Projection de différentes couleurs faites de larmes

par Morgan Pokée


Mille soleils mérite son nom : éclatant, le film s’ouvre, en pleine canicule, sur un homme guidant un troupeau de zébus dans la ville de Dakar, au son de High Noon chanté par Tex Ritter dans Le Train sifflera trois fois. Réminiscence plus que souvenir du début de Touki Bouki, réalisé en 1973 par Djibril Diop Mambety, oncle de la cinéaste Mati Diop, où l’on voyait déjà le même homme, l’acteur Magaye Niang, promener ses bestiaux dans la capitale sénégalaise. S’en suivait alors une histoire d’amour déchirante entre lui et l’actrice Myriam Niang : le couple désire quitter l’Afrique et rejoindre ce paradis qu’ils nomment Paris.



Photo: Touki Bouki © Djibril Diop Mambety



Comme Mory, son personnage dans Touki Bouki, Magaye Niang est finalement resté à Dakar, tandis que Myriam Niang, à l’instar de son personnage d’Anta, a quitté le continent africain. Le destin des acteurs du film a donc été de poursuivre l’exacte trajectoire de leurs personnages fictifs. Nous retrouvons donc Magaye/Mory, devenu cow-boy céleste, solitaire et mutique, qui amène son troupeau dans un abattoir sanguinolent. Parallèlement, une séance en plein air d’un film se met en place. Touki Bouki va en effet être projeté aux Dakarois dans le cadre d’un hommage à son réalisateur et Magaye Niang est invité pour introduire la séance.

Le périple de l’acteur vers le lieu de la projection constitue le premier des voyages qu’opérera Mille Soleils. Après une altercation avec sa femme, Magaye s’engouffre dans un taxi. Sitôt s’est-il installé que le jeune conducteur engage une conversation virulente, presque scandée, sur la politique au Sénégal, s’adressant autant à son passager qu’à la génération au cœur des mouvements des années 70 et à laquelle appartient l’acteur : « Si on s’est égaré pendant si longtemps, vous en êtes les responsables / Chaque génération a sa mission, et nous sommes en train de l’accomplir ».



Mati Diop semble vouloir régler ses comptes avec ses aînés, ou du moins remettre les choses à leur place et prendre acte du temps écoulé. Le comportement et l’arrogance de Magaye face à son interlocuteur apparaissent alors comme le reflet du fossé existant entre les générations au Sénégal : reproches et regrets de l’engagement, rapport à la démocratie, incommunicabilité... Pendant ce temps, la séance de cinéma va commencer : on installe des chaises bleues, les enfants s’amusent autour de cet événement annoncé. La projection démarre ; Magaye erre, ivre, dans les rues de Dakar.

Il arrive sur le lieu de la séance alors que son personnage à l’écran, Mory, arrive in extremis sur le quai où le bateau qui doit le mener avec Anta à Paris est amarré. Magaye prend à partie des enfants qui regardent le film : « Regardez bien l’image. Le jeune homme à la veste, c’est moi ! » Les enfants se moquent du vieil acteur : « Vous ne vous ressemblez pas du tout ! Réveillez-vous, vous rêvez, ce n’est pas vous ! » Première blessure de la projection : Mory, le personnage de Touki Bouki, est éternel, fixé dans l’espace-temps du cinéma, tandis que son interprète, Magaye, a vieilli.


A peine a-t-il réalisé cela qu’il est happé par le protocole pour venir narrer son expérience d’acteur sur le film de Djibril Diop Mambety. Incapable de parler, il est submergé par les forces qui entrent alors en jeu.

Devant l’écran bleu a déjà démarré un autre voyage pour Magaye, un retour vers ce passé de l’Histoire du cinéma et du Sénégal, sa propre histoire en somme. La magie du cinéma opère, le temps se dilate, l’espace se confond. On lui demande : « Magaye Niang, 40 ans se sont écoulés depuis Touki Bouki... Que s’est-il passé depuis ? » Ne reste que son ombre projeté sur l’écran bleu. Une métamorphose est en cours.


Une projection : voilà le second voyage du film qui glisse alors vers une nouvelle conception du temps. Il y a la projection du film, évidemment, au sens littéral, qui recrée un espace social d’échanges indispensables au cœur de la ville. Mais également, et surtout, la projection mentale de Magaye dans ce passé qui ressurgit lorsqu’il se voit sur cet écran et qu’il se confronte à ce qu’il est devenu. Le choc est trop fort, il excède sa propre puissance. Magaye fuit, confond la terre et la mer et tente de rentrer chez lui, sonné par ce qu’il vient d’entrevoir : sa jeunesse perdue et sa propre déchéance. Dans un élan de lucidité, il reconnaîtra cependant : « Après le film, je me suis perdu. »

Mille soleils tente dès lors de réparer cette perte, cette vie gâchée, en convoquant les puissances du cinéma. Mati Diop y croit dur comme fer : cette projection peut et doit créer du sens, une nouvelle direction à suivre pour Magaye. Lui tendre une main, caresser son visage creusé et faire revenir les fantômes qui ont hanté sa vie. Une nouvelle quête de vérité grâce à un nouveau film. Il faut alors reprendre les choses où Touki Bouki les avait laissé, et assumer son héritage : ce que la vie et le cinéma nous ont laissé.


Un appel, comme une bouteille à la mer, à cette femme, ce personnage, Anta, parti sur le bateau de Touki Bouki et qui travaille dorénavant comme agent de sécurité sur une plateforme pétrolière en Alaska. Ils ne se retrouveront pas ailleurs que dans les rêves de la jeune cinéaste, sur une banquise au milieu d’une tempête de neige. Il faut aussi se confronter à sa propre mythologie, affronter en regardant fixement les symboles de sa gloire passée (la moto ornée de cornes de buffles), s’arracher à sa terre et délirer un territoire où un dialogue apaisé s’installe enfin avec l’être aimé. Un nouveau départ donc, dans un nouveau désert blanc. Il s’agit en somme de trouver la bonne distance à soi, sa propre température. Dans son village, il faut trouver sa couleur.


Morgan Pokée

Morgan Pokée a travaillé au Katorza, cinéma d'art et essai de Nantes jusqu’en février 2014. Il est journaliste et écrit sur le cinéma. Il est co-fondateur de Répliques, revue d’entretiens autour du cinéma, créée en 2012. Il est notamment l’auteur de Coppola : portrait du temps en danseur paru dans l’ouvrage collectif Danse / Cinéma dirigé par Stéphane Bouquet ( Ed. Capricci et le CND).




Revue Répliques

Répliques se décline sous trois aspects : une revue papier consacrée à des entretiens au long cours autour du cinéma, une émission hebdomadaire sur la radio nantaise Jet FM 91.2 et des rencontres en salle autour de films.
Les entretiens, réalisés hors de tout plan de promo, sont écrits comme des récits et peuvent aussi se lire comme des parcours de vie. Ce sont des moments privilégiés que l’on retranscrit, où l’on parle de cinéma, mais aussi, fatalement, du monde. (Nicolas Thévenin, directeur de la revue)

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Photo: Morgan Pokée © DR

Mille soleils, vu par Morgan Poké