En dépit de sa simplicité, le titre du nouveau film de François Bégaudeau pourrait prêter à confusion. Il suffit pourtant de l'entendre au plus littéral. Autonomes n'est pas un traité cinématographique sur l'autonomie, mais un recueil de pratiques et de formes de vie, singulières et localisées, dessinant par leur rapprochement la carte d'un territoire politique. Faisant suite à un long échange durant le festival d'Angers, cet entretien se penche sur l'écriture et la production documentaires, avant de déplier certaines des questions ouvertes par un film à la fois humble et riche.


Propos recueillis par Raphaël Nieuwjaer.




































À quoi ressemblait la version écrite du film, et que reste-t-il de cette esquisse dans la version filmée ?

Je ne sais pas si c’est à mon crédit ou à mon discrédit, mais le film est finalement construit à peu près comme je l'avais écrit. Ce qui est évidemment bizarre pour un documentaire, puisqu'en général on ne sait pas tout à fait ce qui va se passer durant le tournage. Or, si on relisait la note d'intention que j'ai faite pour demander de l'argent à la région, on constaterait que l'essentiel s'y trouve déjà. En gros : pas d’entrecroisement entre les différents spots autonomes, les différents personnages. Un principe un lieu / une séquence. Et puis un fil conducteur, qui serait la fiction de l' « homme des bois ». De fait, Autonomes ressemble à cela.







Ai-je trop écrit les choses ? Aurais-je dû être plus disponible ? Je ne sais pas. Pour ce projet-là, je me dis que c'était la bonne méthode. D'ailleurs, même durant le tournage, nous avons parfois anticipé le montage. Pour la séquence Laëtitia-Sylvain, par exemple, nous n'avons pas filmé pendant deux ou trois jours en attendant de voir ce qui en ressortirait. Non, mon idée était qu'ils soient en off tous les deux, et que l'on entrelace leurs paroles afin d'incarner le couple – le tout sur des images de la vie à la ferme. Elodie [Fiabane], la monteuse, a cherché d'autres approches, mais rien à faire, la séquence c’était ça (en même temps, elle devait bien faire avec les rushs qu'elle avait…).





Photo extraite d'une séquence non retenue



Bien sûr, il y a eu des surprises au tournage, et des déceptions. Il y a quand même un moment où le réel se rebiffe. J'ai parfois filmé des gens ou des situations en ne sachant pas tout à fait si le film en voudrait, par exemple un magicien. Nous avons aussi filmé une « murder party ». Je me disais qu'il y avait dans cette manière d'inventer un monde à travers un jeu de rôle quelque chose qui pouvait correspondre à une certaine idée de l'autonomie. À la fin de la journée, j'étais très enthousiaste, mais le film a rejeté cette séquence, dont nous avons fait un court-métrage à part.






J'imagine que la partie fictionnelle était elle aussi très écrite



Oui, même si nous avons improvisé certains dialogues ou inventé certaines situations durant le tournage. Sur le papier, ce pan du film suscitait beaucoup de perplexité. Un certain scepticisme régnait quant à la possibilité d'incarner cette ligne narrative. Pour ma part, une fois les scènes tournées, je me disais que c’est au montage que se déciderait son intégration ou non. C'est Elodie qui m'a convaincu que ces scènes valaient le coup. Au final, nous avons même intégré plus de scènes que prévu.






Le problème s'est presque inversé : il est possible que ces scènes suscitent une croyance telle que le spectateur se sente « trahi » quand il en comprend la nature fictionnelle.


Au regard des premières réactions, on peut dire que les scènes en elles-mêmes emportent une certaine adhésion. En revanche, il peut effectivement y avoir des degrés de tolérance à l'embrouille. Des spectateurs rompus au documentaire, qui connaissent par exemple Avi Mograbi, ou pourquoi pas Une sale histoire de Eustache, sont plus habitués à la malice possible du documentaire. Une chose qui d'ailleurs me réjouit est qu'il y a pour chacun un point de bascule à partir duquel il réalise que c’est une fiction – quant à moi j’étais persuadé que c’est le plan dans le poulailler qui, en rompant avec le style « pris sur le vif », serait le signal, mais ce n’est pas systématiquement le cas.













Il est vrai aussi que ces scènes, et plus largement ce mode de vie en rupture, dans la forêt, peuvent susciter un certain « vouloir-croire ». D'où une déception possiblement conflictuelle au moment où l'on comprend que ce n'est pas vrai, en particulier chez les spectateurs les plus militants, c'est-à-dire les plus authentiquement impliqués dans ce désir-là. Le film ne ferait preuve de rien, puisque c'est inventé. C'est le classique hiatus entre l'art et le militantisme – plus on est impliqué, et moins l'on accepte de donner du « jeu » à la représentation de la cause. Mais ne peut-on pas aussi estimer que ce qui semble fictionnellement crédible prouve quelque chose ? C’est mon acte de foi à moi : si le personnage fonctionne, alors son mode de vie est viable.












En tant qu'écrivain, comment vivez-vous cette étape du scénario ?


L'écriture de scénarios de fictions est un exercice très intéressant, qui a sa noblesse. Les ennuis commencent quand il s'agit de faire valider son travail par des financiers. Par contre, écrire un documentaire est un peu de l’ordre du contresens. Devoir rédiger une note d'intention pour anticiper sur une aventure de tournage qui n'a pas encore eu lieu, tout en sachant que le film s'inventera probablement au montage, est particulièrement pénible car artificiel. Se déclenche alors un jeu de dupes. Je sais que tu sais que je pipeaute en feignant de savoir ce que je vais faire. Le réalisateur feint de savoir exactement ce qu’il va faire, le financier feint de le croire.










Conseil régional des Pays de la Loire à Nantes




Avez-vous dû réécrire le film suite à son passage dans les commissions de financement ? Comment s'est déroulée la production ?


En général, ma position consisterait plutôt à me passer de tous ces dispositifs. Antoine [Glémain], le producteur, souhaitait toutefois demander des aides régionales. Cela se comprend, car il est bien sûr plus confortable de se lancer avec 100 000 euros qu'avec 12 000, ne serait-ce que pour pouvoir payer correctement l'équipe. Dans un premier temps, nous avons obtenu une aide à l'écriture. L'aide à la production nous a par contre été refusée. Il est toujours difficile de savoir pourquoi, mais il semblerait qu'il n'y avait pas eu assez de changements à leur goût entre la note d'intention rédigée pour l'aide à l'écriture et celle pour l'aide à la production. Entre les deux, j'avais bien rencontré de nouveaux personnages, mais le projet en tant que tel était resté effectivement inchangé. Pour résumer ma position sur cette affaire : je ne considère absolument pas que la région avait le devoir de m'aider. Rien ne m'est dû, et je sais bien que c'est le lot des commissions que de trancher entre une multitude de projets. Une nuance, tout de même : si la vocation d'une aide régionale est de soutenir prioritairement des projets ancrés dans une région, conçus à partir d’une observation de terrain, je trouvais qu'on avait vraiment le bon profil. Donc il n'est pas impossible que la sortie pile à ce moment de , qui s'attaquait à une certaine bourgeoisie culturelle, ait pesé dans la balance. Quelques temps auparavant, il y avait eu un rétropédalage à propos d'un film sur la Z.A.D. de Notre-Dame-des-Landes, ce qui avait provoqué la démission des membres de la commission. Il arrive donc que les instances politiques orientent ce genre de décisions. Mais restons cohérents : je ne peux pas dire d'un côté que la bureaucratie républicaine n'est jamais neutre, qu'elle est empreinte d’idéologie, et de l'autre m'étonner que l'administration d'argent pour le cinéma ne soit pas neutre. J'aimerais juste que les choses soient plus claires. Un truc comme : compte tenu des attendus anarchistes de ce projet, nous, région de droite, n’avons aucune envie de l’aider. Ça aurait de la gueule.




























Pourquoi avoir fait le choix de ne pas solliciter le CNC ?

Je pense qu'il faut se passer le plus possible du centre. Passer par le CNC exige beaucoup d'énergie, pour un résultat souvent négatif qui ne produit que de la déception et de l'aigreur. Avec le collectif Othon, nous avons très peu demandé d'argent. Cela m'a formé à l'autonomie. Evidemment, il faut pouvoir se le permettre. Pour Autonomes, il me semblait également absurde qu'un film si nourri de Mayenne doive en passer par un guichet parisien.











On est en démocratie !


Revenons à l'écriture et au montage : pourquoi ce parti-pris de ne pas entrecroiser les lieux et les gens ?


C'est lié à l'expérience d'On est en démocratie !, du collectif Othon. Film que je trouve globalement intéressant, mais dont je vois les impasses. Il se trouve qu'on avait énormément filmé, et qu'ensuite au montage nous avons essayé de faire droit à tout. Au final, il y a de multiples bribes de vies, mais peu de situations réelles, imposant leur durée et leur espace. En tant que spectateur, je suis aussi très réticent face à la forme standard du documentaire, de type Arte, qui consiste en un enchevêtrement infernal de paroles. Deux phrases pour l'un, trois phrases pour l'autre : cela ne donne rien d'autre à entendre que le discours du monteur.











Pourquoi interroger les gens, si c'est pour instrumentaliser ainsi leurs propos ? Et puis j'aime sentir des présences. Cela ne peut passer que par la durée, le fait de s'installer dans un lieu et de construire patiemment une séquence. C'est tout de même le geste fondamental du documentaire. La seule entorse du film à ce principe un lieu / une séquence est le retour des sourciers au milieu du film. Mais on les retrouve dans une posture très différente, et puis la séquence est belle et drôle, et j’avais envie qu’on entende leur parler.










Un autre principe de montage est que l'on débute avec l'eau et que l'on finit avec le feu, après s'être consacré à la terre.


La décision de finir avec le feu est venue au montage. C'est Élodie qui a tranché – à la base je pensais plutôt finir avec la résurrection, soit la petite séance de soin avec l'homme des bois. En revanche, le début avec l’eau (les quatre premières séquences) était écrit. Au commencement était l'eau. Quand tu discutes avec des paysans, ils te disent avoir d'abord cherché les sources. C'est une des conditions sine qua non de l'autonomie. À ce sujet, nous avions même tourné une séquence à l'oratoire de Saint-Céneré, qui a selon la légende évangélisé la Mayenne. Comme dans tout processus de cet ordre, l'histoire commence avec la découverte d'une source, et la bénédiction de l'eau. Nous avons ainsi monté une séquence où l'on voyait des gens, parfois malades, recueillir cette eau à laquelle on prête des vertus miraculeuses. En off, une petite fille racontait la légende du saint, un ermite venu d'Italie. En réalité, cette séquence était une pure construction mentale, qui ne fonctionnait pas, comme Élodie m'en a convaincu, même si j'étais attaché à la dimension du conte que cela suggérait. « Il était une fois, en Mayenne, des gens qui vivaient dans les bois, s'installaient dans les champs, etc. » Parce que je crois que l’impulsion première pour changer de vie, échapper au domaine marchand, est toujours un peu de cet ordre, enfantin. On aurait dit qu’on irait habiter dans une ferme.










N'importe qui © Atmosphères production, 2017



La différence entre N'importe qui et Autonomes tient notamment à votre propre position d'intervieweur. Pourquoi avez-vous souhaité vous placer en retrait ?


Dans N'importe qui, film très parlé, je me mettais dans le plan avec l’objectif de transformer les interviews en dialogues. C’est là qu’un moment de parole devient du cinéma : quand il devient une scène. Cette question ne se posait pas pour Autonomes, où je comptais faire le moins d’entretiens possibles. Par ailleurs, il fallait que j'introduise une différence nette entre les scènes « homme des bois », et le reste du film. Dans ces scènes, il s’agissait de simuler le reportage avec des questions que je poserais du hors champ, façon journaliste. Donc il ne fallait pas que je sois présent d’aucune manière dans les autres séquences.












Comment préparez-vous les entretiens ?


Sachant que ces entretiens constitueraient parfois le fond sonore de la séquence, je voulais entendre un certain nombre de choses qui avaient déjà pu m'être dites lors de conversations préparatoires, ou informelles. Dans ces cas-là, je sais très bien où je veux emmener les gens. Bien sûr, il y a toujours des impondérables, comme lorsque Sylvain me dit que désherber le porte à un état de méditation. C’est venu comme ça. Avec Mère Héléna, j'avais déjà eu la même discussion deux mois auparavant. Je savais donc ce que je voulais qu’elle répète pour l’avoir dans la boite, à savoir en l’occurrence des considérations sur le travail, le temps, le monastère comme petite niche autonome.










Que vous apporte l'articulation du documentaire et de la fiction ?


Les décisions ne sont pas forcément théoriques au départ. Elles procèdent aussi d'une envie, d'un tempérament. Il se trouve que j'aime bien écrire des petites saynètes. Et comme j'avais un excellent acteur sous la main, Alex Constant, j’aurais eu tort de me priver. Ce sont des cheminements un peu impurs, qu'un créateur ne confessera pas forcément : il me semble important de s'accorder ce genre de plaisirs esthétiques, en sachant que c'est aussi là que peut résider notre capacité, notre puissance. Une autre motivation, beaucoup plus rationnelle, est que n'ayant pas croisé d'homme des bois, je me devais de l'inventer.






















Pourquoi cette figure vous semblait-elle nécessaire ?


Rien n'est nécessaire au bout du compte, mais sans sans ce personnage il aurait manqué la version radicale de l’autonomie. L'imaginaire collectif est très porté vers le « survivalisme » en ce moment. En plus, cela m'intéressait beaucoup de reprendre les choses à zéro et de voir comment cela peut se passer. C'est ainsi qu’on a construit l'embrouille avec Alex : il fallait trouver des réponses très crédibles à des questions très concrètes. Par exemple pour l'eau, comme on le voit au début du film. Ma chance était d'avoir à la fois un excellent comédien et quelqu'un qui connait très bien le monde rural, et a réfléchi à la « survie ». Alex est capable de nourrir les dialogues de détails qui ne s'inventent pas. En décembre 2018, nous avons fait une séance de travail avec Alex et Greg [Grégory Morin], le chef-opérateur, assez rompu aussi à la praxis de la vie sobre. Pendant quelques heures, on s’est posé toutes les questions possibles sur les différents aspects de la vie matérielle de « Camille » : comment il bouffe, comment il trouve l’eau, comment il s'éclaire dans sa grotte, où il récupère ses piles, etc.

En termes de direction d'acteur, j’ai surtout travaillé à rendre Alex moins sympathique, plus bourru (ce qui est compliqué parce qu’Alex est d’une grande jovialité). Il fallait qu'il donne le sentiment qu'on l'emmerde, qu'il a plus urgent à faire que de répondre à nos questions.


























La question de l'autonomie s'envisage dans le film selon différentes pratiques, différentes modalités. Un des points abordés est celui de l'éducation.


Pour le coup, c'est une séquence non-prévue. C'est durant le tournage que j'ai rencontré Olivier, qui est un ami d'Alex. De fil en aiguille, j'ai découvert qu'il faisait partie de la « Maison autonome », près de Nantes, un lieu assez connu qui a fait l'objet de plusieurs reportages. Sans rien savoir de ce que j'allais filmer, on a convenu d'un rendez-vous. J'étais intrigué, et en même temps je ne voulais pas filmer ce que d’autres avaient enregistré, et qui est disponible sur Youtube (le kit de la maison autonome). En gros, inutile qu’il me ré-explique les panneaux solaires, les petites éoliennes, etc. Et puis, apprenant que ses enfants n'étaient pas scolarisés, je me suis dit qu'on tenait un vrai sujet. La séquence s'est donc organisée autour de Jolan - sa sœur n'a pas souhaité être filmée.













Dans Histoire de ta bêtise, vous considériez la parentalité comme une source d'embourgeoisement, au sens où cela redouble presque nécessairement les liens que l'on peut avoir avec les institutions – dont, bien sûr, l'école.


Effectivement, c'est dans ce livre une manière de m'expliquer à moi-même pourquoi mon anarchisme est relativement intact. En gros, je vis toujours dans le même genre d'espace que lorsque j'étais étudiant. Et je n'ai pas à me coltiner les réunions de parents d'élèves, et à jouer au père responsable inquiet du 8 en maths de son fils. Avec la parentalité vient l'inquiétude, concrète, physique, de savoir si tes enfants sont performants dans le monde libéral. Je ne sais pas si parentalité droitise les gens, mais elle multiplie les points de dépendance avec le monde social.














Vous considérez l'école comme une structure totalement transparente à cet ordre libéral ?


L'école est par nature une machine à fabriquer des corps adaptés au monde du travail. J'ai été prof durant dix ans, je sais bien que parfois, on peut y recueillir des miettes d’émancipation, mais cela ne change rien au fonctionnement structurel de l'institution. Sans compter la propension de l'école à humilier les pauvres, à visser en eux le sentiment de leur indignité, etc. Se rendre autonome par rapport à ce dispositif disciplinaire est un enjeu important.














La déscolarisation est-elle un phénomène significatif ?

Cela reste marginal. La grande majorité a très bien intégré la nécessité de rendre son enfant viable sur le marché du travail, ce qui passe en premier lieu par une scolarité conforme. En même temps, il y a pour mille raisons des gens qui sont de plus en plus dubitatifs face à l'éducation nationale. Cela peut aller des anarchistes « historiques » aux libéraux qui considèrent que leurs enfants ne deviendront pas assez performants dans l’école publique, et qui vont vers des contre-circuits – d’où le grand succès des écoles Montessori par exemple. Il y a aussi parfois des motivations plus psychologiques que politiques. Des parents voyant l’angoisse d’un enfant en proie à la « phobie scolaire » - eux-mêmes ayant peut-être souffert durant leur jeunesse. Dans le cas d’Olivier et Cécile, on est dans une logique plus radicale qui est celle du homeschooling. Le calcul est simple : leurs enfants seront plus heureux et autonomes s'ils ne passent pas par les salles de classe. Évidemment le pari est encore plus viable si les enfants bénéficient d'un environnement riche, et qu'ils peuvent s'appuyer sur un réseau. Il y a la nature, et les enfants circulent de famille en famille. Ce n'est pas pareil quand on se retrouve isolé dans un immeuble d’une ville de Seine-Saint-Denis (d’ailleurs cette famille vient de Créteil, à la base). Le film ne fait qu'effleurer le sujet, mais je tenais à le mettre sur la carte.













Une autre dimension du film, cette fois beaucoup plus présente, bien que sous des formes diverses, concerne la foi. Cela peut surprendre, tant la religion peut apparaître depuis quelques siècles, et surtout à gauche, comme vectrice d'hétéronomie.

Était-ce prémédité ? Disons plutôt que je n'ai pas résisté. Il n'y aurait pas eu de monastère dans le film s'il n'y avait pas eu un monastère à Fontaine-Daniel, qui a été un peu l'épicentre de notre circulation en Mayenne – c'est là que se trouve l'épicerie autogérée de la fille d'Antoine, le producteur. Des occasions se sont présentées, qui ne relèvent pas de ma pure volonté. Il faut dire également que je n'étais pas certain de la nécessité de cette séquence. Même si la vie monacale m'intéresse en tant que telle, elle n'aurait pas en soi suffi pour faire partie du film. Et puis la Mère se met à me parler de travail, de pénibilité, de poids, de calcul de production, de supprimer des prières pour pouvoir produire davantage de cierges et bougies afin d'être autonome. | Ensuite, il faut dire que nous sommes quand même en Mayenne, une terre de croyances bizarres, païennes, et en même temps une terre catholique.


























Pauline Lair Lamotte, 1853 - 1918, également appelée Madeleine Lebouc



Mais cela ne se limite pas au monastère. Il y a aussi la figure de Pauline Lair Lamotte, par exemple, que cite Camille, l'homme des bois.

En effet. C’est aussi Antoine qui m’a fait découvrir cette figure. Pauline Lair Lamotte est une jeune bourgeoise mayennaise de la fin XIXe siècle qui connaît très jeune une vie intérieure intense, qu'elle va consigner. Elle est un peu malade, survoltée, ce qui inquiète sa famille. Puis elle part vivre à Londres parmi les pauvres, avant de revenir en France, à Paris. Elle évolue dans les quartiers encore marqués par la Commune récente, avant de se retrouver internée à la Pitié Salpêtrière. Un médecin, Pierre Janet, va retranscrire ses propos. Il est probable qu'il a brûlé aussi un certain nombre de documents, par peur de ce qu'il avait entendu. Janet est un personnage intéressant, car il est imprégné de la psychanalyse embryonnaire et en même temps il est disponible à la dimension mystique de cette femme, qui prétend léviter, ne marche que sur la pointe des pieds et a des stigmates. Peut-être est-il amoureux. Mais c’est d’abord le vœu de pauvreté de Pauline qui m’intéresse.












François Bégaudeau, le 12 septembre 2019 au bar Le pingouin alternatif, Arthez-de-Béarn



Comment cette aspiration à la foi rencontre-t-elle votre anarchisme ?

À chaque fois, il s'agit de stratégies de rupture avec un certain ordre libéral, ou un certain ordre de la production et de la consommation. Les traits communs entre les hypothèses d'autonomie anarchiste et la geste chrétienne fondamentale sont très nombreux. Si l'on prend le christianisme comme pensée, si on le prend par les textes, ceux de Paul ou Augustin, on découvre à l'œuvre une radicalité égalitaire. C'est une pensée qui pulvérise la notion de mérite, qui est la pierre de l’édifice de la République bourgeoise. L’Eglise, elle, réhabilite le mérite, et c’est bien normal puisque l’Eglise est une institution, et donc du côté de l’ordre. L’autonomie se gagne toujours en se soustrayant à des institutions - pour aussitôt en inventer d’autres, comme le rappelle Lordon. Olivier le dit dans une séquence non retenue au montage : l’autonomie, c’est choisir ses dépendances.















Entretien avec François Bégaudeau © ACOR, 2020
Propos recueillis par Raphaël Nieuwjaer

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Pauline Lair Lamotte © DR
François Bégaudeau © Laurent Toral, 2019

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