Les films morcelés

Variations autour de Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-Soo
par Murielle Joudet



Ce n'est pas la première fois que Hong Sang-soo s'essaye à ce procédé de « film brisé » que l'on retrouve sous diverses formes toutes aussi mystérieuses les unes que les autres : La vierge mise à nu par ses prétendants et plus récemment The Day he Arrives.

On n'est jamais vraiment sûrs de l'effet que produisent les "films coupés en deux" sur les spectateurs, c'est très variable. L'idée étant de montrer des exemples très différents afin de rendre compte de la diversité des procédés.

Murielle Joudet @ ACOR, 2016


Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-soo (2015) ▹ Différence et répétition
       ☑︎ Films des acacias

Vertigo d'Alfred Hitchcock (1958) ▹ Hitchcock, « le père de la modernité »
       ☑︎ Paramount Pictures

Identification d'une femme de Michelangelo Antonioni (1982) ▹ La femme éparpillée
       ☑︎ Gaumont

Un jour sans fin d'Harold Ramis (1993) ▹ La répétition perfectionniste
       ☑︎ Sony

Voyage à deux de Stanley Donen (1967) ▹ Le couple en mille morceaux
       ☑︎ Théâtre du Temple

Une sale histoire de Jean Eustache (1977) ▹ Copie conforme
       ⍂ le film n'est pas distribué ; on peut le voir ici

Boulevard de la mort de Quentin Tarentino (2007) ▹ La répétition cathartique
       ☑︎ TFM distribution

Le magicien d'Oz de Victor Fleming (1939) ▹ La répétition onirique
       ☑︎ Théâtre du Temple















Un jour avec, un jour sans

(Right Now, Wrong Then)

de Hong Sang-soo
(2015)

Différence et répétition

(Extrait du texte Un jour avec, un jour sans, de Murielle Joudet , qui a préludé à ces variations )

Reste le mystère d'un film coupé en deux, qui nous raconte quasiment la même chose, mais différemment. Ce n'est pas la première fois que Hong Sang-soo s'essaye à ce procédé de « film brisé » que l'on retrouve sous diverses formes toutes aussi mystérieuses les unes que les autres : La vierge mise à nu par ses prétendants et plus récemment The Day he Arrives. Le réalisateur se joue de nos habitudes de spectateur averti qui cherche sans cesse à établir des connexions et des comparaisons, qui souhaite tout comprendre et tout interpréter. Le cinéaste veut dénouer ces mécanismes en les rendant inopérants, en nous tirant par la manche vers toujours plus de simplicité. Le fait que le film raconte de deux manières différentes une même rencontre est évidemment de l'ordre de l'expérimentation pure, mais il ne faut pas y chercher une sorte de théorie, la clé se trouve à la surface, dans ce que nous voyons et dans l'effet perturbant que cette répétition produit en nous. D'une version à l'autre, quelques petits ajustements, une réplique qui saute, un dialogue complètement différent, un peu moins d'enthousiasme ici, un peu plus par là, la jeune peintre boit dans le premier film et pas dans le deuxième, dans le premier film l'homme s'enthousiasme pour sa peinture, dans le deuxième il émet des critiques. On peut évidemment penser à Smoking / No Smoking ou encore à la place de choix que possède le hasard dans l'œuvre d'Eric Rohmer et pourtant rien de déterminant ne change le cours de la rencontre, c'est toujours un peu pareil. Comme ces cinéastes, Hong Sang-soo a toujours ménagé beaucoup de place au hasard et à l'aléatoire jusqu'à en faire un personnage à part entière : il n'y a pas qu'un homme, une femme et de l'air dans le plan, il y a aussi cette force invisible et malicieuse, cette loi qui voyage incognito, comme l'énonce un proverbe arabe, et qui actionne la rencontre avant de lui donner forme. Hong Sang-soo nous dit quelque chose de très simple : il arrive que nous sous-estimions parfois son influence, mais on peut aussi la surestimer. Le hasard n'est pas qu'une grande affaire, c'est aussi une petite histoire qui tourne sur elle-même sans but. Elle peut être à l'origine d'une rencontre décisive comme d'une coïncidence dérisoire.

Qu'est-ce qui lie donc ces deux films ? Sont-ils les deux versions d'une même série de faits ? La version de l'homme suivie de celle de la femme ? Sur nous, le deuxième film fait l'effet d'être la carte imprécise d'un territoire déjà arpenté, ou alors la répétition cauchemardesque et amnésique d'une même situation. Un film se superpose à l'autre, et trace les contours de leurs dissemblances. Le premier serait alors le réel, et le deuxième sa version ? Ou alors, autre hypothèse énoncée à l'aune d'une filmographie  : il n'y a, chez Hong Sang-soo, que des versions, jamais de réalité, des apparences tenues par aucune substance et tout s'écrit et se filme sur fond de ce deuil-là. Puisque tout n'est jamais que version, l'essence même de la réalité se confond alors avec celle du cinéma. Un rapport au réel, c'est toujours déjà un film.

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Vertigo

(Sueurs froides)

d'Alfred Hitchcock
(1958)

Hitchcock, « le père du cinéma moderne »

Jusqu'à preuve du contraire, il est établi que Vertigo et Psycho (1960) d'Alfred Hitchcock ont opéré une révolution à l'intérieur même de la structure narrative classique en opérant une césure au milieu de leur récit. Soit pour Vertigo, en plein centre de sa narration, et pour Psycho, au premier tiers. L'un, composé de deux fragments, est un récit brisé et hanté par sa première partie, l'autre désoriente son spectateur en confisquant à son héroïne Marion Crane son titre de personnage principal pour l'attribuer à un autre, beaucoup plus inquiétant Norman Bates.

Dans les deux cas, une rupture révolutionne et redistribue les cartes du récit classique. Ce geste qui consiste à plier le récit à un endroit finira par devenir le propre d'un certain cinéma moderne : le récit classique n'allant plus de soi, le « pli analytique » provoque un effet de réflexion de l'oeuvre sur elle-même, où un fragment se pense à partir de l'autre, où le cinéma s'assume comme construction et devient une forme réfléchissant sur elle-même.

Bien sûr il n'a pas fallu attendre Vertigo pour que le cinéma se réfléchisse puisqu'un grand film est toujours d'abord un commentaire sur sa forme, mais disons qu'à partir de Vertigo le cinéma entre dans son âge moderne et perd définitivement son innocence. Et si le geste est ressaisi encore aujourd'hui à l'intérieur d'un certain cinéma (David Lynch, Miguel Gomes, Apitchapong Weerasethakul) c'est qu'il reste la marque d'une modernité qui n'en finit plus de se réaffirmer.

Plier le récit c'est dans Vertigo, le plonger dans un bain d'intranquillité et condamner le deuxième film à marcher dans les traces du premier. Plus que cela, cette deuxième partie est comme orpheline de sa précédente : c'est bien l'objet perdu (Madeleine) qui transforme le récit classique en récit brisé. On peut aussi penser à un film comme La prisonnière du désert (The Searchers, John Ford), autre film sur la quête d'un homme pour retrouver non seulement une jeune femme et à travers elle un ancien monde dépourvu d'impureté et de métissage, sinon un état antérieur du cinéma américain. Le Hitchcock comme le Ford sont deux récits écartelés par la quête d'un objet à jamais perdu, deux films à l'expressionnisme étrange, incroyablement complexes et retors, en somme deux films « mentaux » qui sont comme les visions hallucinées de leur héros.

Dans sa globalité, Vertigo d'ailleurs possède une forme aberrante et se passe totalement de vraisemblance dès ses premières scènes, comme si Hitchcock testait la souplesse de la croyance de son spectateur : jusqu'où est-il capable de croire en une histoire ? Jusqu'où le montage peut-il lier entre eux ce qui semblent être les fragments d'un film perdu ? En testant les limites de ce que son spectateur peut «avaler », en adaptant un scénario invraisemblable entre le film policier et le film fantastique, Hitchcock ne pouvait que fixer l'attention de son public sur la forme de son film : sur ses manques, ses fragments en lambeaux, ses incohérences. Mais ces prétendus « manques » concourrentt finalement à l'étrangeté et à la splendeur du film et reconfigurent pour les décennies à venir les critères de ce qu'est pour nous un grand film. Avec Vertigo, le cinéma se fait jeu de pistes, énigme et transforme le spectateur en détective. En cela la rupture qu'engendre Vertigo tient à ce que sa structure reconfigure son spectateur, un spectateur moderne en pleine « crise de la croyance », pas forcément moins naïf mais qui verra sa place au sein des films complètement bouleversée.











Identification d'une femme

(Identificazione di una donna)

de Michelangelo Antonioni
(1982)

La femme éparpillée

Pour Deleuze, un autre type d'image est à l'œuvre dans le cinéma moderne : après l'image-action, c'est l'image-temps qui caractérise l'entrée du cinéma dans la modernité et Michelangelo Antonioni incarne quasiment à lui tout seul les métamorphoses induites par le cinéma moderne. Résumons les idées de Deleuze : dans le cinéma moderne, contrairement au cinéma classique, le « schème sensori-moteur » ne fonctionne plus, autrement dit, les personnages ne se définissent plus par la capacité à réagir à des stimuli extérieurs et à des missions aux résolutions toutes tracées (trouver un coupable, sauver un homme, conquérir une femme ou un homme, etc.). Ce schème est brisé, les héros modernes sont ainsi pris dans des situations optiques ou sonores et se voient condamnés à l'errance ou à la balade et avec eux, le spectateur. Fenêtre sur cour et Vertigo donnent à voir de façon extrêmement limpide cette nouvelle situation du personnage moderne. Dans les deux films, le héros (James Stewart) porteur d'un handicap, est à la fois limité dans sa capacité d'agir et astreint à la position de spectateur-détective. Physiquement limité, il est presque réduit à ne plus être qu'un témoin oculaire de l'intrigue.

Déjà ces deux films nous proposaient une esquisse très aboutie de ce que sera désormais le héros moderne, balloté par l'intrigue, impuissant quant à agir sur elle, spectateur de sa propre vie. Plus il tente d'en démêler le fonctionnement plus il se perd dans ce qui semble n'être que pure machination. Du début à la fin de Vertigo, rien n'est résolu comme le veut habituellement le film policier : aucun criminel n'est attrapé, aucune histoire d'amour ne se conclut en apothéose et le film nous laisse comme il nous avait trouvé : orphelin d'une résolution, d'un dénouement qui nous est habituellement dû.

Si les films influencés par Vertigo et qui parfois le citent explicitement sont légion, nous préférons nous concentrer sur Identification d'une femme, dernier film de Michelangelo Antonioni qui propose une variation très apaisée et plus surprenante dans sa façon d'être travaillée presque inconsciemment par le film d'Hitchcock. L'histoire est celle de Niccolo (Tomas Milian), un cinéaste romain qui cherche l'actrice idéale pour son nouveau film et qui vit une relation passionnée avec Mavi (Daniela Silverio) une étrange aristocrate qui disparaîtra dans des circonstances bizarres. Niccolo part à sa recherche et rencontre alors Ida (Christine Boisson), une comédienne dont il tombe amoureux.

Si le film est moins ouvertement coupé en deux que Vertigo, c'est, il semble, en partie parce que la rupture semble être assimilée, digérée par l'intrigue. Identification d'une femme travaille un même motif que Vertigo, soit l'incarnation de ce qui serait une idée de la femme et du féminin, toujours insaisissable pour les héros qui osent partir à sa recherche. Mavi, au même titre que la Madeleine de Vertigo, est davantage une idée qu'une incarnation. Parallèlement à ses relations amoureuses, Niccolo tente de trouver l'actrice parfaite pour son casting et collecte divers portraits de femmes connus ou inconnus qui composent une sorte de patchwork de ses désirs. Cette collection témoigne là encore d'un féminin morcelé, qui peine à être unifié à l'intérieur d'une seule et unique figure, d'un seul et même corps. Si Mavi est la femme-mystère qui apporte avec elle son lot d'intrigues et de doutes toujours à deux doigts du film policier, Ida quant à elle est une figure plus incarnée, plus réelle, et pour cette raison même échappe moins à Niccolo. En somme, ce qui est dissocié et éparpillé dans le film c'est bien une certaine idée du féminin que le personnage principal cherche à rassembler. Un féminin qui est comme un gouffre chez Hitchcock, n'existe que dans ses ornements, ses vêtements, ses déguisements, mais n'arrive jamais à exister en soi. C'est peut-être pour cela qu'Antonioni filme si souvent son actrice nue, comme pour conjurer l'idée d'un féminin inexistant en dehors du tissu qui en dessine les contours.

Mavi et Ida sont ainsi deux morceaux d'un puzzle et d'une énigme plus larges que tente de déchiffrer Niccolo. Il n'est pas tant à la recherche de Mavi que d'une notion abstraite qui serait la femme, une femme ici coupée en deux. Comme dans Vertigo c'est donc bien la trajectoire moderne de la quête (qui concerne l'autre sexe) qui morcelle le film. Comme toujours chez Antonioni, le paysage est toujours porteur de ce qui travaille intimement les personnages, c'est ici la séquence où Niccolo et Mavi avancent en voiture dans le brouillard avant de se perdre qui est la plus significative. S'exprime en une séquence ce qu'il en est de l'amour et des rapports entre les hommes et les femmes dans le cinéma d'Antonioni.













Un jour sans fin

(Groundhog Day)

de Harold Ramis
(1993)

La répétition perfectionniste

Un jour sans fin est l'exemple typique de film extrêmement populaire qui a réussi à intégrer à l'intérieur d'un canevas très conventionnel (la comédie romantique à l'américaine) quelques trouvailles quasi-expérimentales tout en les rendant totalement justifiées par le principe du film.
L'histoire est celle de Phil Connors (Bill Murray), présentateur météo sur une chaîne de télévision régionale de Pittsburgh et connu pour être prétentieux et très aigri. Le 2 février il part en reportage à l'occasion du Jour de la marmotte (groundhog day, le titre original du film), festivité traditionnelle célébrée en Amérique du nord le jour de la Chandeleur. Une fois le sujet tourné, un blizzard le force à passer la nuit sur place. À chaque fois que son réveil sonne, c'est cette même journée du 2 février qui recommence : Phil est bloqué dans le temps. Il lui faudra comprendre par lui-même le remède à cette malédiction : à force de vivre d'innombrables fois la même journée, Phil finira par lui conférer du sens et par y explorer toutes ses virtualités.

Bien qu'engoncé dans une série de codes, Un jour sans fin n'en demeure pas moins un film absolument passionnant et ludique qui questionne la lisibilité du montage et les limites qu'un réalisateur peut volontiers dépasser sans altérer la compréhension du film. Une fois compris le principe du film (une journée se répétant ad nauseam jusqu'à ce que chaque instant atteigne une sorte de perfection), Ramis n'hésite pas à littéralement faire exploser le montage en rejouant trois fois d'affilée une même scène, en faisant suivre une séquence par le traditionnel réveil dans la chambre d'hôtel, bref, en n'essayant même plus de rendre compte d'une quelconque continuité. La perfection que finira par rechercher Phil Connors à l'intérieur même de sa journée se confond évidemment avec celle recherchée par Harold Ramis. L'idée commune à la fiction autant qu'à celle du tournage est celle de la « bonne prise » : Connors a l'opportunité de pouvoir vivre et revivre toujours la même journée comme s'il s'agissait pour lui de refaire un nombre incalculable de prises ; Un jour sans fin nous donne alors le sentiment d'être livré avec ses rushes. Ainsi dans un laps de temps très court une scène se rejoue trois fois sans que le principe demande à être une nouvelle fois expliqué. A chaque nouvelle « prise » donc, Phil Connors se perfectionne car il agit avec toujours un peu plus d'informations recueillies lors des scènes précédentes, la scène trouve alors son point de perfection au moment où Connors anticipe toutes les réactions et les faits et gestes autour de lui.

Un jour sans fin obéit évidemment à un principe bien différent de celui qui régit Vertigo ou Identification d'une femme. D'abord pour la simple raison que le film, bien loin d'être simplement « coupé » en deux, est morcelé en d'innombrables morceaux qui sont comme autant d'alternatives et d'options proposées à une même scène. Pour autant, ce morcellement produit le même effet que dans Vertigo : c'est une cassure analytique, qui nous indique bien que, dès lors que le montage n'est plus là pour restituer un espace-temps intuitif, il devient d'emblée réflexif.
Ce morcellement du montage est autant au service d'un perfectionnement du film en lui-même (rejouer une scène) que d'un perfectionnement moral qui a toujours été le socle idéologique de la comédie américaine. Comment le définir ? D'abord en évoquant le perfectionnisme moral, école philosophique qui trouve sa source dans des auteurs américains aussi essentiels que Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau. Pour ces auteurs, la majorité de leurs écrits consistent à réveiller leur lecteur d'une sorte de torpeur quotidienne et d'un « désespoir tranquille ». Pour eux, les enjeux moraux ne se situent pas dans des dilemmes de grande envergure mais bien au cœur du quotidien : dans des gestes, des paroles et des rapports qui constituent notre vie de tous les jours. La morale est une affaire de tous les jours, elle ne réclame pas de nous des coups de force héroïques mais précisément le contraire : que la vie profane soit appréciée à sa juste valeur car nous n'avons que cela.
Un jour sans fin à évidemment avoir avec cet héritage-là et est intimement travaillé par le perfectionnisme moral puisque ce qu'apprend Phil Connors au bout de son périple fantastique, c'est bien que la vie n'est pas ailleurs et qu'il doit transformer en rêve ce 2 février qui lui fait l'effet d'un cauchemar sans fin. Cela croise évidemment le concept d'éternel retour nietzschéen selon lequel chacun doit pouvoir vivre sa vie de telle sorte qu'à la fin il désirerait la revivre sans en changer une seule ligne.

Pour autant, ce n'est pas parce qu'il se fait seulement l'illustration de concepts philosophiques qu'Un jour sans fin est un film passionnant, mais bien parce qu'il poursuit dans un même mouvement deux enjeux : l'un filmique, l'autre moral. Il nous indique l'essence même de la comédie américaine : à savoir que le pessimisme ne permet pas de conclure décemment un film, et que c'est en transformant son personnage « inutilisable » que le film trouvera son issue. La happy end est moins affaire de propagande idéologique qu'un enjeu pleinement formel : c'est l'optimisme et l'enthousiasme progressifs du héros qui permettent au récit de se structurer et d'avoir une colonne vertébrale.
Nous appelons donc « répétition perfectionniste » ou « répétition libératrice », cette répétition qui vise à un but : se sortir du même en le rejouant pour le modifier, qui cherche à se libérer d'un modèle initial et défectueux. Phil Connors se sort par ses propres moyens d'une répétition cauchemardesque qui n'est en fait que la monotonie du quotidien ici exacerbée en journée sans fin. C'est évidemment le contraire de ce qu'un cinéaste comme Hong Sang-Soo met en place dans ses films dont le motif de la répétition se rapprocherait davantage du canevas proposé par Vertigo : le souvenir du premier fragment s'imprime sur la vision du deuxième, comme un arrière-film (au sens d'arrière-pensée). Dans Un jour sans fin, refaire c'est toujours parfaire.











Voyage à deux

(Two for the road)

de Stanley Donen
(1967)

Le couple en mille morceaux

Voyage à deux de Stanley Donen offre un beau contrepoint au film de Harold Ramis et illustre là encore la façon dont le sujet d'un film contamine nécessairement sa forme. Vertigo et Identification d'une femme sont travaillés par un objet toujours déjà perdu, Un jour sans fin par la volonté pour son héros de se perfectionner, quant à Voyage à deux, il est le récit brisé en mille morceaux d'un couple qui ne sait plus où il en est. Nous pourrions être chez Antonioni mais nous sommes chez Stanley Donen, grand faiseur de comédies musicales et grand expérimentateur de formes.

L'histoire est celle de Joanna (Audrey Hepburn) et Mark Wallace (Albert Finney) mariés depuis douze ans. Ils se disputent de plus en plus, sont chacun lassés de l'autre et songent tout deux au divorce. En voyage sur la Côte d'Azur, ils se remémorent quatre voyages sur le même trajet (en auto-stop, seuls avec leur première voiture décapotable, avec leurs amis américains et leur voiture, seuls avec leur fille). Le film est tourné en 1967, à un âge où le classicisme est bel et bien enterré : c'est globalement une période de crise pour le cinéma américain qui semble se chercher une esthétique et ne sait pas encore où il va. C'est à cette même époque que pullulent de toutes parts des films sur la conjugalité en crise dont Voyage en deux est l'un des exemples les plus flamboyants de comédie du remariage moderne.

C'est là encore toujours l'idée d'une constante (un voyage sur le même trajet) qui permet de comparer un état antérieur du couple à son état actuel. C'est donc encore la répétition du même qui permet aux héros de se penser. Si le couple est brisé, la forme l'est aussi et Donen élabore tout un travail très méticuleux où s'entremêlent les flashbacks de telle sorte que plusieurs états du couple dialoguent entre eux jusqu'à la confusion. Par le montage, le passé submerge le présent, l'engloutit dans le souvenir des voyages antérieurs mais dans un même mouvement, le montage dissocie nettement et de manière irréconciliable les diverses époques du couple, comme si le bonheur conjugal était relégué à l'état de souvenir aussi lointain qu'étrange, comme s'il s'agissait littéralement d'un autre film.
Tout l'enjeu de Voyage à deux est un enjeu de montage qui pose la question du statut des flashbacks : que faire de ces films rivaux qui déferlent sur le couple ? Faut-il percevoir ce passé comme un corps étranger qui n'a plus rien à voir avec le présent ou comme une même histoire qui traverse plusieurs états et températures différentes ? Est-ce que le passé mobilisé par le flashback est un autre film ou est-ce les fragments éparpillés d'un seul et même film et d'un seul et même couple qui a encore des choses à promettre ?











Une sale histoire

de Jean Eustache
(1977)

Copie conforme

Une sale histoire de Jean Eustache se rapproche peut-être plus qu'aucun autre film du dispositif mis en place dans Right Now, Wrong Then de Hong Sang-soo. Le principe est simple : dans une première partie qui dure vingt-huit minutes, nous voyons Michael Lonsdale entouré d'amis à qui il raconte son étrange aventure voyeuriste qui mobilisa plusieurs mois de sa vie. Au bout du récit clôturé par la réaction de ses amis, un carton noir apparaît. Puis un autre film recommence, avec d'autres acteurs. Cette fois-ci, c'est un ami de Jean-Eustache, Jean-Noël Picq, qui refait le même récit, presque au mot près.
D'un film à l'autre c'est aussi des moyens qui changent, d'un côté des acteurs, du découpage et un film en 35mm. De l'autre, des non-comédiens filmés en 16mm et en caméra portée. Des moyens qui indiquent évidemment que le premier film n'est que la copie du second et que Michael Lonsdale ne fait finalement qu'interpréter le personnage de Jean-Noël Picq. Seulement la copie est montée avant l'originale, de telle sorte que nous assistons d'abord à la copie avant de voir la « vraie version », qui par cet ordre ne peut apparaître à nos yeux que comme une copie.

C'est donc la copie, le « simulacre » qui se donne avant l'original et le hante, la fiction qui se donne avant le « réel ». Par ce dispositif très simple, qui produit encore du même pour mettre au jour la différence, c'est donc toute un appareillage théorique qui s'active sur la porosité entre fiction et documentaire, la distinction entre copie et original, la fiction qui prend le pas sur le réel en se faisant passer pour l'original. Plus largement, par ce jeu des sept différences qui nous semblent bien innocents, c'est d'abord à un renvoi à nous-mêmes que nous invite le film, à ces habitudes et réflexes de spectateur que nous ne questionnons plus et qui demandent à l'être encore.










Boulevard de la mort

Death Proof

de Quentin Tarantino
(2007)

La répétition cathartique

A Austin, trois amies, Shanna, « Jungle » Julia et Arlene (Vanessa Ferlito, Sydney Tamiia Poitier, Jordan Ladd) font une virée nocturne dans un bar. Elles ignorent qu'elles sont suivies depuis un moment par Stuntman Mike (Kurt Russell), un ancien cascadeur qui sillonne les routes en tuant les jeunes femmes qu'il croise sur son chemin. Après les avoir longuement observées et même abordées, la soirée se termine et chacun repart sur la route. Entretemps Stuntman Mike décide de prendre avec lui Pam (Rose McGowan), une jeune femme solitaire qui cherche quelqu'un pour la raccompagner chez elle. C'est sur le chemin du retour qu'il provoquera une collision mortelle, tuant sur le coup les quatre jeunes femmes tandis qu'il s'en tire avec quelques fractures grâce à la résistance de sa voiture renforcée. Quatorze mois plus tard, Stuntman Mike repère désormais dans le Tennessee un groupe d'amies qui travaillent dans la région sur le tournage d'un film. Il se lance à leur poursuite mais cette fois-ci les jeunes femmes ne se laisseront pas faire...

Comme souvent chez Tarantino, Boulevard de la mort constitue un hommage cinéphile à un sous-genre cinématographique, ici le slasher movie, film d'horreur de série B où un tueur souvent masqué élimine un par un une bande de jeunes. De ce fait, les codes du slasher movie se confondent parfaitement avec les marottes de Tarantino : il s'agit d'offrir aux spectateurs une sorte de spectacle cathartique et défouloir qui opère en deux temps.

La première partie du film, tout à la fois plaisante, bavarde et progressivement inquiétante, se conclut sur une débauche de violence qui nous laisse hébétés et impuissants. Après avoir dressé le portrait de son sympathique groupe d'amies, l'arbitraire du scénario décide de nous donner à voir le spectacle de leur mort violente ; on pense là évidemment au principe mis en place dans Psycho d'Alfred Hitchcock, autre film « d'horreur » à la narration coupée en deux. La collision meurtrière, qui fait ici figure de coup de force du film, est ainsi filmée sous toutes les coutures, nous laissant apprécier en détail la violence du choc et son esthétisation par Tarantino   la voiture des jeunes femmes se disloque dans les airs tandis que leurs corps s'éparpillent sur le bitume, les vitres partent en éclats tandis que le sang gicle. Faute de preuve, l'homicide de Stuntman Mike reste impuni. Nous voyons cependant le shérif de la ville ébaucher dans les couloirs de l'hôpital quelques suppositions quant aux raisons de la collision et évoquer la piste quasi-certaine de l'homicide volontaire. Là encore, cette scène semble faire ouvertement référence à l'une des toutes dernières scènes de Psycho où les raisons qui poussent irrésistiblement Norman Bates au crime sont froidement évoquées par des experts, Bates est alors réduit à un cas clinique et toute la lumière est faite sur sa maladie. L'homicide non prouvé, un autre film commence, cette fois-ci dans le Tennessee. Nous retrouvons Stunman Mike pistant un groupe d'amies qui, une fois menacé, ne se laissera pas faire. C'est finalement lui qui se fera poursuivre et achever par les jeunes femmes, et Tarantino de filmer ce fragment comme si le groupe de filles offrait consciemment une vengeance au groupe précédent.

Que ce soit la violence des femmes ou du meurtrier, la débauche de violence chez Tarantino a quelque chose d'une fête, d'une célébration esthétique. Le réalisateur se permet d'aller très loin sans choquer car tout semble n'arriver qu'à l'image, l'hyperviolence se réduisant à n'être qu'un spectacle forain et pulsionnel. On peut aisément le comparer à Martin Scorsese, autre cinéaste de l'ultra-violence festive qui n'est jamais rattachée à une idée du mal.
Boulevard de la mort, en bon slasher qu'il est, met en branle des mécanismes primitifs chez son spectateur en fonctionnant sur un mode binaire qu'articulent ses deux parties : l'une où nous nous sentons impuissants, l'autre où nous obtenons vengeance et réparation, l'un où nous nous sentons passifs et démunis, l'autre où nous avons l'impression d'agir. Précédemment, Kill Bill est sur toute sa longueur construit sur le principe du revenge movie. Plus récemment, Inglorious Bastards ou Django Unchained fonctionnent également sur ce même principe de « pulsion vengeresse » sans être ouvertement coupés en deux. Sauf que dans ces deux films Tarantino rétablit une sorte de justice par des moyens cinématographiques mais ce qu'il venge est une violence bien réelle et ancrée historiquement (l'esclavage, la deuxième guerre mondiale). Comme si le cinéma pouvait servir une forme de vengeance symbolique, qui sans réellement nous venger, nous servirait de défoulement.

Dans l'économie de sa filmographie Boulevard de la mort articule de façon très dépouillée les tenants du cinéma de Quentin Tarantino en mettant au jour toute la charge sexuelle contenue dans l'expression de la violence puisque la métaphore est ici à peine voilée, limite démonstrative : les meurtres de Stuntman Make tiennent de la perversion sexuelle, celui-ci choisit toujours des victimes qu'il estime désirables et la collision vaut pour lui comme acte sexuel. Cela fait de Boulevard de la mort un film aussi ludique que passionnant, d'une incroyable efficacité sur ses spectateurs puisqu'il décèle et appuie (comme tout bon slasher movie) sur ce qu'il y a de primitif, d'animal et de passif dans notre rapport aux images.











Le Magicien d'Oz

(The Wizard of Oz)

de Victor Fleming
(1939)
adapté du roman The Wonderful Wizard of Oz de Frank L. Baum (1900)

La répétition onirique

C'est une histoire bien connue, évidemment moins culte en France qu'aux Etats-Unis où le film comme le roman de Frank L. Baum sont des œuvres piliers de la culture populaire américaine, cités d'innombrables fois et hantant encore de nombreuses oeuvres. Le Magicien d'Oz de Victor Fleming (dont certains fragments sont réalisés par George Cukor et King Vidor) pose à lui seul les bases du cinéma américain et notamment du road-movie dont il en figure peut-être la première occurrence (cf. Le road-movie de Bernard Benoliel et Jean-Baptiste Thoret).

On oublie peut-être de souligner que le Magicien d'Oz, en plus que figurer les bases du road-movie, est un film étrangement coupé en deux puisque tout s'y passe deux fois. L'histoire est celle de Dorothy Gale, jeune orpheline élevée par sa tante et son oncle dans une ferme du Kansas. Son chien Toto est persécuté par la méchante voisine Almira Gulch, et Dorothy cherche par tous les moyens à le protéger mais se cogne contre un mur d'incompréhension. Sa tante lui reproche son imagination débridée et lui demande de trouver sa place dans un monde sans problème. Elle croisera la route de plusieurs personnages avant de rentrer rapidement chez elle, car une tornade s'annonce. Dorothy s'enferme alors dans sa chambre mais la maison est emportée par la tornade. Dorothy se réveille à travers la porte de sa chambre elle devine un monde coloré : elle a atterri à Munchkinland, une contrée du pays d'Oz.

Tout le film est construit sur la répétition de mêmes événements : la première fois tout se passe dans la réalité de Dorothy Gale qui est alors filmée en sépia, par ce choix se figure une réalité typiquement américaine et déjà nostalgique. Cette première partie donne à voir un monde simple,rural sans flamboyance aucune, authentique mais rude pour la petite Dorothy. C'est un monde qui relève d'une certaine tradition réaliste autant littéraire que cinématographique, ce qu'on appelle l'americana.

Tout ce qui se passe dans ce petit fragment seront ainsi délirés et répétés dans la partie en Technicolor. Cette partie, qui souvent éclipse dans la mémoire la partie en sépia, répète les événements de la première partie sur un versant féérique et cauchemardesque. Tous les personnages de sa réalité quotidienne se transforment en figures imaginaires. La méchante voisine devient une sorcière et les trois ouvriers de la ferme sont transformés en compagnons de route fantaisistes : ce sera l'Homme de Fer-Blanc, le Lion et l'Epouvantail.

La partie en Technicolor reprend les éléments initiaux après les avoir passés dans le rouleau compresseur de la psyché d'une jeune fille, elle fait ainsi presque office de coupure analytique et confèrerant au Magicien d'Oz le titre de film méta :on peut voir dans le rapport d'une partie à l'autre, un commentaire de Hollywood sur lui-même et notamment de la Metro Goldwyn Mayer qui dans ces années-là tente de conquérir un public jeune en concurrençant le succès de Blanche-Neige et les sept nains (1937) de Walt Disney et produit la même année une autre superproduction à grand spectacle : Autant en emporte le vent.

Ce que commente et illustre très littéralement le Magicien d'Oz c'est ce qualificatif très vite donné à Hollywood et un peu éculé, que l'on appelait alors « l'usine à rêves ». Ce rêve, on peut évidemment le comprendre dans plusieurs sens assez trompeurs alors qu'il doit être, il nous semble, compris littéralement, formellement. Il suffit de voir les transformations opérées d'une partie à l'autre du film : la réalité y est exagérée, traduite en des termes oniriques, autant saturée d'affects violents que de couleurs criardes. L'enthousiasme y est rêve, la moindre contrariété devient cauchemar. C'est une réalité résumée à ses traits essentiels, schématisée, « hystérisée ». Il y a ainsi deux tendances du cinéma américain, deux formes qui se confondent dans le Magicien d'Oz : le film réaliste et l'americana avec la partie en sépia, et le film onirique où les studios hollywoodiens deviennent le lieu de toutes les fantaisies de l'imagination. D'une partie à l'autre a lieu une opération de sublimation où la psyché d'une jeune fille typiquement américaine se confond avec l'esthétique d'un studio hollywoodien.