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Spartacus & Cassandra

par Hendy Bicaise

« A 1 an, je marchais déjà. A 2 ans, je mangeais de la terre. A 3 ans, mon père était en prison. A 4 ans, je faisais la manche avec ma sœur... » Le film débute par cette anaphore, qui résume les dix premières années de la vie de Spartacus en deux minutes à peine. A partir de 7 ans, quand il arrive en France avec sa sœur Cassandra et ses parents, les choses s’arrangent. Un peu. Dans la seconde séquence, des photos se succèdent à vive allure. On y voit Spartacus, Cassandra et d’autres émigrés roms construire leur nouveau chez-eux, un chapiteau et quelques bâtisses vétustes. Ils plantent leur décor. Pour signifier ce nouveau départ, Ioanis Nuguet monte la séquence image par image. Le parti-pris visuel de l’animation prend des allures de métaphore : leur nouveau monde s’anime, il prend vie. Sous l’impulsion de Camille, une jeune trapéziste aux pieds sur terre, la communauté rom de cette ville de Seine-St-Denis a bâti son univers, précaire mais chaleureux. Mais les belles années sont derrière eux, le lieu devenu dangereux, ils doivent le quitter. A la croisée des chemins, Spartacus et Cassandra doivent faire un choix : reprendre la route avec leurs parents (le père boit et peut se montrer violent, la mère est fragile et instable) ou bien être placés dans une famille d’accueil. La scène suivante est la première du récit au présent, et c’est aussi la première d’une série de discussions entre les parents et une instance juridique visant à statuer sur l’avenir des enfants. Cassandra y joue l’électron libre, elle navigue entre les deux possibles, elle n’ose s’asseoir comme si elle ne voulait pas décider de son avenir. Elle se montre plus libre et autonome que les autres enfants de son âge (elle quitte la table à sa guise) tout en rappelant qu’elle est encore une enfant (si elle le fait, c’est pour aller manger une glace). Spartacus, lui, reste assis. Une fois n’est pas coutume.

Sur la pointe des pieds

Spartacus et Cassandra ne restent pas souvent en place. Quand une descente de police dans leur campement les oblige à rester couchés et cachés, leur impatience est lisible. Vivement qu’ils puissent sortir, arpenter le monde de nouveau. Or, sont-ils seulement les bienvenus sur le territoire français ? A voir le frère et la sœur se déplacer, rien n’est moins sûr. Visiblement, le sol brûle. Ioanis Nuguet les filme fréquemment en hauteur, et en équilibre : perchés dans un arbre, sur un toit, dans un hamac, la pointe des pieds sur une poutre, en suspens sur un trapèze, accrochés à une liane, etc... C’est une tradition des récits de « coming of age » du cinéma japonais qui transparaît ici. Les films de Shinji Sômai dans les années 1980 (Passion, Typhoon Club), de Shunji Iwai les deux décennies suivantes (Picnic, All about Lily Chou-Chou), de Kôji Fukada aujourd’hui (Au revoir l’été) placent eux aussi leurs héroïnes adolescentes en équilibre, incertaines quant à leur avenir, incapables de fouler sereinement le plancher des vaches. La question est de sentir légitime ou non, sur terre, sur cette terre. Dans Spartacus & Cassandra, l’aîné s’interroge d’ailleurs à haute voix sur le bien-fondé de sa propre existence, et sans doute sa sœur en pense-t-elle autant : « Je ne sais pas pourquoi je suis vivant » grommelle-t-il quand son quotidien s’assombrit, « Je me réveille et me demande si j’ai le droit de vivre ça » se demande-t-il quand s’annoncent des jours plus heureux. Nuguet va peut-être même plus loin que ses homologues japonais quant à la représentation d’une enfance vacillante, ses ados n’étant plus seulement en équilibre mais en apesanteur. Quand il filme leurs ombres portées et renversées sur le sol, leurs reflets déformés au plafond, ou bien au sol sur un revêtement ruisselant, les corps semblent s’élever, s’envoler, se dérober. L’idée d’un danger affleure par ce filmage. Celui qu’ils n’échappent à ce qui les fait encore tenir – l’un et l’autre, Camille, l’école – et qu’ils ne dérivent vers l’inconnu, irrécupérables.

Écrire sa vie

Reste à définir la notion de dérive. Camille, qui se place du côté de la loi, milite pour s’occuper elle-même des enfants avant de les placer en famille d’accueil. L’option à éliminer étant alors de les laisser à la charge des parents. Petit à petit, Spartacus et Cassandra se font à l’idée, comprenant que les suivre risque de nuire à leur éducation voire de les mettre en danger. La scolarisation des deux enfants, remise en cause s’ils restent avec leurs géniteurs, devient alors le paramètre avancé par Camille et les juges d’instructions pour admettre une séparation. A chacun de juger toutefois si l’éducation passe forcément par l’école, si l’État ne plaque pas ainsi sa propre conception idéologique alors que la construction intellectuelle et sociale d’un enfant pourrait trouver ses fondements dans d’autres modèles. Une scène, unique mais éloquente, montre d’ailleurs Spartacus en situation d’échec scolaire. On y apprend que sa moyenne générale est inférieure à 4 sur 20. S’opposent alors ce chiffre et ce que le film nous a appris de l'adolescent jusqu’alors. Le spectateur devrait s’inquiéter, peut-être serait-ce même profitable pour Spartacus, mais il ne saurait s’y résoudre ; à ce stade du récit, Nuguet a montré les capacités du garçon pour s'exprimer, argumenter, ironiser brillamment, mais aussi écrire des versets de rap, réparer une mobylette ou encore danser.

« If You Love Somebody Set Them Free »

Face à ces possibles qui se chevauchent et se contredisent quant à la famille qui leur conviendrait le mieux et au modèle d’éducation qui leur siérait le mieux, il n’est de fait plus étonnant de déceler une correspondance entre le film de Ioanis Nuguet et le cinéma de Terrence Malick. The Tree of Life (2011) pose ces mêmes questions à travers sa description de l’enfance d’une fratrie de Waco, au Texas. The Better Angels (A.J. Andrews, 2014), produit par Malick, réalisé par son monteur et dans les règles de l’art malickien, relate quant à lui la jeunesse et précisément l’éducation d’un enfant à part, Abraham Lincoln. Au-delà de cette réflexion commune sur la modelage de l’être en friche, Spartacus & Cassandra évoque aussi formellement ces deux ainés, se déployant à travers un montage analogue, flottant et ondoyant. Les personnages des films malickiens épousent souvent le besoin de souplesse et de liberté prôné par la mise en scène, qu’ils cherchent d’ailleurs à exprimer à leur tour. Lors d’une scène d’A la merveille, Marina écrit avec son doigt sur de l’eau, mais si ses mots se noient, sa pensée survit. Cassandra, elle, chante ce désir : « Je veux une maison, pas une cage, c’est pourquoi je réécris ma vie sur une page ».

La jeune fille en cage résume dans les dernières minutes du film toute la complexité de sa situation : « La seule solution pour que je puisse vivre sans mes parents, c’est que mes parents puissent vivre sans moi ». Peu à peu, Cassandra leur apprend à l’oublier. Lorsqu’elle laisse sa mère pour la première fois, derrière la femme en larmes, un sac en plastique attire l’œil. C’est un sac de course, de la marque Carrefour, sur lequel un oiseau tient dans la paume d’une main. Il y a là l’idée d’un oiseau censé prendre son envol, et d’une main qui s’ouvre pour le lui permettre. La mère et sa fille, donc. Mais aussi celle d’un « carrefour », deux routes pour Spartacus et Cassandra, mais une seule qu’ils puissent emprunter. S’ils vivaient à Oz, il s’agirait de prendre le chemin de brique rouges ou bien le jaune. Quelques instants plus tard, les briques apparaissent finalement plein cadre, elles s’animent et dévoilent tardivement le titre du film :Spartacus & Cassandra. Nos deux héros dévorants. Mais le film lui continue, d’autres images s’invitent encore dans le défilement, alors qu’une chanson de rap composée par Spartacus emplit l’espace sonore. Et quand le générique s’achève, Spartacus chante encore. Ca déborde. L’envie, la générosité, définissent décidément autant Spartacus et Cassandra que Ioanis.

Hendy Bicaise © ACOR 2015

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