Job

Il fait bouillir le fond de la mer comme une chaudière,
il l'agite comme un vase rempli de parfums.
Il laisse après lui un sentier lumineux ;
l'abîme prend la chevelure d'un vieillard.
Sur la terre, nul n'est son maître ;
il a été créé pour ne rien craindre.
 "

Job - 41

Campagne de pêche

New Bedford, ancienne capitale mondiale de la chasse à la baleine et aujourd'hui point de départ d'une nouvelle campagne de pêche. Les réalisateurs, Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, artistes et anthropologues à Harvard, ont embarqué six fois en mer sur l'Athena pour des périodes de deux à trois semaines afin de nous faire partager la vie à bord du chalutier dans son activité quotidienne. Ils ont ainsi utilisé des caméras GoPros, habituellement réservées aux sports extrêmes, qu'ils ont ici attachées, sanglées, fixées sur les différents éléments qui constituent ce périple – soit au bastingage du rafiot ou à même les pêcheurs - ou encore plantées au milieu de son affolant bestiaire.

Perte de repères et de notions temporelles

Ces enregistrements correspondent aux critères esthétiques de la viscérale expérience vécue par les cinéastes, générant des images proches de l'abstraction : jaillissements de poissons et d'oiseaux sens dessus dessous dans une nuit gluante, éclaboussures de déchets et de tripes à même l'objectif, traînées d'étoiles de mer et d'algues. Elles suscitent des pertes de repères et de notions temporelles chez le spectateur, Ishmael moderne, qui, au milieu d'un océan démonté, se retrouve littéralement ballotté à travers le processus de pêche industrielle intensive pratiquée sur le ponton du bateau jusqu'à ses cales.

Filmer avec le corps tout entier

Ce dispositif permet de filmer avec le corps tout entier, en épousant son mouvement, dans un rapport oscillant entre la maîtrise pure et la perte de contrôle totale. L'engagement est ainsi extrêmement corporel avec les êtres, les éléments, les machines et offre des perspectives optiques et physiques multiples, bien plus intimes de ce qu'est la vie à bord d'un chalutier. En somme, une mise à égalité cinématographique des hommes, des animaux et de la nature.

Ballet hypnotique

Multiplicité des points de vue donc, notamment subjectif où, pareil à un jeu vidéo, se succèdent différents niveaux, couches successives de matières, de la mer jusqu'au ciel, d'architectures infernales où se dévoilent, dans le ventre du monstre, les dessous d'une activité à la mécanique capitaliste poussée. Refoulé mythologique de la légendaire et informe créature marine biblique, le film charrie l'imaginaire du spectateur en le plongeant dans un ballet hypnotique où un magma d'images et de sons l'assaille de tous bords.

Chaos primitif et fragmentaire

Cette coloscopie des entrailles du Léviathan, assimilé à la fois à une tentaculaire chimère, à une nef des fous et à une colonie pénitentiaire, constitue une immersion dans un chaos primitif et fragmentaire, d'où sourd une angoisse qui émerge au seuil de la perception humaine. Lorgnant vers le film d'horreur expérimental par une utilisation de stéréotypes de film d'épouvante (cirés jaunes luisants, têtes décapités, membres arrachés, oiseaux prédateurs, torrents de plasma...), Léviathan recèle des trésors cachés dans les interstices de ses images, des " Esprits ", sous forme d'apparitions - soldats, marins, guerriers, esclaves, monstres, serpents, bêtes, squelettes, démons – qui hantent cet abattoir à ciel ouvert.

Leviathan hurle sa monstrueuse ingénierie

Le bateau se vide du sang de ses proies, de leurs tripes, de leurs restes inutiles, et prend acte du déclin annoncé d'une frange du monde ouvrier qui, exploité et assommé par tant de labeurs autodestructeurs, semble ne plus pouvoir rejoindre la terre ferme, prisonniers de l'immense gueule ouverte qui avale et recrache les âmes damnées au fond de l'océan.
Pourtant dénué de discours, commentaire ou musique, Léviathan hurle sa monstrueuse ingénierie.

Description d'un combat

Treuils, câbles, filets - l'attirail du chalutier impose un environnement sonore complexe, troué de nébuleuses saturations mécaniques, où l'activité humaine et machinique se confondent en de lancinantes nappes métalliques, semblable au chant désespéré des sirènes désirant attirer les marins au fond de l'abysse. Description d'un combat au son des cliquetis des coques métalliques et organiques, révélation et autoportrait d'un monde par quelques règles d'éthique et d'esthétique (ce qui est une des possibles définition du cinéma), l'œuvre subjugue en ce qu'elle repousse et résiste aux codes habituels du documentaire et à son romantisme conventionnel.

Si l'enfer n'est pas sur terre...

Ici, règne le sentiment d'un abandon cruel, comme si ces images nous parvenaient depuis un autre siècle, passé ou futur. S'en dégage la rare impression de voir le film se réaliser sous nos yeux proprement hallucinés devant tant d'horreur et de beauté conjuguées. Lorsque des centaines de mouettes saturent soudainement le cadre ou lorsque l'écran est littéralement inondé par une montagne de poissons, on se dit que si l'Enfer n'est pas sur terre, sa bouche réside certainement quelque part dans les cales sombres et moites du Léviathan.

Morgan Pokée

Morgan Pokée travaille au Katorza, cinéma d'art et essai de Nantes. Il est journaliste et écrit sur le cinéma. Il est co-fondateur de Répliques, revue d'entretiens autour du cinéma, créée en 2012. Il est notamment l'auteur de "Coppola : portrait du temps en danseur" paru dans l'ouvrage collectif Danse / Cinéma dirigé par Stéphane Bouquet ( Ed. Capricci et le CND).




Revue Répliques
Répliques se décline sous trois aspects : une revue papier consacrée à des entretiens au long cours autour du cinéma, une émission hebdomadaire sur la radio nantaise Jet FM 91.2 et des rencontres en salle autour de films.
Les entretiens, réalisés hors de tout plan de promo, sont écrits comme des récits et peuvent aussi se lire comme des parcours de vie. Ce sont des moments privilégiés que l'on retranscrit, où l'on parle de cinéma, mais aussi, fatalement, du monde. (Nicolas Thévenin, directeur de la revue)
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