Les Écrans du réel, Le Mans

En 2019, Yola Le Caïnec représentait l'ACOR comme membre du jury du concours du Premier doc des Écrans du réel. L'ACOR lui a demandé d'écrire sur deux films de la sélection qui l'ont marquée.Au dos de nos images a obtenu le prix du jury à l'unanimité et une mention spéciale du jury des lycéens.

Un cinéma habité :Au dos de nos images de Romain Baudean
&
Aléas de Maud Girault
parYola Le Caïnec



Des images qui ont illuminé la salle du cinéma le Royal au Mans pendant ce magnifique festival Les Écrans du réel fin novembre 2019, il est une scène que je connaissais déjà, non pour l'avoir déjà vue, mais pour l'avoir déjà imaginée ou plutôt rêvée, des milliers de fois.
Un peu comme une vision, la scène se fabrique dans la mémoire en ajoutant une à une des impressions visuelles. Des personnages : une famille attablée, assez jeune et cellulaire. Un lieu : une cuisine neutre, ni trop grande, ni trop petite, que l'on peut tout de suite habiter avec le souvenir de la grand-mère de Jean Eustache dans Numéro Zéro, et qui doit pouvoir accueillir le bonheur. Un événement : un oiseau coloré, qui virevolte entre les personnes de la table, se pose sur une épaule, la table, une tête, glane un peu de nourriture, se repose sur une tête, déclenche le rire, mieux la joie.
Ces images sont celles d'un bonheur absolu, parce qu'éphémère de nature, images non reproductibles changeantes comme le regard mobile de la mère entre l'oiseau, l'enfant et le cinéaste, capturant méthodiquement (permettant notamment le montage) un accident d'un réel familial. Ces images sont de celles que l'on pourrait voir chez les Lumière. Mais il faudrait pour cela que le cinéaste, le grand-père de Romain Baudéan, en soit un opérateur. Mais non, ce n'est pas le cas. Le film Au dos de nos images accomplit en effet un tout autre travail que celui de collecter ou recenser des vues grand-paternelles. Car il cherche dans le regard de l'époux qui s'y révèle discrètement un reflet de celle qui est filmée, autour de laquelle gravite toute la famille Baudéan, du grand-père au petit-fils, à savoir Badé dont le film questionne frontalement le suicide.
Au dos de nos images est un film de famille qui opère à rebours du temps. Un petit-fils enquête sur sa grand-mère Badé et interroge le présent par le passé, des années 1950 jusqu'aux années 80 et 2010. Le face à face n'est cependant possible que dans le présent du film que Romain Baudéan tisse entre sa vie appartementaire avec la naissance de son fils, des portraits de différents membres de sa famille, et des images d'archive grand-parentale. Le film construit une ligne tendre dans un contexte familial relativement hostile, soutenu par la lecture d'un texte autobiographique que Badé avait écrit en s'appelant Fleur de sel, d'où elle traduit du haut de sa vie les traits saillants de trente années d'après-guerre, évoquant son mariage, sa maladie et le traitement destructeur qu'elle a subi, « une vie salée ».
« Après des sévices du mari, les traumatismes dus aux disparitions brutales des êtres chers, elle pense à ses enfants qu'elle a abandonnés pour venir se faire soigner. C'est tout simplement inhumain, la douleur est exacerbée. Elle imagine les pires agressions à leur égard. » L'autobiographie de Badé est lue de voix en voix, incarnée directement ou symboliquement, et fait résonner la profondeur insondable de sa souffrance. Insondable sinon par les images d'elles à vif, où les oiseaux qu'elle apprivoise deviennent figures.
Cette fois, c'est une tourterelle. Badé semble seule dans ce qui pourrait être une salle à manger ou une cuisine. Une tourterelle marche sur la table et vole jusqu'au sommet de sa tête. Badé la récupère sur sa main. Dans cette courte séquence semblant dédiée à cette seule correspondance de deux êtres vivants, l'action d'apprivoisement apparaît réversible entre la femme et l'animal tant le cadre est serré, les isolant comme deux êtres solidaires enfermés dans un lieu hermétique - le cadre ? - comme le laisse penser la fenêtre fermée dans l'arrière-plan. Pratiquement, ainsi, l'oiseau ne pourra s'échapper. Ou bien la femme, on ne sait plus. La lumière dirigée et volontaire, au sein d'une obscurité nocturne d'intérieur, les aborde comme une même entité organique, dans un rapport d'excroissance l'une de l'autre. D'autres images habitent et éclairent cette forme féminine hybride, Tippi Hedren dans les Oiseaux d'Hitchcock, ou Patsi Kensit dans l'Oiseau bleu de Cukor. Elles disent alors son ambivalence. Quand la première, à l'âge adulte, vit l'agression et la menace du monde avec des oiseaux guerriers, l'autre, au stade de l'enfance, éprouve une libération dans la rencontre merveilleuse avec les oiseaux bleus protecteurs de ses rêves.
Pour Badé, la position de la tourterelle sur son crâne est tout autant le signe d'une assimilation que d'un rejet, et l'on voit en elle une sirène inversée, gardant la combinaison de la tête de femme et du corps d'oiseau de la créature mythique, redoutable enchanteresse. Ou bien l'on peut voir, dans une approche genrée, une version féminine du dieu égyptien Horus, le dieu à tête de faucon, qui a grandi dans les marais pour venger son père. Les mots de Badé dans son autobiographie complètent l'idée de ces visions fantastiques :
« Je suis comme une tour qu'on attaque, j'ai bien entamé mon autobiographie. Le genre humain est agressif. Pourvu que j'arrive au bout. Je ferme les yeux. On manque de phares. Je bouche mes oreilles. C'est pour cela qu'il y a tant de naufrages. J'essaie de m'abstraire. Il faut protéger sa tour. »
Ces images de Badé sont plus que des images. Se nourrissant de leur envers davantage que d'elles-mêmes, elles se projettent beaucoup plus profondément en nous qu'à la surface de notre rétine ou de notre conscience. Dans ce sens, l'expression rieuse de la mère, Badé, s'accompagne à chaque fois qu'elle est filmée d'autres déclinaisons de son visage grave et marmoréen, laissant cette impression qu'il est habité d'une autre réalité, parallèle et invisible au spectateur et à la spectatrice.


Maud Girault est exactement à l'affût, motif introduit par la contine d'ouverture de la Terre et du Lièvre, de cette réalité alternative dont nous appréhendons l'existence mais sans jamais pouvoir la percevoir. Aléas aurait pu avoir pour sujet la mort de sa grand-mère ou l'étonnance de la réalisation de la parole grand-maternelle, qu'elle mourrait le jour des vingt ans de sa petite fille. Après avoir filmé l'absence, la réalisatrice guide, d'une voix enfantine et didactique à la fois, la spectatrice et le spectateur vers une autre présence, celle de Dolo, un sculpteur malien, qu'elle va visiter dans un premier temps chez lui, puis qu'elle retrouve en France six ans plus tard après s'être engagée dans la lutte contre la politique migratoire de Sarkozy poursuivie par Hollande après les attentats.
Dolo s'était opposé, lors de leur temps partagé au Mali, à jouer le rôle du « sage africain », initiateur à quelques rites mystérieux, qu'elle voulait lui donner après la mort de sa grand-mère. Maud Girault ne manque pas d'ironie à l'égard de son propre personnage. Un échange d'humeur beckettienne entre elle et Dolo la renvoie à sa propre méprise de jeune européenne égarée dans la quête du deuil. Commentant une œuvre en cours d'élaboration de Dolo, elle émet des hypothèses sur ce que représente le visage :
- C'est un peu violent ?
- Violent ?
- Ça fait un peu penser à la mort.
- À la mère ?
- À la mort.
- La mort, ouais, à peu près ... Tu sais, la vie elle est faite comme ça... on est là, on est venus pour tous mourir un jour... c'est la loi de la nature.

La loi de la nature, une loi inclusive finalement. Les autres lois qu'elle découvre à Paris avec l'arrivée de Sarkozy et dont elle comprend la logique d'exclusion et de séparation au sein des manifestations auxquelles elle participe activement, ouvrent alors son regard sur la relation qu'elle avait voulu établir comme Européenne blanche avec, ce sont ses mots, un Africain noir, Dolo. Cet éveil politique, comme une véritable initiation au monde, cette fois, qui rend la mort de sa grand-mère plus supportable, peut sembler l'envers caricatural de son projet malien qui s'était soldé par un échec. MaisAléas dépasse cette simple conjonction au-delà de la naïveté affichée de son point de vue. Dans la conscience de sa conscience – ouvrant une réflexion volontaire sur une culpabilité colonialiste –, Maud Girault étend la famille humaine de l'Europe à l'Afrique.
Le film pourrait alors seulement se concevoir comme un film de famille essayiste qui veut, à partir d'une absence difficilement pensable, penser activement une présence. Ici la présence de Dolo, qui, ruiné au Mali après la politique de Hollande, vient en France pour pouvoir sculpter. Le dernier mouvement du film, consacré à son travail dans une maison du sud qu'on lui a prêtée, confirme la résistance du personnage au cadre enfermant et préjugeant de la caméra. La filmeuse n'a pas besoin de démontrer cette résistance, pas plus qu'elle n'a besoin de dire, qu'au terme de son chemin politique, elle s'intéresse de plus en plus à lui, se décadrant elle-même d'elle-même. L'autre réalité se tient là dans cette acceptation de l'étrange chez l'autre, étrange non réductible à ce que nous cherchons en lui, voire en nous. Il s'agit d'apprendre à regarder l'autre être lui-même, seule façon pour notre être de pouvoir être lui-même aussi.
Ce que la réalisatrice parvient à filmer le signifie car elle filme désormais un artiste au travail, elle le filme magnifiquement libre de pratiquer son art, sans qu'il ait à craindre, explique-t-elle, de mauvais sorts comme dans son enfance quand il se cachait dans une grotte pour sculpter. Une des dernières séquences le fait évoluer dans une grotte, libre, en accord avec ce lieu terrestre, quasiment minéralisé par le ruissellement ambiant. Plus Dolo existe, plus elle Maud s'efface, leur communication s'opère ainsi maintenant. Elle lui offre finalement, « le temps d'un film », ce sont les mots de la narratrice, « de devenir le forgeron qu'il n'est pas. »

Glissant son oeil dans le trou du four où cuisent ses sculptures, Dolo prend en charge de fait la mise en scène que lui cède Maud Girault en s'effaçant progressivement. Cet effacement passe par la compréhension qu'en filmant Dolo il ne faut confondre sa sculpture et sa culture, c'est expliqué clairement par la voix commentatrice, qui critique en même temps, non sans humour, ce qu'elle a voulu - à tort - faire durant le reste du film.
Par effet de renversement, l'image est désormais habitée de son absence volontaire à elle, et de sa présence involontaire à lui. Quand Dolo apparaît en gros plan, ainsi, un soir dans la maison prêtée du sud, ses yeux et son visage tout entiers dirigés vers l'objectif explicitent bien que par la caméra il s'adresse à Maud, mais il atteint une forme de regard plus universel qui gagne le spectateur et la spectatrice. Et si cette magie du cinéma opère, c'est parce que la réalisatrice a défini un cadre et une distance suffisamment justes pour que sa propre évaporation subjective fasse naître à l'écran un sujet cinématographié autonome habité enfin de sa propre réalité dont il nous offre quelques éclats à l'écran.

Cette séquence d'intimité humaine universelle est confirmée par les deux plans qui la suivent, deux plans successifs qui opèrent en cut un resserrement, où Dolo est filmé dormant. La clé de la contine qui ouvre et ferme le film pourrait se tenir là dans cette peinture du dormeur. Dolo était la terre et Maud le lièvre. « Après avoir couru, couru, le Lièvre, à la fin, croyant avoir gagné la course sur la Terre, dont il s'était moqué parce qu'il la voyait immobile, aperçoit entre ses pattes la Terre. » Elle allait aussi vite que lui parce qu'elle était avec lui, et que surtout elle lui permettait de courir.


Que ce soit dans la quête de Badé qui ne parvient plus à dormir à cause des médicaments (le cyclodélire) et a perdu ce qu'elle appelle « le jardin de ses rêves » ou dans la quête de Dolo qui s'endort sous nos yeux par la grâce de son art, Romain Baudéan et Maud Girault prennent soin de déconstruire les images pour nous rendre lisibles celles que nous nous fabriquons inlassablement dans notre fuite de l'autre et de nous-même.
Leur film ne fait aucunement aboutir leur quête, mais crée un dispositif sensoriel et intellectuel pour permettre au spectateur et à la spectatrice de la poursuivre à leur échelle. Accéder à des éclats de cette autre réalité que sont Badé et Dolo pour Romain Baudéan et Maud Girault, c'est accéder à la possibilité de notre propre réalité.

Yola Le Caïnec © ACOR, janvier 2020.