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德昂 Ta'ang

un peuple en exil, entre Chine et Birmanie

par Emmanuel Burdeau

Un film de femmes après un film d’hommes. Des extérieurs mais plus d’intérieurs. Non pas l’enfermement mais la fuite, non pas la nudité mais la parure. La sensualité après la pornographie…

德昂Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 2

Il est saisissant de voir Ta’ang suivre À la folie. Le hasard y a bien sûr sa part. Wang Bing a trop de projets en cours, et trop complexes à réaliser, pour songer en sus à l’ordre dans lequel ceux-ci atteignent les salles françaises. C’est d’ailleurs alors qu’il tournait un autre film encore, dans la province du Yunnan, qu’il a rencontré des groupes en fuite et décidé de les filmer. Les Ta’ang, minorité vivant « dans l’espace frontalier et montagneux » entre la Chine et la Birmanie, ont été jetés sur les routes par le conflit qui s’est déclenché en février 2015. Wang Bing leur a emboîté le pas, donnant ainsi le jour à cette splendeur.

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 3

Les considérations filmographiques, bien que concernant peu le cinéaste chinois, ne sont pas pour autant dénuées d’intérêt. Cette œuvre née avec À l’ouest des rails a pris en effet une ampleur suffisante, elle s’est montrée à la fois assez régulière et assez diverse pour qu’on accorde de l’importance aux alternances d’inspiration à travers lesquelles ses productions se présentent à nous. Par admiration pour elle et parce que, dans le traitement des sujets toujours difficiles qu’il se donne, Wang Bing manifeste un souci esthétique de plus en plus prononcé.

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm (photo ▹ A la folie) • 4

À la folie montrait exclusivement des hommes, souvent nus, ensevelis sous les couettes ou errant en slip dans les chambres et les couloirs d’un hôpital psychiatrique. Interrogé sur ce choix, Wang Bing confiait n’avoir pas cru possible d’aller voir chez les femmes, logées à un autre étage où l’on devine qu’elles donnaient libre cours à de semblables impudeurs. Ta’Ang rattrape le coup. Sur les routes, dans des camps de réfugiés et plus encore autour d’un feu où s’échangent récits de voyage, craintes et douleur d’avoir dû abandonner des proches, ce sont des femmes qui peuplent ce nouveau film.

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Dans Chronique d’une femme chinoise une vieille dame, déjà, raconte les tourments de son histoire. Sorti un an avant À la folie, Les trois sœurs du Yunnan avait déjà de toutes jeunes filles pour héroïnes. Une nouveauté frappe toutefois dans Ta’ang, au sein d’une situation ne prêtant guère aux coquetteries, c’est le rang tenu par la féminité elle-même, si j’ose dire. Non sans stupéfaction, on voit ainsi des parures et des boucles d’oreille dont l’une, pareille à un long clou, fait dans la nuit une rime inopinée avec le métal d’un téléphone portable.

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 6

On voit de très longs cheveux coiffés par une amie, ou simplement par la compagne d’un soir. Des gilets orange et des jupes bariolées. On voit un linge enroulé autour de la tête, des rayures et des motifs, des pansements qui, dans le cou et sur la joue, font une parure de plus… 

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 7

Premier film vraiment féminin, et premier film en couleurs. Le rouge des tenues luit au coin du feu, sous la lumière des lampes torche ou à celle, vacillante, d’une bougie. Dans les gestes de ces femmes entre une langueur parfois séductrice qui tient à la fatigue des marches, à l’obligation de résister quelques heures encore, au défaut de lits, aux enfants qu’il faut continuer de tenir contre soi, et bien sûr au danger et à la peur. Les hommes, eux, sont loin, restés à l’arrière ou partis en éclaireur. Parfois ils surgissent, parfois aussi un portable circule, pour prendre de leurs nouvelles, d’eux et d’autres membres de la famille.

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 8

« J’ai besoin d’intimité », lâche en souriant une de ces mères qui s’éloigne pour téléphoner. Loin de la violer, le film la lui accorde, cette intimité. D’une part les Ta’ang ont leur langue, que Wang Bing ne parle pas. Il a donc dû attendre le montage pour découvrir la teneur des conversations. Cette incompréhension n’a pu que favoriser l’approche et les confidences. Sans elle il n’y eut probablement pas eu de film.

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 9

D’autre part Wang Bing a filmé tellement de « grottes » improvisées — à l’usine, à l’hôpital… — qu’au milieu de ces territoires de transit il parvient encore à reconstituer les conditions d’un intérieur. Même quand il filme l’exil, ce n’est pas l’horizon qu’il guette, ni le ciel. S’il y a dans le plan plus de corps qu’on ne croit, plus nombreux et plus épars, ceux-ci finissent toujours par s’agréger et par recomposer l’apparence d’un foyer. Faisant front, se serrant les coudes à la façon d’un « régime de papayes » ou « comme l’eau qui bout ». On est toujours dedans chez Wang Bing, au cœur ardent de quelque chose, y compris quand on est dehors.

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 10

Ce cinéma est depuis le départ une émanation de la terre. Les corps accroupis, la fumée et le fumet, tout ce qui gît et qu’il faut relever constituent son ordinaire, ainsi que les agglutinements et les agencements incongrus : ici un bébé collé avec son assiette contre le corps de sa mère qui téléphone, là un petit garçon soufflant sur le bout d’une cigarette fichée dans une canne à sucre… Après les corps couchés d’À la folie, et malgré l’épuisement qui ferme leurs yeux, ce sont pourtant des femmes debout que montre Ta’Ang, se dressant dans l’image comme elles se dressent devant leur destin.

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Leur beauté est alors d’autant plus grande qu’elle ne se présente pas pour elle-même mais compose avec la survie au point de se confondre avec elle. Film après film, Wang Bing n’a pas d’autre sujet : la nécessité seule est mère d’invention, la frontière censée séparer le strict nécessaire du somptuaire n’existe pas, il n’y a de luxe que là où celui-ci semble a priori n’avoir aucunement sa place.

德昂 Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Bimanie, de Wang Bing, par Emmanuel Burdeau © DR Sofilm • 12

Devant Ta’ang, le spectateur occidental aura du mal à ne pas penser aux Indiennes en bivouac d’un western tardif. Il se demandera comment il se peut qu’avec leurs accoutrements, leurs chapeaux et leurs couleurs, ces femmes ne lui évoquent pas un seul instant une vision folklorique ou pittoresque.

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Et peut-être ce mystère lui en rappellera un autre. Wang Bing n’a jamais craint l’imperfection technique ni poursuivi la belle image. Il affirmait pourtant, il y a deux ans, se sentir plus proche de Luchino Visconti que de n’importe quel autre cinéaste. Devant l’incrédulité de ses interlocuteurs — l’auteur du Guépard ! ? de Senso ! ? —, il insistait. Avec éclat et par le feu, Ta’ang lui donne raison.


Emmanuel Burdeau,

le 26 septembre 2016

(publié ici avec l'aimable autorisation de Sofilm)