de Crowd, la pièce créée par Gisèle Vienne en 2017, sont aspergés par un technicien d’une fine pellicule d’eau. Pénétrant avec lenteur un à un sur le plateau, ils s’agrègent pour former cette foule évoquée par le titre, celle d’une rave des années 1990, auquel le décor de terre battue et de détritus donne un air mi-lunaire, mi-décharge. En ouvrant Si c’était de l’amour, par ce geste, Patric Chiha épouse le projet de la pièce de son amie chorégraphe, dont il a suivi la tournée à travers l’Europe : rendre ces corps visibles, augmenter leur perception. L’humidité, mais aussi la poussière ou la fumée qui s’élèvent jouent le rôle de révélateurs : ils rendent perceptible l’air qui sépare les personnages et donnent une matérialité à l’espace entre eux. Car dans de groupe de quinze danseurs, les individus s’attirent par paires, formant, par des microfictions qui s’ébauchent comme des fragments du discours du désir, un lexique du rapprochement des corps.

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Le jeu du vrai et du faux se révèle lorsqu’ils remettent en cause la plausibilité d’un scénario ou lorsqu’ils prétendent ne pas connaître l’histoire de celui avec qui ils s’entretiennent. C’est là que le cheminement de Patric Chiha s’éloigne de celui de la chorégraphe et qu’il subvertit en fait la pièce à son désir de cinéaste, à ses propres obsessions d’artiste : les lumières bleues ou orangées que sa chef opératrice Jordane Chouzenoux donne aux loges, aux couloirs, aux chambres d’hôtel deviennent alors des décors de Patric Chiha. Et les échanges convergent vers des récits de solitudes, d’amours malheureuses, de difficulté à aimer, de l’impossibilité de faire couple amoureusement. Dans leur dispositif même, ces interviews entre danseurs accusent un souhait du cinéaste de disparaître du monde réel pour n’exister que dans la captation des pensées de ses personnages. Le projet secret du film, tapi derrière l’argument d’une captation / mise en scène de la pièce surgit avec les images du Palace. L’œil d’Arnold Pasquier se fixe sur les plus beaux garçons de la piste, comme si la caméra offrait le pouvoir de regarder sans être vu, de contempler pleinement le spectacle de la beauté en mouvement. Comme dans ces images du passé, désir de filmer et désir de regarder ne font qu’un chez Patric Chiha.

Raphaëlle Pireyre © ACOR, 2020

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De cette foule évoquée par le titre, Patric Chiha se détourne assez vite pour proposer un dispositif qui ne retient que des paires. Ce que précisément le sectateur de théâtre ne peut ni voir ni entendre – les visages, les sentiments de ces couples qui se font et se défont au cours d’une rave apocalyptique, qui se joue dans un paysage apocalyptique de terre battue. Hors plateau, hors répétitions, le cinéaste prolonge son plaisir du spectacle en mettant lui même en scène les acteurs-danseurs par deux. Pas des couples amoureux, pas ceux qui se cherchent et se chauffent sur scène, mais plutôt des couples de confidents, d’amis, comme celui qu’il finira par former avec Gisèle Vienne dans leur danse improvisée dans l’ultime séquence. Dans chacun de ces dispositifs qui jouent de la porosité entre fiction et réalité, les comédiens parlent de leur personnage et du scénario qu’ils ont eux mêmes imaginés avec l’aide de l’écrivain Dennis Cooper comme prémisse à leur arrivée dans un récit respectant la règle des trois unités du théâtre classique.

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En filmant les répétitions de Crowd, le réalisateur remet sur le métier l’idée que filmer le travail et filmer le corps seraient une seule et même chose, comme l’écrivait très justement Adrien Denouette dans son texte L’avers du décor qu’il lui avait consacré pour l’ACOR.

Pourtant, ce qui frappe à la vision de Si c’était de l’amour, c’est que le spectateur qui a eu la chance d’assister à Crowd n’y retrouvera vraisemblablement pas les émotions qu’il a ressenties lors de la représentation. Le mot le plus important du film est sans doute celui qui succède à l’annonce du titre : d’après Crowd de Gisèle Vienne. Derrière ses faux airs de captation d’une pièce ou de réflexion sur le travail d’une chorégraphe ou sur la vie d’une troupe, le réalisateur se livre plutôt à une interprétation du spectacle, comme on le dit d’un musicien qui s’approprie une partition. Un film sur la genèse et la fabrication de la pièce qui dissimule une rêverie, Träumerei, pour reprendre le beau mot allemand, sur un spectacle, ses interprètes et les vies cachées de ses personnages.

Dialogues

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Si Crowd et Si c’était de l’amour suivent des trajectoires parallèles, c’est que le second fonctionne comme une réponse au premier, initiant un dialogue ente deux œuvres, deux pratiques, deux disciplines, deux artistes. Car en filmant son amie chorégraphe au travail, Patric Chiha semble interroger ses propres habitus de metteur en scène, de directeur d’acteurs. Bien que leurs sujets soient a priori très éloignés, il est une continuité certaine entre ce film et Brothers Of The Night, précédent documentaire du cinéaste. Celui-ci entrait en immersion dans le quotidien de jeunes prostitués bulgares en Autriche, et s’achevait par une danse de groupe de ces garçons, dont les corps magnifiés baignaient dans une lumière qui rappelait celle du Querelle de Fassbinder. Les motifs du travail, du sexe, de l’amour et de la mise en scène de soi, filés tout au long de ce portrait de groupe, trouvaient une synthèse dans cette danse finale.

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lors d’une des premières soirées Techno à Paris et exhumées du passé. Ces souvenirs qui ancrent la fiction dans une histoire vécue sont pourtant hantés par une texture vidéo qui leur donne une aura fantomatique. Le corpus d’images d’un autre temps et d’un autre lieu fait apparaître le travail d’anthropologue que produit la chorégraphe avec Crowd : fidèle à sa formation de marionnettiste, elle traite ses danseurs comme des pantins qui décomposent le lexique de la danse techno des années 90. Elle plie les corps à une décomposition du mouvement quasi inhumaine, robotique, voire machinique, pour mieux analyser et reproduire les items de cette coutume collective et populaire qu’est la danse. Mais plus largement, lorsqu’elle ausculte les gestes collectifs, la chorégraphe fait surgir la mise en scène de soi qui passe par le corps dans la danse, la dissimulation ou la monstration des sentiments qui traversent les corps dans ce langage de désir, ce que l’on rend visible, ce que l’on cache.

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La pièce convoque ainsi un style de danse dont elle décompose les mouvements, comme la chorégraphe le ferait sur un magnétoscope, usant du ralenti, de l’arrêt sur images ou de la boucle saccadée pour analyser un mouvement et être à même de le reproduire. Patric Chiha accentue cet effet de contretemps en filmant dans un même espace de répétition une danseuse qui ondule à toute lenteur tandis que ses partenaires discutent et bougent à allure normale. En télescopant ainsi temps de la vie, temps du travail artistique et temps de la représentation théâtrale, le film insiste sur cette idée que lance la pièce : dans la parade d’amour, chaque corps aurait son propre tempo, difficile à accorder à celui de l’Autre, créant ces incompréhensions, ces peurs, ces conflits qui naissent par éclats dans la foule des danseurs et dans le flot de la fête, observée comme un rite d’un autre temps et d’un autre lieu. Pourtant, cette fête, ou d’autres, ont bel et bien existé, comme en attestent dans les dernières séquences les images tournées par Arnold Pasquier au Palace en 1988

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Car simultanément au travail de mise en lumière, au propre comme au figuré, des particules qui font contact entre les corps, les micro-récits de la pièce ne font qu’insister sur tout ce qui les sépare, sur ce qui rend si impossible la rencontre entre deux êtres.

Anthropologie de la fête

Ce que révèle aussi cette scène inaugurale du tuyau d’arrosage filmée bord plateau, c’est aussi un écart d’allure entre le rythmes des danseurs, déjà imprégnés de leur rôle et les mouvements du technicien, c’est-à-dire de la vraie vie. Gisèle Vienne prend à rebours l’attente de frénésie, de célérité que supposerait la bande originale électro vintage qu’elle a arrangée avec Peter Rehberg et fait entrer les danseurs comme des cosmonautes alourdis par le défaut de gravité, donnant au spectateur l’impression d’être face à une captation dont la bande défilerait à la mauvaise vitesse.

LE COUPLE IMPOSSIBLE