Les Trois sœurs du Yunnan

entretien avec Alain Bergala

Les Trois sœurs du Yunnan


Alain Bergala Tout d’abord, c’est évidemment passionnant de voir ce film dans la continuité du parcours de Wang Bing et notamment de ses deux derniers films qui sont sortis en France (Fengming et le Fossé). C’est un cinéaste pur et dur dans la poursuite de son projet. Aussi bien sur les sujets que sur l’esthétique de ses films et sur ses choix fondamentaux de cinéma. Il continue à montrer ce qui n’est pas montré, ou ce qui n’a jamais été montré. Cette visée remonte à A l’ouest des rails. On a découvert avec ce premier film une immense région de la Chine dont on ne savait rien et sur laquelle il n’y avait pas d’images.

Effectivement aujourd’hui on ne parle que de la Chine en pleine expansion économique, qui se modernise et organise les Jeux olympiques. Wang Bing montre dans ce film une autre Chine, qui existe elle aussi, en même temps, et que l’on n’a jamais vue, jamais filmée. Ce film est donc dans le droit fil de son idée principale : « Je montre ce que les autres ne montrent pas, et surtout ce que la Chine ne montre pas d’elle-même : l’état de la vie et de la société dans ce village de montagne à très haute altitude. » J’imagine qu’un tel film ne doit pas beaucoup plaire aux dirigeants chinois car ce village est dans un état pratiquement moyenâgeux par certains aspects, même si par d’autres aspects on est dans le monde contemporain.

Il y a quand même la télévision. A un moment donné, il y a même un téléphone portable qui sonne, ce qui est très étrange parce que je ne vois pas comment ils pourraient avoir du signal dans ces montagnes. Il faudra l’interroger là-dessus.

Il est pur et dur aussi sur ses choix de cinéma et notamment sur cette façon qu’il a, l’air de rien, de faire naître un récit sans le raconter. Il ne construit jamais le sens, le sens arrive avec un peu de retard sur ce qu’on voit. Par exemple quand la deuxième femme arrive avec le père, on la voit, on ne sait pas qui c’est, mais plus tard on comprend la situation quand des adultes en parlent entre eux, avec parcimonie, parce que c’est visiblement une région où les gens expriment très peu.

Il y a des secrets de famille, comme partout. A ce moment-là seulement on va comprendre, mais en décalage, que sa femme est partie, que personne ne sait où elle est. Le fait même que lui est allé travailler à la ville, on ne l’apprendra que relativement tard. Le début est une immersion sans aucune explication dans une situation extraordinaire et intrigante dont on ne sait rien : ces trois petites filles qui vivent en autarcie. La plus grande s’occupe des plus petites. Il y a une espèce d’auto-élevage mais on ne sait pas pourquoi elles sont seules. Il y a bien les oncles, les grands-pères, mais on va mettre beaucoup de temps à comprendre les tenants et les aboutissants de cette situation.


Evidemment c’est formidable parce que si on commençait par nous : dire la mère est partie, le père travaille à la ville, donc elles sont seules – même s’il y a la communauté villageoise, autour d’elles, qui contrôle, qui surveille – ça n’aurait pas la force d’évidence du visible. Là, on est dans l’igloo de Nanouk l’Esquimau. On est dans cette grotte et on voit des enfants qui survivent…

Ça se passe tout le temps comme ça dans le film : le sens vient après ce qu’on a vu. Evidemment, c’est formidable par rapport au reste du cinéma : il n’y a jamais préséance du sens. On est donc toujours devant des images assez énigmatiques, en tout cas sur les causes de la situation dans laquelle on est immergé. Et puis, mine de rien, en douceur, une histoire arrive, qui est le retour du père.

Qui est cette autre femme qu’il ramène de la ville ? Pourquoi est-il parti ? Pourquoi revient-il ? Petit à petit, il y a quand même un scénario, comme toujours chez Wang Bing. Sauf qu’il n’est pas géré comme cela se fait habituellement au cinéma. Et c’est fascinant d’éprouver l’état dans lequel cela nous met face aux images. Au début du film on est comme au début du cinéma, on voit des choses et cela nous suffit. On se débrouille avec ce que l’on voit, c’est très concret, parce que ces gamines ont une vie très dure, parce qu’elles s’occupent de tout : du chauffage de la cuisine… Je trouve magnifique cette façon de faire naître du récit sans nous raconter.



Ce sont des mots d’ordre et une morale du cinéma qui datent de Rossellini et de Godard. Il est en plein là-dedans : voir d’abord, percevoir d’abord les choses et après attraper des bribes de sens. Ce qui est cohérent avec le fait que le film est centré sur les enfants car les informations sur la vie des adultes, on les attrape de façon périphérique, par bribes, comme dans l’enfance. Quand les parents parlent entre eux, les enfants attrapent des choses, mais ça ne leur est pas destiné directement et ils en font ce qu’ils peuvent… L’histoire du père est ainsi captée par bribes, avec beaucoup de zones opaques.


Il repart avec deux de ses filles.

Oui, il retourne en ville avec les deux petites. Il ne peut pas emmener la grande parce qu’il n’a pas les moyens de la faire vivre en ville.

L’aînée reste donc seule dans la maison, mais pas tout à fait puisqu’il reste la caméra de Bing qui est avec elle dans cette maison soudain vide.

On le sent tenté de suivre le père et les deux filles, mais du coup dans une narration plus classique.
Tout-à-fait. La scène du départ du bus est un moment crucial dans les choix d’énonciation du film. Wang Bing se trouve face à un choix très classique dans un scénario de fiction : les personnages se séparent, le père part avec les deux petites et la soeur aînée reste au village. Que va faire le film : partir dans le bus avec le père ou rester au village avec la fille, qui était jusque-là le sujet principal du film ?



On est très surpris de voir que la caméra embarque dans le bus qui démarre. On se dit un moment qu’on va les suivre en ville. Mais quand le chauffeur du bus vérifie les billets des passagers il regarde en direction de la caméra et dit : « Et lui, il vient avec nous ? » On comprend que ça s’adresse à l’homme à la caméra, qu’il n’a donc pas pris de billet et qu’il va rester au village après avoir fait un bout de chemin avec ceux qui partent.

Le fait que le père soit désigné par le chauffeur comme une personne présente dans la situation est une subversion du principe de Wang Bing qui consiste à ne pas exister comme personnage dans son film, mais à rester à la place neutre du cadreur « invisible » à ceux qu’il filme.

Quand il filme les trois sœurs, elles ne s’adressent jamais à lui comme personne alors qu’elles le connaissent bien et qu’il fait provisoirement partie de leur vie. Elles le font, à sa demande, comme s’il n’existait pas, comme les acteurs dans un film de fiction.

Juste avant, sur le trajet entre le village et l’arrêt de bus, il y avait déjà eu un dérèglement de ce principe de non-existence du filmeur dans l’univers filmé. Quand l’homme à la caméra suit le père et ses deux filles qui marchent vers l’arrêt de bus, il est très mobile, il les filme de dos puis par moments les devance. Le père, surpris par cette agilité, l’interpelle comme personne physique et lui dit : « Tu marches vite, toi !  »


Ensuite, après ce départ du père et des deux sœurs les plus petites, on entre dans un autre régime, cinématographiquement très émouvant, du film. Auparavant, il y avait toujours plusieurs personnes dans les scènes, comme dans une fiction, et la présence du cinéaste était plus facile à oublier. Maintenant que les autres sont parties, il ne reste plus dans la maison et dans le champ de la caméra qu’une seule personne, la grande sœur. Et là il se passe quelque chose de magnifique : elle continue à ne pas s’adresser à lui, il continue à la filmer comme avant, mais en même temps, on sent bien sa présence, on sent que quelque chose d’autre se passe entre eux, qu’elle est en quelque sorte sous sa protection bienveillante. Elle n’est pas si seule que ça, dans cette nouvelle situation, car elle est sous son regard attentif. C’est incroyablement émouvant.

Il y a un autre moment de pure émotion cinématographique un jour où il l’accompagne dans la montagne, et où elle s’arrête et s’assoit sur un rocher pour manger. Pendant le trajet, il l’a suivie comme d’habitude dans ses films, avec la caméra qui s’agence au personnage qui avance, dans le style du Wang Bing de toujours, si j’ose dire, quand il est dans le sillage de quelqu’un qu’il suit de dos et qu’il filme en même temps le paysage, qui est magnifique à cet endroit-là. On se dit que même si la vie est très rude, ces gens-là vivent au milieu d’une grande beauté.

Mais quand elle s’arrête pour se restaurer, il fait quelque chose de très beau et de très émouvant cinématographiquement.



Il la filme d’abord dans un certain axe, puis, sans aucune raison narrative, change d’axe et fait un raccord d’elle en train de manger sur elle en train de manger. Au cinéma, d’habitude, changer d’axe sert à raconter en montrant dans le deuxième plan autre chose que dans le plan précédent, pour faire avancer le récit. Ici on passe du même au même sans aucune information nouvelle. L’émotion de ce raccord est une pure émotion de cinéma, née du rapport filmeur-filmé. C’est un raccord sur le regard du cinéaste qui a juste envie de voir autrement cette petite fille qui est devant lui. C’est un raccord de « contemplation » affective où l’on sent l’émotion du cinéaste devant ce qu’il est en train de filmer, ici une petite fille qui mange seule en peine nature. On n’est pas très loin de Ozu.

Il faisait déjà ça dans Fengming. Tout le monde a vendu le film en disant que c’était un seul plan, mais en fait il y en avait plusieurs, et de tailles différentes sur cette femme qui raconte. Là aussi il faisait de très émouvants raccords du même au même.

Dans Fengming, le tournage a duré plusieurs jours, mais il a créé au montage la fiction selon laquelle cette rencontre durait une seule journée. Dans ce film-ci, il construit une autre fiction temporelle selon laquelle le film est découpé en journées, même si ces journées sont en réalité construites au montage, ce dont il ne se cache pas d’ailleurs.


Ce qui est nouveau dans ce film, et encore mystérieux pour moi (j’aimerais en savoir plus en parlant avec lui quand il va venir à Paris) c’est cette méthode qui consiste à partager la caméra à trois opérateurs. Il dit que quand il était fatigué, après avoir tourné huit heures d’affilée, il passait la caméra à un autre opérateur en lui disant ce qu’il devait filmer, et comment : notamment dans le choix des axes, si important dans son cinéma. Mais pour le spectateur, même très attentif, ces changements d’homme à la caméra sont impossibles à voir. On dirait que tout est filmé par lui, comme dans A l’ouest des rails. Les journées de travail faisaient parfois dix-sept heures de tournage et il fallait bien qu’il se repose, surtout à une telle altitude où il était tombé assez gravement malade lors de son premier séjour.


Est-ce qu’on assiste à la fin d’un monde, d’une situation ? C’est une question récurrente dans les autres films. Il survient sur des lieux et situations sur le point d’être démantelés ou il ramène au souvenir des mondes, des systèmes disparus…

Ça le met en colère quand on lui dit ça. Dans les entretiens où les gens lui disent : « Vous montrez un monde qui meurt. » il dit « Non. Ce monde est différent, mais il existe pleinement et il n’est pas en train de mourir. » Je crois qu’il a raison de dire ça, parce que quand on voit l’école ou les moments de réunion de la communauté on n’a pas l’impression que ce sont des gens qui se disent :  «On va disparaître et notre monde dans ce coin reculé de Chine va mourir. » Il y a beaucoup d’enfants dans l’école. Et bizarrement ce n’est pas un film pessimiste.

Ces gamines sont dans une situation de vie très dure, mais en même temps, il y a une grande vitalité, une force de caractère qui est tout le contraire de l’abattement. Et même si on peut avoir au départ l’impression d’un monde médiéval, on voit que ce monde ne s’est pas arrêté. La gamine fait ses devoirs le soir, ils ont la télé, ils ne sont pas isolés, ils voient l’autre Chine. Ils vivent quasiment dans des grottes mais ils voient ce qui se passe ailleurs. Ils ont conscience de leur situation très spéciale. On est surpris, quand il filme l’école, de voir qu’il y a plein d’enfants. Jusque là on a eu l’impression qu’il n’y avait que quatre familles, mais on découvre en cours de film qu’il y en a beaucoup plus. A la fin du film il est dit qu’il y en a quatre-vingt.


Le film fait comme un zoom arrière qui passe des trois sœurs à la petite communauté de leur famille élargie puis à l’ensemble beaucoup plus grand de tous les habitants de cet endroit.

L’école n’a pas l’air si près...

La localisation de l’école est très mystérieuse, on ne sait pas vraiment où elle est par rapport au village, mais on voit qu’ils se connaissent tous, même si l’habitat est très dispersé. Quand une petite fille, que l’on a jamais vue auparavant, vient agresser la grande sœur, vers la fin du film, on voit qu’elles se connaissent bien, qu’elles s’appellent par leurs noms, mais qu’elles n’appartiennent pas à la même communauté villageoise, et on découvre du même coup qu’il y a des rivalités entre familles.



A la fin, à la fête du village où ils se réunissent tous, on a l’impression qu’il y a tout le monde.
On voit pour la première fois la communauté réunie. Comme toujours, Wang Bing a un grand sens du rythme qui consiste à passer des boîtes noires – l’intérieur des maisons – à l’étendue en plein air, sublime dans ce paysage. Il faisait déjà ça avant, dès A l’Ouest des rails et jusqu’au Fossé. C’est sa structure rythmique à lui et là elle est magnifique. Les plans d’intérieur sont vraiment des grottes. On est dans de la peinture sombre, dans le Van Gogh des Mangeurs de pommes de terre, avec des clairs obscurs magnifiques mais « naturels » au sens où la lumière est celle des vrais éclairages de ces maisons. Et l’étendue du paysage extérieur est d’une beauté somptueuse.


Il a quand même eu de la chance de tomber sur ces trois sœurs. La grande, on voit bien que ce n’est pas une gamine ordinaire. On voit qu’elle a une grande force intérieure. Il n’y a pas beaucoup de temps pour jouer dans la vie quotidienne de cette gamine qui assure la vie matérielle comme une adulte de la communauté, l’école en plus. Mais le besoin de jouer n’est pas éteint en elle. Il y a une scène magnifique où elle part travailler dans les collines et là elle rencontre un garçon qui parle de jouer. En fait, on les voit assez peu jouer ensemble mais après il y a une scène où elle joue toute seule à sauter sur place, dans un plan sublime. Le désir de jeu de l’enfance est encore en elle, même si ses conditions de vie sont plus que dures.


Elle reste pendant que les deux autres sont parties.

Il est dit dans le film que le père ne peut pas les emmener toutes les trois, car, en ville, il faudrait qu’elle aille à l’école, qu’il subvienne à ses besoins, et il n’en a pas les moyens.



Il dit qu’il reviendra pour la chercher.

Il dit : « Je reviendrai dans trois ou quatre mois, quand l’hiver sera fini », mais ensuite on comprend qu’il ne gagne plus assez en ville, qu’il est contraint de revenir définitivement au village, mais il ramène une femme avec sa petite fille. Ce qui veut dire que survivre en ville est plus compliqué que survivre dans le village où ils ont les pommes de terre, des cochons, des poules.


Concernant le Fossé, vous disiez que c’était des intellectuels qui n’étaient pas capables de cultiver des patates. Leur problème, c’était d’être des intellectuels à cet endroit-là.

Les paysans ont survécu à la famine alors que les intellectuels déplacés dans ce camp n’avaient aucun moyen de production. Ils dépendaient de la nourriture que les gardiens leur fournissaient.



Dans les Trois sœurs du Yunnan, les paysans se plaignent d’être surtaxés, ils se plaignent dans la réunion de payer de plus en plus d’impôts, ils n’ont rien et on menace de leur saisir les cochons.

L’intrusion du politique dans le film est fulgurante. On avait l’impression jusque-là qu’ils étaient très loin du pouvoir central, en état de quasi-autarcie.

Et on comprend tout à coup, dans cette réunion de la communauté, que les impôts tombent et sont excessifs. Qu’ils sont pris à la gorge. Le chef de village raconte sa rencontre avec l’autorité des impôts. Il dit : « Je ne vous en ai pas parlé mais je vais vous dire ce que j’ai fait. » Il raconte qu’il a tenu tête en disant qu’il n’acceptait pas, qu’ils ne paieraient pas, qu’ils ne pouvaient pas payer. Mais visiblement pèse maintenant sur eux cette menace que l’État leur enlève leurs cochons. Car là l’équilibre serait rompu et la communauté ne tiendrait plus le coup. Cette scène où le groupe villageois est réuni au grand complet est un grand moment du film. Les plans sont remplis de gens, tous serrés dans le cadre, et c’est l’occasion de manger le cochon, un moment collectif important pour eux.


Cela dit, on les voit très souvent manger dans le film, on n’a jamais l’impression qu’elles meurent de faim. C’est très dur, mais on ne meurt pas de faim. Elles ont souvent la bouche pleine.

La base de la nourriture, c’est la pomme de terre et on voit en détails comment elles sont cultivées, déterrées, stockées, cuites, mangées. On les voit aussi manger du riz, mais le riz c’est Wang Bing qui l’a apporté. Il a vécu avec son équipe dans une autre maison du village parce que c’était trop petit chez les trois sœurs, et il ne voulait pas fausser ce qu’il filmait : la vie de ces trois sœurs sans parents. Mais devant l’état de pauvreté du village, il apportait du riz quand il venait tourner. Ce riz était partagé par tout le village, il ne pouvait pas donner du riz à la seule famille qu’il filmait. Il dit que c’est un échange normal d’apporter quelque chose quand on est invité dans une communauté.

Du coup, il y a eu une petite amélioration des conditions de nourriture puisque le riz, qui vient d’ailleurs, est considéré comme un petit luxe par rapport à la patate.

Il y a quelque chose de très beau dans le film, comme dans Nanouk l’Esquimau : on voit comment ça vit ensemble, des hommes, des cochons, des poules, des chats, des chèvres. Tous les vivants constituent réellement une communauté. Et le rapport qu’ils ont avec les animaux est très beau, incroyablement respectueux car c’est le maillon indispensable d’un équilibre vital. A un moment, le père dit : « Ne fais pas peur aux cochons. » Il y a une sorte de fraternité, comme dans la pêche aux thons de Stromboli de Rossellini.


Le grand-père dit : «Il faut nourrir les bêtes, c’est plus important que tes devoirs…»  C’est un problème que montre le film, le fait d’être toujours empêché d’aller à l’école…

Oui, c’est le côté Kiarostami [Rires]. Ils ont même des animaux – ça je voudrais savoir pourquoi – qui sont apparemment des bouches inutiles, puisqu’ils ont des chats...



Les chats éloignent certains nuisibles.

...Ça m’a beaucoup surpris. Je n’ai pas l’impression qu’ils mangent les chats, j’ai l’impression que ce sont des chats domestiques qui font partie de la communauté. Cette cohabitation des hommes et des animaux existait encore un peu dans mon enfance à la campagne où le cochon et les poules faisaient partie de la communauté de vie.

Il y a un côté moyenâgeux.
Dans notre imaginaire à nous, ce qui fait moyenâgeux, c’est que la rue est aussi un ruisseau. L’eau coule, tout le monde marche dedans. Mais ici ce n’est pas sanitairement dramatique comme dans la région de Las Hurdes filmée par Buñuel.


On est d’accord, il y a quand même l’électricité, mais, à part la télévision, il n’y a pas d’appareils ménagers.

L’électricité est intermittente, parce qu’à un moment, juste avant la soirée, quelqu’un dit : « Ce soir, on aura peut-être de l’électricité. » Ils ont des lampes électriques et il y a un énigmatique téléphone portable vers la fin du film car on imagine mal qu’il y ait du réseau dans cette région reculée !


La télévision marche sans doute à l’électricité car s’ils avaient des groupes électrogènes, on les entendrait sur la bande-son. Mais tout cela demande à être vérifié auprès de Wang Bing.



En même temps, ces questions qu’on vient de soulever, ce n’est pas le sujet de Wang Bing. Ce n’est pas ce dont il veut témoigner spécialement , si ?

Lui affirme toujours le même principe : « Moi je filme, je regarde, je n’ai pas de discours préconçu sur ce que je filme et je ne veux imposer aucun point de vue qui me serait personnel. » C’est peut-être le seul aujourd’hui dans le cinéma mondial qui arrive vraiment à ça : filmer les choses comme elles sont, sans céder à la tentation de trop les organiser, de trop les faire signifier, de trop les expliquer.

La télévision, par exemple, est filmée de façon périphérique, parce qu’elle est dans le décor, sans un seul plan frontal sur ce qu’on y voit, plan que tout autre cinéaste aurait fait.

Elle est toujours hors champ, en même temps, elle a une dimension assez lyrique, les petites filles chantent beaucoup, elles jouent en effet très peu, mais elles chantent, il y a beaucoup d’airs et la télé apporte ça. Il y a des séquences très enlevées où il y a un air et la chanson doit être un dessin animé ou un film, tout de suite ça les emporte, on les sent fascinées par ça, même si nous on ne voit jamais l’image.


J’ai lu quelque part que, comme le film avait plusieurs histoires, il y a une version où il avait vraiment suivi le père et les deux petites filles dans la ville.

Dans les entretiens, il dit :« Je n’ai pas voulu les suivre. » Mais ça fait partie de son personnage de jouer parfois à brouiller les pistes. Mais ce sont les films que l’on voit, tels qu’on les voit, et seulement eux, qui importent.


On sent que l’une des deux petites filles a bien compris le jeu de Wang Bing qui les suit toutes les trois de dos, et l’une s’écarte du champ et sort et elle dit : « Et moi tu ne m’aimes pas, pourquoi tu ne me suis pas ? » Un quart de seconde, Wang Bing se dit : « Mince qu’est-ce que je fais ? » C’est un des très beaux passages du film.

Le film est intitulé les Trois sœurs, mais en fait il est centré sur la grande. C’est net depuis le début.

Son sujet c’est l’aînée et les petites sont là, évidemment, puisque la grande s’occupe d’elles. Il fait assez rarement des plans sur les deux petites toutes seules. Les plans sont toujours reliés à l’aînée qui est un très beau personnage. Parce qu’après tout, il aurait pu tomber sur une situation comme celle-là, trois soeurs en autarcie, mais que la grande soit banale. Or, elle ne l’est pas. Elle est jolie, elle a une grande élégance naturelle, elle est dans l’intériorité et la retenue, elle est un très beau personnage de cinéma.

Il y a une scène très étrange, où le père, avant de partir en ville, sort les habits neufs pour habiller les deux petites. Wang Bing a fait cadeau de quelques vêtements aux fillettes, mais je ne sais pas si ceux-là en font partie.


On a l’impression que le père, pour venir les chercher, a apporté des baskets neuves, parce que les souliers sont très importants dans ces conditions de vie. Elles vivent dans la boue en permanence et nettoyer les souliers est un geste obsédant car la propreté est une valeur essentielle pour cette communauté.

Une question revient plusieurs fois en cours de film : est-ce que le bol est propre ? Nous, quand nous voyons les scènes de cuisine et de repas, nous avons l’impression que l’idée de « propre » ne se pose pas avec une telle précision ni une telle exigence. Mais bien au contraire ! Le père dit : « Non, pas ce bol, il n’est pas propre, il a été mal lavé ». Ça relativise nos critères de propreté, qui est pour cet homme-là une exigence impérieuse.

A la première apparition du père, je suis tout de suite sortie de ce que Wang Bing avait commencé à créer, tellement cette apparition est surréaliste. Il a des habits très propres, une coupe parfaite, presque teenager. Cette apparition du père est improbable. On se dit : «Qu’est-ce que Wang Bing est en train de faire ? »

Pareillement, quand il revient à la fin du film, il commence à travailler aux champs avec les filles, et là, ses gestes sont décalés par rapport à elles. Il n’est pas capable de tenir un panier. C’est une sorte de non-sens, ce père, dans le film.


A ce moment-là on commence à connaître son histoire par bribes. Il a quitté le village, il est parti travailler en ville, mais ça n’a pas marché alors il revient, mais il n’est plus le même, il est maintenant entre deux. Entre deux femmes aussi puisqu’il ramène cette femme qui n’est pas la sienne. Elle est très peu filmée, très périphériquement, et pendant longtemps, on voudrait la voir de plus près mais Wang Bing s’y refuse. Qui est cette femme que le père a ramenée ? On la voit un peu mieux, à un moment, parce qu’il y a une dispute entre les enfants et qu’elle intervient. Elle a l’air autoritaire, presque violente avec une des sœurs qu’elle chope et pose un peu brutalement. Se comporte-t-elle comme une méchante marâtre ? On n’en saura pas plus…

On est soi-même dans des désirs de fiction.
Oui, car Wang Bing ne raconte pas, il s’en tient à capter des bribes d’histoire que nous avons d’autant plus tendance à faire fictionner qu’elles sont lacunaires et non expliquées. Il y a cette scène très énigmatique où on raconte la dispute avec une autre petite fille que nous ne connaissons pas, dispute que nous n’avons pas vue. La mère de cette autre petite fille dit à la grande sœur : « Pourquoi tu l’as fait tomber, pourquoi tu l’as giflée ? ». On a du mal à imaginer l’aînée, telle que nous la connaissons, agressive et violente. Elle répond : « Parce qu’elle s’appuyait sur le mur qui est en train de tomber. » On comprend tout à coup qu’il y a des vieux contentieux entre ces deux familles.


Mais ça passe comme ça, par bribes, et on n’en saura jamais rien de plus. Cela se raccorde pourtant à un autre moment du film où quelqu’un dit de la maison des trois sœurs qu’elle s’est effondrée après le départ du père.


Il y a plein de mystères dans le film.

Il y a beaucoup de scènes comme celles-ci, attrapées au vol depuis la périphérie. Ça part à toute vitesse et on n’en saura jamais plus. C’est vraiment comme chez le Rossellini de Païsà. C’est le plus rossellinien de tous les cinéastes, ce qui lui importe c’est le fait brut : « Je vous donne des faits et pas leur explication. Quelque chose se passe, je filme, moi-même je ne connais pas exactement l’histoire et je ne vais pas vous la raconter, débrouillez-vous avec ce que vous pouvez en voir, comme je l’ai fait moi-même en filmant. »

Il faut aussi parler de la conception du cadre dans ce film, qui relève du même principe. On a vraiment l’impression de revenir à Nanouk. Jamais il n’encadre. Le cadre suit, le cadre centre, mais le cadre n’encadre pas. Il y a toujours quelque chose déjà-là dans l’image quand le plan commence et quelque chose d’encore-là quand il coupe. Ce n’est pas un cinéaste qui joue avec l’effet fiction du hors-champ. La seule fois où il y a exceptionnellement un hors-champ dans le film, c’est magnifique. Il est avec l’aînée dans sa maison, après le départ de ses sœurs : elle sort du champ et il ne la suit pas, il continue à cadrer l’intérieur de la maison vide, comme il ne fait jamais. C’est comme s’il la laissait s’échapper de son image.


Ce n’est pas du tout fictionnel, c’est de l’ordre intime pour lui : « Voilà, je suis avec elle, elle sort du champ et qu’est-ce que qui se passe pour moi, en train de filmer, à ce moment-là ? Qu’est ce qui reste de mon film quand elle sort du champ ? » Pour un spectateur occidental qui voit ce film, il y a un vrai plaisir de spectateur à voir de vrais gestes, efficaces dans le réel, dont la plupart ont disparu dans notre monde numérique. Giorgio Agamben dit, dans ses fameuses Notes sur le geste, en 1992, que « dans le cinéma, une société qui a perdu ses gestes cherche à se réapproprier ce qu’elle a perdu, et en consigne en même temps la perte. » C’est un film génial sur les gestes d’avant cette « perte », dans une société où les gestes transforment encore le réel sous nos yeux. Les gestes sont filmés dans leur vraie durée – par exemple le ramassage des crottes pour faire du combustible.

Tout ce qu’on voit, on le voit vraiment, ce n’est pas juste signifié. Les gestes sont réellement accomplis sous nos yeux, on voit le rapport de la main aux choses. C’est un film formidablement matérialiste sur le traitement des matières par les hommes : on voit ce qu’est une société où les matières permettant de vivre étaient toutes là et il fallait les porter, les malaxer, les préparer, les faire cuire. Nous sommes une civilisation qui a perdu la plupart de ses gestes et on voit ce que c’était qu’une société où il y avait encore un rapport réel au monde, un rapport de transformation corporel, tactile, physique. On voit ainsi que l’éducation est le contraire de ce qu’elle est devenue aujourd’hui chez nous. On y voit un apprentissage direct de la vie, des gestes, de la morale et de la vie en société.


Avec un rapport très beau, qui n’existe plus chez nous, au sein de la petite communauté. Le grand-père s’occupe de certaines choses bien définies, et pas d’autres. Chacun, dans la vie, a sa responsabilité et sa place symbolique. Quand il s’agit d’effectuer un travail des champs, on l’apprend, enfant, avec les autres et cet apprentissage se fait par l’exemple et la pratique directe. Le seul apprentissage scolaire qu’on voit, c’est le maître en train de faire ânonner un texte alors que l’on a vu tout ce qu’elle apprend avec ses sœurs, ce que ses sœurs apprennent avec elle dans cette période où il n’y a plus de parents. Il y a des rapports avec les parents plus éloignés, avec la famille élargie. Eux aussi ont à survivre dans la difficulté, mais ils sont là, jamais pesants, jamais pédagogues. C’est une forme d’apprentissage direct et tout le début du film est magnifique sur l’auto-éducation entre enfants.


On apprend aussi comment les conflits se règlent dans et par la communauté. Il n’y a pas besoin d’une instance qui serait d’ordre paternel pour que les questions se règlent. Pour nous, c’est extraordinaire dans notre société de surprotection, de surpédagogisme, de se dire qu’il y a d’autres modèles qui sont encore vivants dans cette région chinoise. Ça existe évidemment dans d’autres pays mais là, c’est à l’état brut. Et c’est pour ça que le film est fascinant : on est en direct face à quelque chose dont on a perdu toute idée dans nos civilisations.


S’agissant du Fossé, on avait parlé de la question de la relation de Wang Bing avec le gouvernement, l’Etat. Vous nous aviez expliqué qu’il n’avait finalement pas demandé l’autorisation parce que sinon il ne l’aurait pas eue. Au fond, il avait fait le film et ça avait été entériné.

Est-ce que cette question s’est posée (et résolue) de la même manière pour les Trois sœurs ?
Moins, car ici ce n’est pas directement un sujet politique. En apparence en tout cas, même si ça l’est en réalité très fortement. C’est une commande d’Arte, mais une commande ouverte, c’est lui bien sûr qui a choisi le sujet de son film.


Est-ce que sur place, on est censé demander des autorisations de tournage ?

Oui, je suppose. Entre lui et le pouvoir, c’est un jeu de chat et de souris. Si les autorités avaient voulu l’empêcher tourner Le Fossé, ils auraient pu le faire. C’est un pays où tout se sait.


Mais son hypothèse est que s’ils avaient décidé de l’empêcher de tourner ou de l’attaquer, il aurait pu y avoir des mobilisations de tous les gens et toutes les familles de ceux qui ont été dans ces camps. Cela aurait pu faire du bruit. Alors que là, ils ont fait comme si le film n’existait pas.Dès lors que le film ne peut pas sortir en Chine, ils préfèrent l’ignorer que de se lancer dans une répression qui ferait parler d’elle à l’étranger car Wang Bing est connu dans tous les festivals du monde.


En quelque sorte, le censurer lui ferait de la publicité.

Lui joue très fin avec ça. Il sait bien que si on voulait l’empêcher, on l’empêcherait. On voit bien que dans ce village, il y a de l’autorité centrale, puisque qu’il y a le fisc, il y a l’école, il y a le chef de village qui est en relation avec le pouvoir central, nécessairement. Il y a du contrôle social.

Mais il n’y a pas le contrôle des naissances. Il y beaucoup d’enfants. Il y a déjà trois sœurs.
Normalement, ils n’ont pas le droit. Mais, à la campagne, on imagine mal qu’un représentant de l’État leur dise : « Vous ne faites qu’un enfant. » Car les conditions de survie sont précaires et les enfants participent de cette économie de la survie. Pour ce film-là, la seule chose qui pourrait être directement lisible politiquement, c’est que la Chine n’a aucune envie qu’on voit que ça existe. Mais il n’y a aucun discours directement politique. C’est moins dangereux que le Fossé ou même qu’A l’ouest des rails. Mais maintenant ils savent qui il est, qu’il est produit par la France, qu’il va dans les festivals, que c’est quand même un « représentant » de la Chine, comme Kiarostami l’est de l’Iran.


J’ai une question sur l’éducation et sur la place de l’école. Dans ce film, rien de ce qui concerne l’école n’est filmé comme le reste. L’école arrive toujours avec des raccords assez brutaux, de façon assez abrupte. Dès que Yingying veut étudier, elle en est empêchée, il y a toujours une brisure quelque part. L’école ne peut pas exister, l’éducation ne peut pas exister, les adultes ne la considèrent pas du tout. La chanson que fait réciter le maître, elle-même renvoie à cela : un maître d’opéra, qui à force de chanter est devenu un grand chanteur d’opéra. Est-ce que Wang Bing exprime une position à ce sujet ? Je me demandais quel était le rapport de Wang Bing à l’école, vu qu’il a grandi dans un village ?

C’est vrai que ce n’est pas filmé de la même façon. Et il nous donne très peu d’éléments pour comprendre.

On se demande : quand va-t-elle à l’école, est-ce que c’est obligatoire ? Statistiquement dans le film, l’école comme institution est très peu présente. Ce qui est plus important, c’est l’auto-éducation, l’apprentissage par la communauté. Apprentissage des gestes de l’agriculture, de l’élevage, de la cuisine, de la propreté. L’essentiel ne se passe pas à l’école.

Est-ce que ça concerne plutôt cette famille-là et cette petite fille-là à cause de cette histoire spécifique du père qui n’est pas là et de la mère qui est partie, ou est-ce que ça a l’air d’être la même chose pour tous les autres enfants ?


On ne voit pas beaucoup les autres enfants du village dans le film. On les découvre là, tous ensemble, on est très surpris, et puis il y a cette scène bizarre avant de rentrer dans les classes, il y a une femme qui vend des bonbons. Elle est à l’entrée de l’école mais elle est dehors. Ils lui donnent trois sous pour avoir des bonbons. Ça reste totalement inexpliqué. Est-ce que c’est un truc interdit ? On ne sait pas d’où vient cette femme, on voit qu’elle leur est familière. Les gamins savent exactement combien valent les choses qu’elle vend, des saloperies, des « Haribo »…



Il y a un petit garçon très en colère qui se met à crier contre cette femme : « Moi, il faut que je rentre, que j’aille à l’école », comme si elle demandait à l’enfant de vendre des produits avec elle.

C’est très mystérieux.

Après, dans la cour de récréation, quand la cloche sonne, leur jeu c’est d’aller voir un cochon que des paysans sont en train d’égorger dans la « cour de récréation » (en fait, la cour, c’est la montagne).

Devant l’école, on égorge des cochons et on les fait cuire. Il y a toute une circulation mystérieuse devant cette école. Comme toujours, Wang Bing est toujours centré sur les choses, il ne filme jamais le lien ni la causalité entre les choses. Même dans les parcours, on suit la gamine, elle arrive dans un paysage, mais on ne sait jamais comment ces espaces s’articulent. C’est lié à son principe de filmage d’être toujours centré sur les choses qu’il filme.


Les articulations, il n’a pas à les faire, car ce serait un autre cinéma. Pour l’école, cela reste largement énigmatique. Je vais l’interroger là-dessus. Qu’est-ce que c’est que cette école, d’où viennent les autres gamins ? C’est vrai qu’il filme l’aînée toujours empêchée de travailler pour sa scolarité, comme dans Où est la maison de mon ami de Kiarostami.

Par contre il filme une scène magnifique où elle emballe avec du papier un livre, genre bande dessinée. C’est un plan très long et très beau. Elle a du papier journal et, on ne sait pas pourquoi, elle emballe ce livre comme si c’était une chose précieuse, à protéger, alors que ça a l’air d’être un livre sans valeur. Ce n’est pas un livre de savoir, mais c’est comme si pour elle ce le livre était une chose précieuse.

Ce qui est très beau, c’est que cette gamine, au bout de deux heures et demie, on ne sait finalement que peu de choses sur elle. A part ce qu’on a vu. Elle ne parle jamais, on la voit agir mais on ne sait pas toujours ce qu’elle fait, on ne comprend pas bien. Le seul moment où effectivement on comprend, c’est quand elle a des relations avec les autres, avec ses deux sœurs, ou alors lorsqu’elle travaille. Mais sa psychologie nous reste totalement opaque.

Par exemple, on ne sait pas ce qu’elle pense.

Non. On voit quand elle a un rôle à assumer, le rôle de grande sœur.


Quand elle reste seule, elle semble assumer un autre rôle.

Elle est très opaque quand elle est seule. Elle fait les mêmes gestes, elle se fait à manger…


Elle fait ses devoirs.

Globalement, quand on voit le film, on se dit que l’école est pour elle une chose importante mais on ne sait pas comment elle peut en faire quelque chose.


Souvent ce genre de phrase renvoie à d’autres récits où l’enfant va s’en sortir, se sortir d’une situation par l’école. Ce n’est même pas ça là.

Nous, quand on la voit, on peut le penser, mais c’est sans doute une projection, Le film ne nous dit rien de tel. Par contre on voit qu’elle a une maturité très grande par rapport à son âge, avec tout ce qu’elle doit assumer.

C’est parfois drôle, le rapport de taille entre elles…
Il y a un côté burlesque en effet. Les petites suivent à peine ce qui se passe. Wang Bing dit qu’elles ne comprenaient pas bien ce qui était en train de se passer, alors que la grande avait conscience de ce tournage. Comme ils ont la télévision ils savent évidemment ce qu’est une caméra et à quoi ça sert.


Ça veut dire aussi que cette gamine-là, qui est consciente d’un certain nombre de choses, n’a pas l’air d’éprouver spécialement de curiosité sur ce qu’il va être fait de ça. Elle n’en joue pas, non plus. Ça ne change rien à sa façon de se comporter, semble-t-il.

Pour nous, c’est difficile de juger.


Par contre, il y a une chose très surprenante. Parfois les petites, qui sont vraiment toutes petites, disent des phrases incroyables, des pensées d’adultes, des choses parfois très dures. Est-ce un effet de la traduction ? En tout cas, tel que c’est sous-titré, on se demande vraiment ce qui se passe dans la tête de ces petites filles.

Il y a un moment où l’aînée va dans une autre famille. Et une des filles de cette autre famille dit à sa mère à propos d’une nourriture : « On lui en donne un ? » et la mère dit : « Surtout pas, c’est tout ce qui nous reste. » Quand on est très pauvre, ce qu’on a d’indispensable on ne le donne pas. C’est comme dans le désert, quand les gens s’arrêtent et n’ont pas d’eau, on leur dit : « Non, il n’y en a juste assez pour moi. » C’est la règle de la survie.

Il y a deux ou trois phrases très sèches qui disent des choses sur l’état de précarité. La convivialité s’arrête là où commence la survie. A un moment donné, le grand-père dit : « Qu’est-ce qu’on va devenir si on n’a plus les animaux, si les impôts nous les confisquent. » Et là, on comprend que c’est un équilibre incroyablement fragile. Il y aurait une maladie des cochons, tout serait fini. De tout petits dérèglements peuvent faire que ce qui est équilibré, qui marche très bien, s’arrête. Il filme un équilibre très précaire, mais par bien des aspects humainement exemplaire. Cet équilibre est bon. Il n’a rien d’horrible. Ce n’est pas que l’on voit dans Las Hurdes de Buñuel. Ici, les gens ne sont pas affamés ni même malheureux.


Il y a de la dignité, il y a du respect de soi et des autres. On n’est pas dans une situation de précarité extrême où les gens perdraient leur humanité. Au contraire.



C’est beaucoup plus dur dans les faubourgs des villes, dans les bidonvilles où il y a une densité de population, une criminalité, une violence qui n’existent pas ici. Il y a des conflits, mais pas de violence.

Ce sont des petits conflits. Rien de méchant. C’est une communauté qui marche globalement très bien.



Et qui repose aussi sur la privation. Il y a une scène assez dure où Yingying sert sa sœur à manger. Nous on la voit mais les autres ne la voient pas. Ensuite, elle va se resservir. Le grand-père a l’air de penser qu’elle abuse de la nourriture. Il lui dit : « Arrête de manger… »
Ne mange que ce que tu peux manger, ce dont tu as besoin et si tu en as plus tu dois le donner aux autres. C’est bien. C’est le contraire de la consommation et du gaspillage. Ce n’est pas répressif. Ce n’est pas méchant. C’est comme ça. C’est un équilibre de vie, une attention aux autres que tout le monde doit respecter.

Alain Bergala

Alain Bergala, né le 8 septembre 1943 à Brignoles, est un critique de cinéma, essayiste, scénariste et réalisateur français.

Collaborateur des Cahiers du cinéma, il est connu notamment comme spécialiste de l’œuvre de Jean-Luc Godard.
Il enseigne à l’Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle1 et à la FEMIS. En 2000, il est le conseiller cinéma de Jack Lang avec lequel il travaille dans la perspective de l’introduction des arts dans les enseignements fondamentaux.
Il développe sa conception de l’enseignement du cinéma aux enfants dans son ouvrage L’hypothèse cinéma et prend la direction de l’Eden Cinéma, une collection de DVD libre de droits pour une diffusion du cinéma en classe.
Commissaire d’exposition : Correspondances : Kiarostami Erice (Centre Pompidou 2007), Brune/Blonde (Cinémathèque française 2010), Pasolini Roma (Cinemathèque française 2013)
Il réalise son premier long métrage Faux fuyants, co-réalisé avec Jean-Pierre Limosin au cours de l’année 1982.



Photo: Alain Bergala © DR

Les Trois s&eolig;urs de Yunnan, entretien avec Alain Bergala