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Photos © Jour2fête 2019

Entre deux eaux(1)
[Sur la rive où murmurent les trépassés]

Premier long métrage du réalisateur thaïlandais Phuttiphong Aroonpheng, Manta Ray est une plongée en apnée entre deux rives, celles de la rivière Moei séparant la Birmanie de la Thaïlande. Donnant à voir l’improbable rencontre entre deux êtres, celle d’un homme qui trempe dans de sales eaux avec celui qu’il sauve.

Ce récit en trois temps se construit au fil d’une relation asymétrique renvoyant à une étrange variation autour de l’économie du don et du contre-don. Il interroge des notions telles que l’amitié, le fait de « prendre soin », la parole, la résilience.

Si la survie d’un homme laissé pour mort a le pouvoir de changer le cours d’une autre vie, c’est que ce film aborde en filigrane une tragédie bien réelle, celle de l’exode impossibledes Rohingyas vers les rives thaïlandaises depuis l'État de Rakhine, anciennement État d'Arakan, leur berceau en terres birmanes depuis des siècles. Phuttiphong Aroonpheng leur dédicace ce film.

Bercé par les éléments et constellé d’étranges lumières dont les ondes ténues se redéploient en sons, le geste cinématographique de Phuttiphong Aroonpheng, poétique autant que politique, n’est pas sans rappeler l’univers de ses cinéastes favoris tels que Andreï Tarkovski, Apichatpong Weerasethakul d’une part, David Lynch, Maya Deren, Tsaï Ming-Liang d’autre part. Aux premiers, il emprunte le chemin d’un questionnement sur les fractures d’une société à travers celles de sa mémoire en proposant un cinéma à portée cathartique. Avec les seconds, il poursuit les méandres de la psyché humaine à travers une spéculation onirique et cinématographique dans un exercice d’équilibriste qui rappellerait même un certain Jean Cocteau d’entre les morts…

En un bref prologue énigmatique à la suite d’un personnage sinon principal du moins « conducteur » au sens dantesque, le film nous fait pénétrer dans un espace-temps cinématographique sidérant : celui d’une forêt parcourue par d’étranges chasseurs-guerriers luisants et crépitants dans la nuit comme des feux de Bengale. Qui sont ces hommes-lucioles ? Que chassent-ils ? Quel genre de proie est la leur ? Pourquoi ont-ils revêtu ces étonnantes tenues de camouflage qui émettent des ondes à la fois lumineuses et sonores ? Sommés autant que sonnés par ces apparitions, nous voilà plongés dans un film qui prend d’emblée la forme, le rythme, le ton d’un conte, embarqués dans un voyage au pays des limbes à la lisière du réalisme et de l’onirisme où le fantastique s’échappe du réel comme une seconde peau, où la frontière entre les vivants et les morts semblent infime, où un personnage en cache un autre ou plutôt se substitue à l’autre jusqu’à un point de « non-revenance ». Pour autant, nous ne sommes pas dans un film de zombis, nullement, plutôt en miroir du genre, le positif tiré, exhumé du négatif : pas de spectre ni d’ectoplasme ici mais le glissement progressif d’un récit naturaliste creusé de l’intérieur qui laisse place à un film amphibie et à une double aporie.

Premier cercle

Premier cercle

À l'ambiguïté des premières séquences du film autour des hommes de la forêt succède un premier temps du récit, sous la lumière diurne où le personnage principal, un pêcheur, vaque à ses occupations quotidiennes dès que le chalutier rentre au port au petit matin. Ses gestes sont simples et néanmoins énigmatiques : il part en pleine nature, s'allonge sur le sol pour écouter un bruit précis émanant de la terre jusqu'au moment où il creuse et trouve une pierre bien particulière. C'est au cours de cette expédition qu'il tombe sur un homme blessé enseveli dans la mangrove. Il le relève péniblement et l'emmène chez l'infirmier qui panse la plaie et lui confie des remèdes, après quoi le pêcheur repart avec l'homme qu'il va héberger et soigner. Le film accompagne de manière très sensible cette rencontre en filmant, minutes après minutes, les gestes du soigneur et les silences seulement entrecoupés de râles de souffrances qu’émet l'homme blessé. Ellipse. Nuit versus matin. L'homme blessé, assis en dehors de la moustiquaire observe le pêcheur qui s'éveille soudain, s'allume une cigarette. L'homme blessé regarde mais ne parle pas. Il ne semble pas idiot, peut-être même n'est-il pas muet car il ne tente pas un seul geste de communication. Il est. Pur présence. Pur regard. D'où sourd autant de peine que de douceur. Le pêcheur le renomme Thongchai.

Déjà émanent de ces séquences une simplicité, une tendresse entre deux personnages ne parlant pas la même langue et qui s'apprivoisent néanmoins mutuellement. La mise en scène, le choix des cadres, le rythme du montage concourent à cette évidence, cette fluidité qui circule entre eux. Ainsi se tisse un lien d’amitié entre ces deux êtres dans une relation pourtant déséquilibrée, l'un dépendant de l'autre. Ainsi le renommé Thongchai, dont nous ne saurons rien du passé, se remet peu à peu grâce aux bons soins de l'autre, dont nous ne connaîtrons pas le nom. Ainsi ces deux-là sont-ils devenus inséparables, l’un attendant l’autre à son retour de pêche, l’autre lui transmettant le secret des pierres, des sifflements, de l’apnée et des raies manta. Une vie douce et sans histoire s’installe, marquée par le rythme des jours et des nuits tandis qu’une relation gémellaire s’instaure entre eux deux de manière troublante. Ce calme qui succède à l’inquiétant prologue ne durera que le temps d’un répit gracieux et trompeur. Les deux hommes ont beau profiter de la fête foraine comme des enfants en quête de vertige et de joie comme s’il en allait de leur vie, de leur identité ; ils ont beau transformer la cabane en discothèque lors d’une séquence vécue comme libératrice, le pêcheur est rattrapé par le poids du réel qui vient frapper à la porte comme s’il s’agissait de la mort elle-même. Or, le voilà qui disparaît et voilà Thongchai livré à lui-même dans cette ville inconnue dont il ne parle pas la langue.

Deuxième cercle

Deuxième cercle

Nous voilà plongés, en apnée à la suite de Thongchai dans une zone du récit où le mystère s’épaissit à un point troublant, comme une substance précipitée en chimie, avec cet étrange regard présent/absent. Différence et répétition. Entre deux eaux.

Thongchai retourne au port, arpente les mêmes paysages, questionne la terre, l’eau et les pierres. Le spectateur, comme le personnage, semble sommé de vivre dans la peau de l’autre, saisi par cette persistance de l’autre en soi, à travers soi. Le film devient une sorte de mantra dont les cercles concentriques laissent sourdre les motifs de la mémoire : naître, mourir à soi, renaître, aimer, devenir monde et s’évanouir. Nous sommes entre deux eaux, comme la raie manta(3)

Troisième cercle

Troisième cercle

Il faut que surgisse une femme, pour qu’à la faveur de quelques ricochets, le film se déplace et soit projeté ailleurs. Or, cet ailleurs n’est-il pas encore une fois, une répétition approfondie de ce qui se jouait déjà sous nos yeux sidérés, depuis le début du film ? Cette femme qui surgit est-elle la Femme ? C’est en tout cas l’archétype du genre : la femme du pêcheur, la traîtresse partie pour un autre et celle qui revient, en trouve un autre à la place et fait revenir l’autre en l’autre. Cercles concentriques et excentriques à la fois. La femme chante, soigne le corps et l’âme, rappelle les esprits. Thongchai devient l’autre. L’autre revient. Puis, c’est au tour de Thongchai de disparaître ; à lui de partir d’où il revient ; d’où il n’est peut-être jamais revenu sinon dans l’esprit torturé de remords du pêcheur ?

Nous voici de nouveau dans la mangrove, face aux limbes, dans le limon de la mémoire humaine.

Mon amour, ou es-tu ?
Mon amour
Mon amour…
Nous étions ensemble, toi près de moi
Juste nous deux, côte à côte
Mais pourquoi maintenant ce cœur qui est le tien bat-il autrement ?
Où es-tu maintenant ?
Je t’ai attendu ici, sous la lumière de la pleine lune.
Nous étions si proches.
Mais où es-tu maintenant ?
Reviens, je t’en prie, reviens maintenant, reviens à mes côtés.
Le soleil se couche.

À l’instar de ses pairs cinéastes, Phuttiphong Aroonpheng manie le medium cinématographique comme une table spirite et livre un film-sépulcre dédié aux Rohingyas : de l’image qui masque au son qui creuse celle-ci à travers une partition sonore sidérante, il offre aux trépassés, au peuple des limbes, aux morts sans sépulture, une zone de revenance qui à défaut de résilience, les fait exister de nouveau pour mieux les laisser repartir d’entre les eaux.

Cindy Rabouan © ACOR 2019