L'image a d'abord la consistance liquide d'un ondoiement bleuté. Des points verts glissent à sa surface, comme des herbes ou des étoiles lointaines, tandis qu'aux nappes vibratiles du synthétiseur se mêlent ululements, bruissements, stridulations. Puis des lignes apparaissent, un coin se forme. Du plafond un instant confondu avec un lac ou une voûte cosmique, nous retombons sur terre. Mais la surprise et la désorientation ne cessent pas pour autant. Un corps à la posture étrange gît sur un lit, recouvert d'une épaisse pelote lumineuse – écume ou voie lactée, selon que l'on voudra filer la métaphore maritime ou céleste. Echappant peu à peu à la stupeur initiale, le spectateur commence cependant à circonscrire, nommer, identifier : une chambre, un enfant, une adulte qui veille sur lui. Cela ressemble à une forme de thérapie. Bientôt la musique ralentit, s'étire, se déforme. Il n'y a plus de piles.











Un tel prologue pourrait valoir comme avertissement. Le propos en serait simple : la rêverie doit céder la place à une réalité nécessairement prosaïque ; le corps un temps délié des contraintes de la gravité devrait retrouver les stigmates du handicap. Dans cette scène à l'allure de gag compte pourtant moins l'idée d'une chute que celle d'une suspension des évidences, d'un trouble de la perception et surtout l'introduction d'un registre métaphorique et rythmique – en un mot, peut-être, « fictionnel». L'enchaînement des plans suivants ne répondra de fait à d'autre logique qu'à celle du geste et de la trajectoire. Dans la découpe de deux fenêtres, des filles tentent d'accorder leur danse. Un adolescent combinant les tenues de Batman et de Superman se cache d'arbre en arbre avant de fendre le champ avec détermination. Un autre, la tête levée au ciel, dessine des spirales. Les raccords mêmes se font sur le mouvement, en mouvement, comme si, effaçant la coupe, ils constituaient un engrenage mettant en branle une machinerie complexe qui n'aurait d'autre but que l'élégance de ses arabesques.













Mais quelque chose encore échappe à l'admiration béate de l'eurythmie. Ni la posture pragmatique, ni la posture esthétique, ne se suffisent en réalité à elles-mêmes. Dans la terrible jungle a été tourné à la Pépinière, établissement situé à Loos et qui accueille « des enfants et des adultes déficients visuels ou atteints de troubles neurovisuels avec déficiences et troubles associés », ainsi qu'il est possible de le lire sur le site Internet de l'établissement. Une telle description clinique n'apparaît jamais dans le film. Bien qu'évidemment présent et attentif, le personnel médical est d'ailleurs plutôt en retrait. L'administration, les familles, le monde sont quant à eux maintenus hors d'un lieu dont nous ne verrons jamais tout à fait les contours. Sous l'œil de Caroline Capelle et Ombline Ley, la Pépinière est une enclave, une île, une hétérotopie où personne n'est désigné par un handicap, où celui-ci ne fait jamais nom. Nous pouvons bien supposer quelques troubles autistiques chez les uns ou les autres, l'enjeu est ailleurs. Non dans le diagnostic, mais dans les formes que peuvent prendre ces vies.





























































C'est à ce point sans doute que documentaire et fiction se rejoignent et, plutôt que de se faire concurrence, s'augmentent de leurs puissances respectives. Certains enfants jouent et cela, avant d'être rendu tout à fait évident par une malicieuse pirouette, peut se deviner, notamment dans le rapport entre le cadrage, souvent large, et la voix, saisie au plus près par des micros-HF. Il y a donc ici, au sens le plus classique, mise en scène. D'autres enfants ne jouent pas, du moins pas à faire un film, mais ils n'en sont pas moins filmés, c'est-à-dire en l'occurrence cadrés avec soin, attention, égard. Bien qu'ayant leurs nécessités propres, leurs manières de se tenir, de parler, d'évoluer rencontrent un regard, une présence, avec lesquels, dans une certaine mesure, ils composent. Ainsi, même lorsque chacun semble suivre son orbite, aucune collision n'est à déplorer – du moins sont-elles tenues hors-champ, revenant alors par le biais de discussions. On songe aux mots de Marielle Macé : « L'individu n'est pas simplement « rythmé », affublé d'une vitesse qui viendrait s'ajouter à ce qu'il est. Il est rythmique, c'est-à-dire qu'il est défini, dans ses contours, par une manière de fluer. […] Rythmique [aussi] est la communauté, qui se trouve redéfinie comme un montage de rythmes individués, un arrangement de discordances et de concordances, un 'rythme des rythmes' . » (1)













Plutôt que de rationaliser sur le mode de la lecture symptomale (« il-elle est autiste »...), ou de disqualifier sur le mode du jugement moral ou esthétique (« on ne devrait pas filmer cette personne dans ces conditions », « il-elle fait n'importe quoi »), le spectateur trouve l'occasion précieuse d'être touché par la banalité autant que par la richesse des élans physiques, affectifs, psychiques, artistiques de ces jeunes gens. Par la rigueur même de ses cadres, le film ouvre en fait une zone d'indétermination où le symptôme peut aussi se faire œuvre. Même s'ils ne sont pas faits pour nous, certains gestes nous convoquent, nous appellent, exigeant une considération immédiate et absolue. Ce souci pour ce qui, sans mot, s'exprime, ne pouvait sans doute qu'aboutir à l'élection de quelques figures singulièrement expressives. C'est notamment le cas d'Ophélie Lefebvre, jeune fille dont le moindre geste devient musical. Il faut ainsi l'entendre se brosser les dents, ou agiter un sac plastique dans le vent. Mais aussi chanter ou jouer d'un instrument avec des personnes qu'elle ne voit pas, et qui pour certaines ne peuvent pas la voir non plus. Plus que la star du film, elle en est la clé. Avec une joie irrésistible, elle nous rappelle que la vie n'est qu'élans, rythmes, formes.



Raphaël Nieuwjaer © ACOR, 2019