Le voyage des somnambules

Dans l’intimité du salon familial, une jeune fille de seize ans a réuni ses proches autour d’elle avant son départ pour Huzhou. Dans cette ville spécialisée dans le secteur textile, elle espère trouver du travail comme petite main. Pas vraiment de rêves de fortune pour l’adolescente, mais le pragmatisme de rejoindre une région dynamique économiquement contrairement à celle où elle vit. On pressent que cette image de famille élargie regroupée dans une maison commune va se dissoudre dans l’exode vers la grande ville et ses promesses de travail, à défaut de fortune.

Originaire du Nord de la Chine, Wang Bing avoue avoir suivi les pas de la jeune fille sans connaître plus qu’elle ni la province du Zhejiang, ni le fonctionnement de la filière de la confection qui occupe tout le bourg de Zhili. Le film prend acte, dans sa forme, de ce statut du cinéaste, débarqué sans repérages dans un monde étranger, en se construisant comme une course de relai : chaque personnage nouvellement rencontré tend le témoin au suivant qui fera à son tour découvrir ses conditions de travail et de vie. Après avoir suivi le parcours de l’adolescente, la caméra s’intéressera au couple terrible formé par Ling Ling et son mari Erzi, avant de s’attacher aux pas de Laoh Ye puis de son colocataire.

Familles décomposées

Argent amer donne à sentir en permanence la balance entre le destin singulier d’hommes et de femmes observés dans leur quotidien et la profonde mutation économique, politique, sociologique d’un immense pays. Un carton nous donnera, au cours du générique de fin, les proportions chiffrées qu’il faut appliquer aux quelques exemples que nous avons suivis : la ville champignon pousse à mesure qui s’y installent 18 000 ateliers ou usines de confection et les 300 000 ouvriers qui y officient. Cette massification du phénomène se ressent dans la longue séquence de voyage : au cours du trajet que parcourt la jeune fille pour aller vivre à 2 500 km de chez ses parents, elle ne rencontre que des migrants intérieurs comme elle qui auraient chacun un récit de vie désarticulée à livrer. Le film ne nous montre rien de la misère des campagnes qui ne laisse que la fuite comme alternative. Il suffit, pour se faire une idée de ce point aveugle, de convoquer le souvenir d’une autre part de la filmographie du cinéaste. Le quotidien entrevu dans Les trois sœurs du Yunnan est précisément le contrechamp de Argent amer.

Il n’est bien sûr pas anodin qu’un film consacré au travail s’ouvre sur une scène de repas familial. Ce foyer restera dans l’esprit du spectateur comme un souvenir impossible à raccorder au quotidien laborieux des ouvriers déplacés. Sur les deux mille heures de rushes qu’il a tournées dans le Zhejiang (et qui doivent nourrir un projet plus vaste), Wang Bing en a prélevé 200 à partir desquelles il a travaillé pendant huit mois à un montage qui met à l’avant plan le motif de la famille et de son absence. Mais surtout, ce que ce choix met en valeur, c’est la façon dont le travail empiète sur la vie privée, combien la dureté des conditions et la promiscuité de la grande ville font voler ces liens en éclat. Tout l’art du cinéaste consiste à savoir glisser sa caméra dans un type de situations où l’intime se joue dans un lieu public. Ou plus précisément, de choisir pour sujet même de son film cette explosion de l’intime au vu de tous. Dans un court intermède, le cinéaste surprend Laoh Ye en conversation téléphonique avec sa femme restée chez eux. Même en prêtant l’oreille à une discussion conjugale, la caméra éloigne tout soupçon d’impudeur. Car l’échange a lieu sur la coursive de l’immeuble où passent tous les ouvriers pour aller se laver ou dîner. Plus tard, la caméra posée sur un étal en pleine rue, enregistre la violente dispute qui éclate entre Ling Ling et son mari. Là encore, la brouille conjugale a lieu devant les amis du couple qui, de témoins, se transforment en juges de paix.

La subtilité du cinéaste – tout comme sa pudeur – consiste à capter combien, à travers cette migration à l’autre bout du pays, le noyau familial se dilue dans la distance. De son absence physique, le film tire une omniprésence en pensée. C’est par exemple cet homme qui consulte son opérateur téléphonique pour apprendre que, son crédit épuisé, il ne pourra plus appeler sa femme restée au pays. C’est encore une jeune fille qui entretient le souvenir de la maison en faisant défiler sur l’écran de son portable les photos prises lors de sa dernière visite.

Capitalisme amer

À ce sentiment de distance, Argent amer offre avec acuité la perception du temps. La longueur des journées de travail qui s’étirent de 7h du matin à minuit est souvent évoquée. Mais ces horaires aliénants doivent être multipliés par la cadence de chaque heure pointée. Posté à un mètre à peine des machines à coudre, l’œil du documentariste observe l’amoncellement dans les ateliers de manches ou de capuches de blousons que l’on voit prendre forme en quelques minutes. Payés le plus souvent à la pièce, les ouvriers sont soumis à un rythme soutenu en deçà duquel le licenciement les guette. Un jeune homme redoute justement l’essai qu’il s’apprête à passer dans une grande usine, car, jugé trop lent et inefficace, il vient d’être renvoyé de son petit atelier. En dehors de ce temps présent de la besogne qui n’en finit jamais, Wang Bing, dresse un portrait de groupe des travailleurs pauvres qui fait état de la diversité des difficultés rencontrées. Le jeune garçon dont nous avions suivi l’arrivée en taxi au début du film repartira bien vite d’où il vient, incapable de s’habituer aux journées à rallonge et au manque de sommeil. Lors de la violente scène de ménage, la main mystérieusement gantée de Erzi, laisse supposer un handicap dû à accident du travail. Enfin, comme le colocataire ivre de Laoh Ye qui psalmodie des plaintes dans son atelier en attendant son patron pour lui donner son congé, les plus résistants finissent brisés. Quand, après plusieurs années, la pauvreté subsiste, ce sont l’épuisement, la solitude et le découragement qui prennent le dessus.      

Comme à son habitude, le cinéaste ne se sert pas dans Argent amer du montage pour offrir un regard dialectique de la situation. Le point de vue se fixe sur l’ici et maintenant des ateliers sans chercher à embrasser le fonctionnement de la globalité d’un système. Comme les guerilleros restés invisibles dans la jungle birmane de Ta’ang, comme le personnel soignant absents des coursives de Till Madness Do Us Part (À la folie), les patrons restent ici majoritairement hors champ. Et c’est ce qui rend d’autant plus vain aux yeux du spectateur le labeur ininterrompu des ouvriers. La seule image du patronat est celle du directeur d’un petit atelier qui fait une leçon de morale à son employé ivre puis qui négocie au sou près avec une ouvrière le prix d’une robe qu’elle veut garder après l’avoir cousue. Le haut de la pyramide reste invisible et, pour tout dire, semble inexistant. C’est tout le sens de l’ultime séquence du film dans laquelle Ling Ling et Erzi rabibochés, plaisantent en s’affairant, avec des amis, à charger une cargaison de marchandise dans d’énormes ballots perchés sur une charrette. La caméra du cinéaste ne suivra pas le chargement jusqu’à sa destination, inscrite à la main directement sur l’emballage. La voir ainsi s’éloigner donne une triste vacuité à l’agitation des travailleurs – ouvrier, repasseuse, patron, revendeur intermédiaire – qui, se pressant la nuit dans les rues pour aller coudre, ont plus l’air de traverser leur vie en somnambules que d’accomplir leur rêve capitaliste.

Le voyage des somnambule
par Raphaëlle Pireyre,
© ACOR, 31 octobre 2017 

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