Nul homme n'est une île  © Camille Lotteau, 2016

    

     

Quelques semaines avant les premiers jours de tournage du Temps des Grâces, la nuit bellevilloise abritait une conversation étourdissante pour moi, qui n'entretenais avec l'agriculture qu'un rapport de spectateur vaguement poétisant à travers les vitres des trains. Dominique Marchais faisait tonner des politiques européennes avortées ou pire, maintenues, depuis des décennies, faisait entrer en résonance des régions et des pratiques agricoles, dessinait un vallon — tel celui que le personnage de son court-métrage Lenz échappé traçait en parcourant une lointaine crête — pour le détruire aussitôt en l'arrosant de pesticides brevetés financés par l'argent public.

Tard, j'avais pensé saisir le projet : on va filmer, avais-je dit, de près, les gestes des paysans, le travail, les mains calleuses ou fraîches en gros plan, à la recherche du plan-séquence laborieux qui ferait étinceler par cinéma l'architecture complexe de l'agriculture moderne occidentale. Dominique me regarda aussi fixement qu'il était possible à cette heure-là et parut triste, comme défait, je me rappelle ce regard transperçant mais doux : je n'avais rien compris. Il était déjà parti, je l'ignorais encore, à la recherche du plus petit dénominateur commun.


Le Temps des grâces © Capricci films, 2010


La Normandie, comme prévue par la littérature : après avoir traversé des bourgs vides, on avait marché le long d'un champ battu par un vent plein nord empêchant sinon le dialogue au moins la prise de son son. Retenus au bord de la falaise par le souffle de la Manche, s'approcher davantage aurait signifié miser sur sa régularité et nous fîmes demi-tour avant de voir exactement le champ se changer envide puis mer.

Pierre Creton salua muettement son beau dindon et nous fit à la coque des œufs d'oie. Quatre, un chacun. Et c'était trop. Il a sans doute parlé et nous l'avions sans doute filmé. Je me rappelle uniquement la pâte tiède du jaune, écœurant et bon, immangeable à force d'être riche, qui m'avait engourdi et éclairé : comment faire entrer tant ? et comment concentrer, réduire ? jusqu'à quel point un film peut accueillir de variétés, d'espèces, de récits, combien d'invités faut-il à cette fête ? Entre l'infilmable catastrophe de la falaise et la perfection excessive de l'œuf, où trouver la clairvoyance pour tailler, pendant les mois de montage, un chemin, fût-il boueux et creux, dans la forêt des rushes ?

Là je vis apparaître le tournage comme un joyeux alpage tendu vers l'étable puante du montage hivernal. Et Dominique allait loin, sur les hauts-plateaux de ce tournage, chaque entretien était mené à fond, à bout. De mon dos jusqu'à mes doigts crispés sur la perche on s'en souvient.

Et après quatre heures de discussion au cours desquelles l'ensemble du monde libre s'était trouvé mobilisé via un interlocuteur sommé de répondre à ses questions, Dominique continuait, dans la voiture vers le prochain supplicié, de décrire et questionner, s'émerveiller d'un bosquet qu'on filmait en warnings du bord de la route mais non, l'angle était mauvais et il fallait s'enfoncer au milieu des betteraves pour aller engluer le trépied là-bas, d'où on pourrait enfin revoir, faire ressentir, ce qu'on avait vécu en conduisant, une apparition, capter et transcrire cette organisation momentanée du bazar ambiant, fruit de vingt siècles d'agriculture déraisonnable d'abord par l'excès d'effort qu'elle imposait puis aujourd'hui par les excès qu'on lui impose.


La Ligne de partage des eaux © Les films du Losange, 2014


Le long de la Ligne de partage des eaux, on allait fureter différemment. S'il s'agissait toujours de chercher à établir des raccords entre des lieux comme le puzzle liminaire et émouvant, comme le film une fois monté le suggérera, la méthode avait évolué et à nouveau je ne m'en étais pas aperçu. Je lançais tous azimuts des contacts pour proposer des voix au film : aménageur de ZAC, déblayeur pour TGV, nettoyeur de ruisseaux, logisticien, archéologue, animateur écolo, élu. Je pensais documenter, Dominique lui cherchait un terrain. On plissait les yeux sur des cartes pour démêler tel nœud où semblaient se retrouver une autoroute, le fleuve, la voie ferrée et des éoliennes.

Et je voyais apparaître le manifeste, jamais déclamé, d'un cinéma qu'on pourrait dire sans sujet. Ou plutôt, mieux, l'apparition d'une écriture opposée, inversée : là où le film documentaire réduit le monde en tournant son regard vers un endroit, une histoire, un personnage, un problème ou une merveille, Dominique s'échinait à dédocumenter le mouvement d'approche, c'est-à-dire uniquement faire apparaître des relations, à créer des conditions de conjonction, des conjugaisons, une réunion. Peut-être pour retrouver un sens au mot réaliser : faire advenir, représenter comme une fiction.


En traversant le pays, des semaines plus tard, la préparation s'étant muée en tournage, on prenait un café tout près de l'introuvable confluence de la Creuse et la Vienne (ou étaient-ce l'Indre et la Gartempe ? et d'ailleurs ces dernières confluent-elles ?), on se renseigne, cela semble si proche sur la carte et tellement invisible depuis les routes... personne dans le bistrot matinal n'eut un début d'itinéraire à nous proposer. On finit par enfin trouver et il y avait là, moussue au bout du morceau de terre transformé en presqu'île par la rencontre des deux rivières, une pierre levée, geste préhistorique voué à la permanence grâce à l'abandon récent : nous étions face à un haut-lieu, si grand qu'il avait mérité qu'on y renverse un caillou géant à la verticale et qui ne signifiait plus rien. J'étais, à cet instant, très ému et photographiai. Pourtant le projet marchaisien n'accepte pas l'icône et, s'il a regardé le corps immobile de la géographie gisant dans la relique préhistorique, il a préféré filmer les reflets des branchages là où les couleurs des deux eaux se mêlaient vers la Loire.


Longtemps après, à mi-tournage, on atteignait la passe à poisson du barrage de Descartes. Beauté sans discussion : un sous-marin fixe plongé dans la Vienne permettant aux poissons migrateurs de poursuivre leur trajet malgré l'obstacle en même temps que, à travers un hublot à mi-hauteur muni de caméras et capteurs, rendre compte et signaler d'éventuelles présences d'espèces ou leur probable absence. Passe-à-poisson/barrage/Descartes, on touchait des frontières que je ne n'avais jamais franchies : jusqu'à quel point un dispositif technique permet-il de rendre compte d'une réalité ?

Le refus de Dominique de créer ou penser par dispositif mais son goût pour la science. Son évitement du jeu de mots, son refus à profiter des circonstances face à mon exaltation vis-à-vis des coïncidences, mon goût pour l'expérimental... Et Descartes, juste là, après la rive, serinait qu'avant d'imaginer qu'il pourrait nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », il avait bien appelé à la recherche de connaissances « qui soient utiles à la vie ». Puis, sur le départ, nous étions passés devant le cinéma de Descartes qui s'appelle Le Rabelais.





Nul homme n'est une île © Météore films, 2018


Nul homme n'est une île aurait pu prendre Des nouvelles de l'Empire. C'était le titre du scénario du troisième film qui m'a conduit sur les voies d'autoroutes ou vicinales aux côtés de Dominique Marchais. Sienne quittée et ses ragoûts de gibiers, le nord apportait chaque jour de voyage un peu moins de tomate et un peu plus de crème. Tout au bout de la plaine du Pô nous nous sommes retournés, face au sud, sur ce petit promontoire qui devait nous donner un grand plan, caméra offerte au large espace : des champs, des petites usines, des bourgs dissolus, des lambeaux de forêts, la trace du fleuve qui organise autour de lui, les routes, les vols, entrepôts... et il n'y avait rien. Même le sfumato là-bas dans le fond semblait faux. On a cherché longtemps le point de vue qui aurait marqué cette marche européenne, plaine du sud / montagne déjà mitteleuropa.

En vain, bien-sûr la lisière échappe mais là c'était différent : ce qu'on voulait filmer n'existait pas, ou pas d'un seul coup. On avait déjà essayé cette sorte de tentative d'épuisement d'un lieu en multipliant les plans et les valeurs, dans une ZI de Loire-Atlantique je crois, en produisant avec la caméra fixe dont Sébastien Buchmann variait l'axe ou la focale, dix, cent plans qui détaillaient l'endroit pour le dévoiler. Cela produit une belle matière mais pas celle d'un film. Une installation ou un récit qui ne peuvent s'inscrire dans le film que Dominique construit.


Nul homme n'est une île © Camille Lotteau, 2016


Alors on poursuivit à travers les Alpes, là où l'on parle italien vêtu de shorts tyroliens, où les tranches sont encore de vitello mais se drapent déjà dans la panure viennoise sans oser encore se lover dans jambon et fromage. Là je comprends le film comme une voie de communication : de quoi on parle, quelles nouvelles vient-on prendre et de quel Empire ? Dans les routes sinueuses je vois apparaître plus nettement une opposition au renversement, au coup d'état, à la guérilla à laquelle ces montagnes se prêteraient pourtant. Ni révolution ni ode au « vivre ensemble ».

Ce que nous filmons est frictions, c'est-à-dire modifications, ajustements, recherche de l'équilibre en mouvement. Et cette lumière alpine m'éclaire sur les trois films qui font finalement œuvre de tribologie, la science des frottements et donc des lubrifications. Glisser vers le plus petit dénominateur commun, trouver ce niveau où il est possible de fabriquer avec les autres et le milieu ambiant, sans mythe, sans utopie. Et articuler le film avec la même huile. Étape nécessaire pour pouvoir nommer les problèmes et avancer au-delà du bien et du mal de la fresque siennoise. J'en étais là quand on arrivait.


Nul homme n'est une île © Météore films, 2018


Dans cette région où les humains ont renoncé à toute vanité culinaire pour se nourrir de kapunz et malunz qui, passons sur leur mystérieuse différence, sont des toutes petites boulettes impossibles à cuire, un peu comme des pâtes directement issues de l'époque juste avant qu'on ait inventé les pâtes, ou comme des pâtes dont on n'aurait pas terminé l'invention, la mise au point ayant été interrompue non par indolence car les gens d'ici ne sont que force et endurance ni parce qu'« on s'en contenterait » car les gens d'ici, on l'allait voir avec Gion Caminada, poussent loin le désir de perfection, mais laissées à l'abandon dans cet état déjà comestible et pas encore vraiment mangeable pour toutes sortes de raisons valables en ces confins : trop froid, des voisins à visiter, l'étable à rejointoyer, des brouillards à observer.


Nul homme n'est une île © Camille Lotteau, 2016

Ces brumes — qui permettaient à Claire Mathon de se demander comment cadrer un paysage quand la par la vapeur d'eau en suspension — nous empêchaient également d'atteindre la Greina, la très-haute plaine, toundra alpine traversée depuis deux mille ans mais encore aujourd'hui uniquement à pied, qui pourrait offrir sa fin au film. Les accalmies étaient trop brèves pour autoriser l’ascension. Dominique rit pour manifester la flagrance de son refus quand je proposais l'hélicoptère qui en quelques dizaines de minutes aurait permis le plan. Je n'avais plus qu'à annuler mes contacts en place sur le tarmac et renoncer à la vision qui m'habitait : on aurait enregistré, là-haut, une sorte de qui, au gré des passages nuageux, aurait apporté au film je ne sais quelle clarté imaginaire.


Nul homme n'est une île © Météore films, 2018

D'où sans doute cette idée de finir non près du lac de Bregenz où le scénario prévoyait d'atterrir pour suivre l'agriculteur qui depuis son Vetterhof produisait comme en Sicile mais presque en ville légumes et animaux en étroite intelligence avec son environnement, mais de rester en forêt, au pied des grands pins blancs du Vorarlberg desquels on retiendra, exceptionnellement dans le travail de Dominique, une leçon : « C'est ici qu'ils poussent le mieux. Et d'ailleurs ils ne poussent qu'ici.» À cet endroit.


Juste un endroit
par Camille Lotteau
© ACOR, février 2018





Nul homme n'est une île © Météore films, 2018