Réinventer la distance

par Luc Lavacherie

« La surface des choses peut-elle être crevée ? »

Robert Antelme à Marguerite Duras observant le lac d’Annecy

Parmi les nombreuses impressions qui nous restent après avoir vu un film d’Emmanuel Finkiel, et ce depuis son premier, le moyen métrage Madame Jacques sur la Croisette (1995), dans lequel je me souviens d’un bus rutilant traversant plusieurs fois le cadre, il y a celle, étrange, que chaque visage possède sa propre vitre derrière laquelle il voyage et reste inatteignable. Assis dans cet autre moyen de transport qu’est la salle de cinéma, le spectateur est convié non pas à abolir la distance qui le sépare des personnages, mais au contraire, à investir toutes les potentialités de cette distance, comme le ferait un passant particulièrement attentif. La mise en scène cinématographique serait l’art de travailler cet écart, de réévaluer perpétuellement la distance qui nous sépare de ce qui est filmé pour mieux en saisir la profondeur. C’est bien sûr le magnifique Voyages sorti en 1999 qui posa le plus littéralement les bases de cette méthode d’approche paradoxale. Distance toujours changeante des reflets en mouvement variant en fonction d’une certaine condensation : buée, perles de pluie, rayons implacables du soleil... Toute une météorologie qui filtre la lumière et préserve les visages de l’objectivation à laquelle pourrait les condamner la caméra. « Ce qui est formidable, confie d’ailleurs Finkiel, c’est quand la caméra peut attraper non pas ce que sort le comédien mais ce qu’il transpire de ce qu’il ne montre pas. »



L’art du portrait de Finkiel réside tout entier dans l’auscultation de cette zone d’échanges secrets qu’il y a entre l’intériorité des êtres et l’extériorité du monde, zone de transit et d’errance entre la vie intérieure et la vie matérielle (Outside pour le dire en termes durassiens). Ce qui manque ne peut certes pas se filmer mais du moins pouvons-nous capter comment ce manque travaille la surface des apparences, la façon dont il se diffuse à travers ses mailles.


La Douleur qui sort aujourd’hui sur nos écrans, porte cette méthode à une sorte de point d’incandescence troublant. Adapter le livre de Duras relevait pour Finkiel autant du défi que de l’évidence. De l’évidence, parce que l’écriture de Duras qui laisse résonner le fracas assourdissant de l’Histoire jusque dans les tréfonds de sa vie intérieure, entretient d’indéniables échos avec le cinéma de Finkiel – lui-même avouant que sa lecture de La douleur hantait déjà Voyages, son premier long métrage. Défi aussi, parce que ce livre qui se présente comme un document brut, journal d’occupation non retouché que Duras aurait écrit dans un état de transe douloureuse à la suite de l’arrestation par la Gestapo, en juin 44, de son mari, l’intellectuel et résistant Robert Antelme, est en réalité une œuvre très travaillée, très écrite et intégrant une part de légende personnelle (ce que lui reprochera Antelme).

Autrement dit : La douleur mêle à la plus déchirante des vérités les mensonges dont l’auteur se persuade pour se mettre en disposition d’écrire. De cette ambiguïté propre au texte de Duras, Finkiel avait pleinement conscience. Il lui a donc fallu savoir ce qu’elle signifiait avant de pouvoir en tirer bonne part : « (…) quand on se plonge dans sa biographie et que l’on sait la vraie nature de ses rapports avec Robert Antelme à l’époque, il devient difficile de tout à fait croire à l’authenticité de ce journal (…). A un moment donné, j’ai presque été à me dire : “ Je la déteste, je ne vais quand même pas faire une adaptation procès ! ” Et puis j’ai vu que ses ficelles étaient grosses justement parce qu’elle nous les donnait à voir, justement parce que c’était là que sa douleur devenait plus complexe, et surtout plus épaisse, plus vraie, raisonnant avec les confusions et les contradictions que chacun de nous peut avoir. J’y ai finalement vu une certaine honnêteté. Et j’ai fini par l’aimer. C’est ce rapport, cet équilibre entre la fiction savamment créée par Duras et sa réalité biographique qui ont guidé les grandes lignes de l’adaptation. »


D’avoir ainsi saisi combien l’écriture de Duras se met en scène, qu’elle est en quelque sorte toujours déjà du cinéma avant même qu’on l’adapte, c’était pour Finkiel avoir fait la moitié du chemin vers une adaptation réussie et personnelle. D’autres cinéastes moins avisés seraient tombés dans l’ornière du biopic réducteur et plein de sensiblerie ou dans celle de la fresque historique qui aurait eu pour effet de guérir la douleur de Duras en la diluant dans une vision panoramique de l’époque. Tous les ingrédients étaient pourtant réunis pour succomber aux sirènes de la légende dorée : un grantécrivain français (ce que Duras n’était d’ailleurs pas encore au moment des faits) ; le décor théâtral du Paris occupé ; le fameux groupe de résistance de la rue Saint-Benoît (adresse de l’appartement conjugal de Duras et Antelme) avec ses membres appelés à devenir de grandes figures de la France d’après-guerre (François Mitterrand, Edgar Morin, Beauchamp, etc.); et beaucoup d’autres faits encore, d’ordre historique ou privé, qui auraient conféré à l’ensemble un caractère pittoresque.

Tous ces éléments romanesques sont d’ailleurs bien présents dans le film de Finkiel mais tenus à bonne distance, jamais filmés du point de vue totalisant de ce que l’on appelle « la grande histoire », toujours rapportés à la vie intérieure de Marguerite. En témoigne l’épisode dudit Pierre Rabier, habilement inclus par Finkiel au journal de la douleur de la jeune épouse. La séquence captivante et subtilement interprétée par Mélanie Thierry et Benoît Magimel, trouve son acmé dans cette scène, très réussie, où le spectateur, suspendu à la résolution du « flirt » ambigu que Marguerite entretient avec ce Rabier, collabo impénitent, se demande si cette proximité aboutira à un baiser ou à une exécution sommaire. Ces moments de double-jeu avec Rabier sont la plupart du temps baignés d’une lumière crue, presque aveuglante, qui vient contraster avec la clandestinité ombreuse des réunions de la cellule de résistance auxquelles Marguerite assiste parallèlement. Dans ces allers-retours schizophréniques entre ces deux territoires opposés où elle cherche des indices qui l’éclaireraient sur le sort de son mari, surgit parfois le « spectacle » du Paris occupé ; plans larges, magnifiques et surprenants, nous donnant tout à coup à voir ces façades anthracites balafrées par le rouge profond des étendards nazis.


La reconstitution est méticuleuse, respectueuse des faits et de l’histoire, mais diffractée par le miroir à deux faces qu’est l’âme de Marguerite. La première Marguerite se conjugue à l’indicatif, elle est jeune, généreuse, romantique ; elle fouille le Paris de l’Occupation à la recherche de signes qui attesteraient d’une présence, d’un retour possible de Robert. La seconde, plus froide et tourmentée, se coupe du monde, cesse de se nourrir et s’en remet totalement au conditionnel de l’attente (« Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : Qui est là. – C’est moi. »), comme s’il lui fallait abandonner le royaume des apparences et des faux-semblants parisiens pour appréhender le hors-champ irreprésentable dans lequel a été aspiré son époux.



La première est amoureuse de Dionys, meilleur ami de Robert, qui est là à ses côtés, plein de consistance et qui la rassure ; la seconde repousse la réalité de cet amour adultère (l’alternance entre le vouvoiement et le tutoiement dans ces dialogues avec Dionys témoigne de cette indécision) et s’abîme dans un état de souffrance qui se voudrait l’écho du pire qu’elle ne peut s’empêcher d’imaginer pour Robert.


Sur cette affaire de triangle amoureux, Finkiel fait montre d’une très grande subtilité, n’appuyant jamais, mais laissant bien comprendre combien la douleur de Marguerite procède en partie d’une culpabilité qu’elle n’ose s’avouer.


Notons au passage, que la rupture amoureuse, le divorce, le mariage raté, sont des situations que l’on retrouve dans quasiment tous les films de Finkiel. Elles fonctionnent un peu comme le rappel à un niveau quotidien et prosaïque, parfois même comique, d’une rupture plus fondamentale entre les êtres.



Cet écartèlement de Marguerite, Finkiel n’hésite pas à le rendre explicite à l’écran en dédoublant son actrice dans des scènes assez fascinantes. L’écriture d’un côté et la vie de l’autre, deux « activités » que Duras ne cessera dans son œuvre à venir de considérer comme incompatibles (« Il n’y a pas d’écriture qui nous laisse le temps de vivre »). Car cet écart qu’elle s’impose est aussi une méthode, un chaud et froid permanent qui lui permet de voir double et plus loin, net et flou, proche et lointain. Au moyen de cette longue focale, elle peut voir et reconnaître ce que la majorité des Parisiens de l’époque refusaient de considérer - même bien après la Libération : les retours des survivants au Lutetia, la détresse des femmes de prisonniers, le visage de ceux et celles qui comme Madame Kats (Shulamit Adar, déchirante) ne cesseront jamais d’attendre le retour d’un disparu. La douleur de Marguerite, aussi narcissique fût-elle en apparence (« Vous êtes plus attachée à votre douleur ou à Robert Antelme ? » lui fera un peu cruellement remarquer Dionys), l’aura pourtant fait irrémédiablement passer de l’autre côté du monde, avec ceux et celles qui attendent encore, d’une attente de tous les temps.

Réinventer la distance
parLuc Lavacharie
© ACOR, décembre 2017

La Douleur de Emmanuel Finkiel