An Elephant Sitting Still © Capricci, Les Bookmakers, 2019

Au nord de la Chine, dans les faubourgs modestes d’une grande ville anonyme, deux lycéens, un vieil homme et une petite frappe voient leur routine basculer en une journée. Chacun d’eux se trouve lié plus ou moins directement à un accident banal : le décès d’un élève de 1ère à la suite d’une bousculade qui a mal tourné.

Or, l’événement, que précède un suicide passionnel et qui sera suivi d’un autre, ne fait l’objet d’aucun traitement particulier dans la mise en scène du film. Il vient plutôt se noyer, au même titre que tous les tracas, mésaventures, petites colères, règlements de comptes, entourloupes et autres décès qui s’additionnent, dans le cours impassible d’un récit dominé par un sentiment de résignation. C’est la grande force de ce premier – et dernier – film du jeune écrivain chinois Hu Bo (qui s’est donné la mort peu de temps après l’avoir monté lui-même) : faire flotter dans l’air le parfum amer de la prédestination sociale, et le rendre tangible au moyen d’un filmage mobile mais souple, jamais abrupt, qui donne l’impression qu’une présence invisible observe les personnages s’enfoncer dans un destin sans horizon.

An Elephant Sitting Still © Capricci, Les Bookmakers, 2019

Si bien qu’il ne faut pas chercher le sujet de An elephant sitting still dans le détail des histoires particulières, mais bien en surplomb de chacune d’elle, dans ces nuages fixes qui les réunissent toutes sous un même ciel poisseux. Le gris de cette voûte omnisciente est la seule couleur du film, le reflet du désespoir des personnages. Pour le vieil homme, qui perdra son petit chien dans une bagarre de molosses, ce décor est une bulle de renoncement. C’est le terme aussi bien que le commencement éternel d’une vie prévisible, à l’issue courue d’avance. « Tu finiras vendeur à la sauvette, comme les autres » dit un surveillant de lycée à l’un des jeunes protagonistes du film. « Ne tombe pas enceinte, c’est ce qui arrive aux filles comme toi », dit encore une mère peinant à joindre les deux bouts à sa fille de dix-sept ans. Mais plutôt que les répliques – économes –, c’est encore les regards qui expriment le mieux ce sentiment diffus de déjà-vu. La mort qui surgit deux fois sous les yeux d’une petite frappe désabusée ne le surprend jamais. Il l’accueille plutôt avec une indifférence un peu dandy, comme s’il connaissait d’avance la partition existentielle de ses semblables.

An Elephant Sitting Still © Capricci, Les Bookmakers, 2019

On pourrait reprocher au film de se complaire un peu dans la déprime et de ne pas lésiner sur l’accablement des personnages. Il y aurait sans doute un peu à redire de la concomitance invraisemblable de tant de tragédies. Mais ces petites aspérités sont vite balayées par le mouvement même du film, à savoir cette façon d’ondoyer par de généreux travellings entre les trajectoires de ces malchanceux, à la manière d’un serpent sournois qui les enlacerait tous et resserrerait peu à peu son étreinte. Car si nombreux soient les événements, si lourde soit la liste de drames en regard du no man’s land affectif qui s’étale sous nos yeux, aucune mort, nous montre Hu Bo, ne dépasse en violence la misère intégrale qui les condamne tous à se détester. C’est l’indigence en amitié qui étouffe ce petit peuple comme un reptile constricteur. Au milieu de cette ville criblée de chômage, du labeur mal rétribué (le vieil homme vit sur un balcon presque sans ressources), du désert éducatif (les lycées ferment) et de l’absence totale d’options sérieuses pour la jeunesse modeste, les suicides et accidents ne sont que des miettes insignifiantes, de la pâte à faits divers accueillis avec détachement.

An Elephant Sitting Still © Capricci, Les Bookmakers, 2019

D’une lucidité tranchante dans sa vision de la Chine contemporaine, An Elephant Sitting Still ne se laisse jamais glisser sur la pente molle des envies d’ailleurs de ses adolescents. Et si le récit finit bien par en conduire deux à Manzhouli, cette ville focalisant la curiosité de tous à cause d’un éléphant assis et insensible à la présence des visiteurs (« Pourquoi ne bouge-t-il pas cet idiot ? », se demande le voyou), c’est pour mieux les abandonner en chemin, sur la route sans issue de leurs espoirs stériles. Car cet étrange pachyderme n’est autre qu’un miroir, la métaphore de leur propre engourdissement : un corps social qui s’écrase sous le poids de son accablement, plus capable ni de s’émouvoir ni de réagir à l’abattement qui le fait tourner en rond dans son enclos. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Hu Bo fait pleuvoir les corps et les oublis sitôt disparus, au mépris des conventions naturalistes. Il faudrait bien davantage, nous dit-il, qu’une ou deux victimes de plus pour tirer la Chine de son immense paralysie.

Adrien Dénouette © ACOR, 2018