Matthieu Haag : Je vais au Vietnam pour toute autre chose que ce film, puisque je pars là-bas pour réaliser un film institutionnel sur la francophonie qu’une ONG m’a commandé. Comme elle ne peut pas me payer, j’accepte à la condition que je puisse rester deux semaines supplémentaires sur place avec mon ingénieur-son et mon chef-opérateur. J’utiliserai ce temps pour un projet personnel. J’avais déjà l’expérience d’un tournage à l’étranger – au Liban plus exactement, avec mon court-métrage Un parfum de Liban – et je m’étais rendu compte, à cette occasion, que, dans l’urgence, je pouvais être plus efficace. Les défauts d’un scénario moins abouti, car écrit rapidement, sont en effet compensés par l’énergie du tournage. J’avais, en tout cas, cela derrière la tête.
J’avais envie de raconter l’histoire d’un père qui, proche de la mort, invite son fils à aller dans la montagne afin de le préparer à assumer la charge de la famille, comme le veut la tradition vietnamienne. Il est incapable de parler, mais le fils comprend l’essentiel, malgré les silences. Je fais des repérages, établis un plan de travail pour ces quinze jours, et, avec l’aide de réalisateurs amis, me mets à la recherche des comédiens. Pour le rôle de l’enfant, on me conseille de suivre l’exemple des gens sur place, c’est-à-dire d’aller à l’orphelinat de Monsieur Vu Tiên. « Si tu promets que l’enfant sera bien nourri et que tu acceptes de faire un don, même modeste, à l’orphelinat, Monsieur Vu Tiên acceptera volontiers car il considère que cela fait une expérience pour ses pensionnaires. » Je me rends donc à l’orphelinat, avec ma traductrice. Après un rapide échange, Monsieur Vu Tiên accepte que le rôle de l’enfant soit joué par le petit Kiên, que j’avais repéré en entrant. Malheureusement, il est déjà occupé pour les trois jours de tournage que j’avais retenus, car il doit passer un examen qui valide son entrée dans la grande école.
Exactement. Monsieur Vu Tiên m’explique qu’il est attaché à ce passage initiatique et qu’il ne peut priver l’enfant d’un moment qui va le structurer. Puis, pour mieux expliquer sa position, il raconte sa vie : lui-même a perdu son père quand il avait sept ans, etc., etc. La conversation achevée, mon équipe et moi nous levons et sortons de l’orphelinat. J’interroge alors ma traductrice pour qu’elle me précise ce qu’elle n’avait pas eu le temps de traduire.
À mesure qu’elle me déroule la vie de Monsieur Vu Tiên, je me dis que le vrai film – authentique, profond, humain– est là. Je ne me vois plus réaliser une fiction un peu futile alors que ce qui m’est proposé est mille fois plus puissant que ce que j’ai imaginé. Une heure plus tard, je sonne à nouveau à la porte de l’orphelinat et je propose à Monsieur Vu Tiên de faire un documentaire sur lui. Il accepte.
« Il y a trente enfants dans l’orphelinat, me dit-il, quatre personnes de plus ou de moins, ce n’est pas un problème. » J’arrive en fait à un tournant de la vie de cet homme : il a 73 ans, il éprouve sans doute le besoin de laisser une trace.
C’est le cas d’ordinaire. Mais Monsieur Vu Tiên a une situation particulière. Bien qu’il soit une personnalité très connue dans son pays, il ne touche pas de subventions publiques. Il a donc besoin de dons privés pour assurer l’existence de son orphelinat. Pour cette raison, il a un discours rôdé qu’il tient tout prêt pour les journalistes. Au début, il m’a d’ailleurs confondu avec un journaliste. Pour autant, s’il reprend les éléments de langage, il veut vraiment parler. Ma nationalité française, sans lien avec le Parti, fait qu’il a confiance. La consigne à ma traductrice est alors claire : je pose une question et Monsieur Vu Tiên parle aussi longtemps qu’il veut. C’est lui qui impose le rythme de la conversation et certainement pas moi avec ma culture occidentale ! C’est la raison pour laquelle, je l’écoute parfois vingt minutes, sans l’interrompre, sans comprendre.
Ma traductrice récapitule en quelques mots très rapides ce qui a été dit et je pose la question suivante. Vingt minutes résumées en trois mots : autant dire que je suis dans un grand flou ! Je suis le candide dans un monde qui m’échappe. J’ai des heures de rushes sans savoir ce qui se joue. Heureusement, petit à petit, ma traductrice comprend la façon dont je perçois les choses. Elle résume par ailleurs les points essentiels le soir, ce qui me permet de construire la journée de tournage suivante et de pressentir un fil conducteur.
En fait, je ne suis pas maître de ce qui se passe. Je suis dans le lâcher-prise…. Beaucoup d’informations passent par les regards, les sourires, le corps. Cela me sera d’une grande aide pour le montage car je comprends que je vais devoir monter, non pas en fonction des phrases, mais en fonction d’une expérience, d’un ressenti, d’un rapport quasi organique avec le réel et les images.
Je les filme également. Je découvre le rythme de la vie dans ce lieu particulier. Comme je viens tous les jours pendant quinze jours, je finis par me faire oublier. Les enfants s’habituent à moi, et moi à eux. Je commence à jouer avec eux. Sans doute me suis-je plus attaché au petit Kiên, mais, dans l’Orphelinat, chaque enfant a une existence propre. Chacun d’eux a son moment singulier.
Après ces deux semaines, je reviens en France et je mets tous les rushes dans un tiroir. Pourquoi ? Le projet me semble maintenant trop compliqué. Mais lors d’une soirée, je rencontre un Vietnamien de 73 ans avec lequel j’engage la conversation. Il n’est jamais retourné dans son pays depuis cinquante ans. Il en est tellement amoureux qu’il craint de ne pas le retrouver tel qu’il l’a quitté. Et il me propose de traduire les conversations avec Monsieur Vu Tiên. Il voit cela comme un cadeau : cela lui permettra, en effet, de renouer avec sa patrie, de percevoir son énergie nouvelle et, peut-être, d’y trouver la force de retourner là-bas, un jour.
Dès lors, tous les soirs, je reçois un mail avec les traductions de la journée. Au bout de plusieurs semaines, je commence à avoir le résultat de tout ce que j’ai vécu au Vietnam et que je n’ai pas compris ! Je prends conscience que le contenu donne encore plus de force à ce que j’ai pressenti. Je décide donc de repartir là-bas dès que possible, car je sais dorénavant que je finirai le film.
Un an plus tard, sans avertir Monsieur Vu Tiên, je sonne à nouveau sa porte. C’est lui qui m’ouvre. Il m’avouera plus tard que ce second séjour a été pour lui la preuve que je ne le trahirai pas et que je ne profiterai pas de sa générosité pour faire un film superficiel. A partir de là, son discours change ; il va au-delà de ce qu’il sert à tout le monde ; il n’est plus en représentation. La preuve de ce changement : sur les soixante-dix minutes du film, il reste dix minutes de la première année – la phase d’apprivoisement mutuelle – et soixante minutes de la seconde. Impossible par exemple d’avoir la séquence du cimetière d’emblée, car je rentre dans la vie des gens et, plus encore, j’arrive dans la vie des morts ! Ce n’est qu’à l’issue de mon deuxième séjour que Mme Vu Tiên me propose de venir avec elle et accepte que je filme le culte des ancêtres.
Tout ce que je dis dans le film a été conscientisé a posteriori. Quand je vais au Vietnam la seconde fois avec ma compagne, nous sommes traversés par des questions qui restent à l’état de non-dits : l’impossibilité d’avoir un enfant ensemble, l’adoption, l’ascendance, la descendance… A cet instant-là, je ne pense pas m’exposer autant dans le film. Mais, au même moment quasiment, des images resurgissent du chapeau familial. Mon oncle m’appelle un jour pour me parler de petits films qu’il avait tournés autrefois. « Quelles images ? », lui demandé-je, interloqué. Et je découvre alors une heure de rushes que je n’avais jamais vus et dont je n’avais jamais entendu parler. C’était une découverte absolument folle ! J’ai de vraies images familiales, de vrais visages familiaux, qui sont absolument neufs pour moi ! C’est alors une évidence : l’Orphelinat sera autobiographique.
L’idée directrice était trouvée auparavant, mais à cet instant, tout se met en place. Je peux enfin parler de descendance et d’ascendance, de grands-parents, de parents et d’enfants, bref je peux traverser l’arbre généalogique. Comme je suis la pièce intermédiaire, je dois faire entendre ma voix, d’où la décision de recourir à la voix off.
C’est moi qui prends cette décision, d’autant plus difficile que j’ai déjà eu une expérience de ce type naguère, lors de la réalisation d’un court-métrage autobiographique. Or, à cette époque, je n’ai pas eu le cran d’aller au bout de ma démarche. Je m’étais en effet déjà exposé une première fois en évoquant ma vie, je ne me voyais m’exposer une seconde fois en me racontant. J’ai donc demandé à Grégoire Leprince-Ringuet de dire le texte, à la satisfaction du plus grand nombre. Seuls quelques amis ont montré une réticence, notamment le chef-mixeur Florent Lavallée qui voyait là un défaut majeur. A ce moment-là, il me met dans la tête que je suis capable, non seulement d’écrire le texte, mais également de le dire.
Pour l'Orphelinat, j’écris la voix off en même temps que j’écris le film. Je suis sur mon banc de montage et, quand je me rends compte qu’une séquence ne tient que si elle est traversée par quelques phrases de voix-off, je les enregistre puis les monte pour vérifier que cela fonctionne.
À la fin du film, je me retrouve avec un texte qu’il me faut enregistrer en studio. Cela me prend quatre heures. Pourtant, après vérification dans l’auditorium, Florent Lavallée m’appelle catastrophé : « C’est un désastre absolu, me dit-il. La voix n’est pas habitée ». J’avais en effet ouvert tous les parapluies pour ne pas m’exposer.
J’appelle une amie, metteur en scène, qui accepte de m’aider. On reprend ensemble le texte et elle m’aide à saisir le poids de chaque mot. Je retourne ensuite enregistrer. Sans casque sur les oreilles. Seul, avec mes seules phrases et mes émotions. Des émotions si fortes que, de cette session d’enregistrement vécue comme une transe, il ne me reste qu’un trou noir.
À vrai dire, je commence le montage un peu perdu devant cette montagne de rushes. Grâce à ma traductrice principale Quy, avec laquelle j’ai visionné toutes les images des dizaines de fois en boucle, j’ai les traductions vietnamiennes sur un fichier extérieur. Mais je n’ai pas de sous-titres synchrones. Sans comprendre un traître mot, je m’imprègne progressivement des intonations, des souffles, de la respiration de mes interlocuteurs pour donner un rythme que je crois être le bon pour cette histoire. Pour couper au plus juste, je ne m’appuie pas sur le sens des phrases, mais sur mes sensations et le phrasé de la langue vietnamienne. Le plus drôle : lorsque des vietnamophones ont vérifié le film, ils ont constaté que j’avais tout coupé, pile poil, au bon mot !
Je me suis calqué sur les rythmes des émotions. D’ailleurs cela a été très simple pour les parties qui se déroulent au Vietman, avec Monsieur Vu Tiên et le petit Kiên, et beaucoup plus compliqué pour la partie à Nantes. Car, dans ce dernier cas, je ne me laisse plus guider et j’ai plus de mal à sentir la justesse.
Comme j’enregistre ma voix au fur et à mesure, cela me permet de jauger les silences, En fait, je n’ai pas travaillé sur ce que les gens disaient, mais sur les moments où les gens ne disaient rien. Je monte sur les souffles, je coupe sur les silences. Je prends lentement conscience que je construis le film sur les vides et non pas sur les pleins. Je pense le film comme une partition Ce n’est pas une portée en croches mais plutôt en blanches ou en rondes. Je privilégie les hiatus, les distorsions, les oppositions, les contradictions, les interstices : douceur à l’intérieur de l’orphelinat, brutalité à l’extérieur. Quiétude dans la maison, violence quand on en sort. C’est comme si on avait le piano à côté de la grosse caisse. J’ai vraiment ressenti cela et voulu travailler dans ce sens.
J’ai ajouté des sons toujours discrètement. Le bruit de la porte au début est une façon de mettre le spectateur en alerte. Va-t-on l’ouvrir ? La fermer ? De même, la sonnerie du téléphone au moment où la mère de Kiên retrouve son fils, est une façon d’instaurer un micro-suspens : va-t-elle répondre au téléphone ? Va-t-elle sortir du cadre ? Autre exemple : quand Kiên construit son piano, on entend un orage qui gronde. Tous ces ajouts sont imperceptibles, mais ils mettent le spectateur en alerte. Ils instaurent un équilibre instable, qui m’intéresse d’autant plus que, loin d’établir les choses, il les met dans un certain état de fragilité.
Je vis cette menace avec l’arrivée de la mère à laquelle je ne m’attends pas du tout. Je suis dans le fantasme d’une adoption et la réalité me rattrape. J’avais déjà connu cela lors de la première rencontre avec Monsieur Vu Tiên : alors que nous étions tous autour de la table, d’un seul coup tout le monde s’est levé. Je comprends que je n’ai pas les codes. Il faut donc que je m’adapte et que je suive le mouvement : puisque tout le monde se lève, je n’ai plus qu’à me lever. En fait, ce film est nourri de cette expérience organique, parfois inconfortable, que j’ai vécue et que j’essaie de transmettre aux spectateurs.
Durant mon travail, j’ai vu et revu en boucle La pudeur et l’impudeur d’Hervé Guibert. Je prends des risques tout en me demandant à quel moment je vais trop loin. Personne n’a la réponse. J’ai à ce propos une anecdote. Dans une séquence, on voit les enfants dormir et, pour accompagner cette image, j’avais écrit deux lignes de voix off, poétiques et respectueuses. Or, je décide de supprimer cette voix quand je mesure le caractère insupportable de ma présence. Des enfants dorment et quelqu’un parle durant leur sommeil ! Je ne veux pas être le héros de cette histoire, je ne veux qu’accompagner le spectateur. J’ai tout fait pour être un simple passeur. Partant de là, j’ai tout mis en œuvre pour exister sans être intrusif. Cela vaut pour la voix off comme pour la caméra qui reste la plus discrète possible.
J’ai demandé une focale (50 mm) qui obligeait à rester à une distance respectueuse et qui maintenait un équilibre par rapport aux gens que je filme. La charte éthique était établie ainsi.
C’est cela : fragilité humaine, fragilité de l’ascendance, de la descendance, fragilité familiale. La seule scène où je suis présent dans le plan, c’est celle du bras de fer. On me l’a reproché. Je l’assume complètement : si en tant que cinéaste je n’ai pas à entrer dans le cadre, je peux me le permettre à ce moment-là. D’une certaine façon, je suis le père qui joue avec son enfant. Un père qui disparaît (à l’image comme dans la bande-son) dès que, dans le plan suivant, la mère du petit Kiên surgit, et qui ne revient, timidement, qu’au départ de cette dernière…
Cette fragilité, je l’ai connue aussi comme réalisateur. J’ai pris conscience qu’on ne sait pas forcément où on va, quand on fait un film. Comme un alpiniste sur les parois de l’Everest, on avance petit à petit sans voir le sommet. De cette fragilité, je fais dorénavant une force : même si j’ignore quelle voie emprunter pour faire un film, je sais que j’arriverai à dire ce que j’ai en tête. Les histoires de transmission sont le cœur de mon questionnement. C’est une évidence pour moi maintenant.
Propos recueillis en décembre 2018