Computer Chess

de Andrew Bujalski
un film soutenu par l’ACOR

Association des cinémas de l'ouest pour la recherche


Entretien avec Andrew Bujalski


Adulé chez lui, ignoré chez nous. On se serait presque excusé auprès de Bujalski de ne pas avoir vu ses films précédents. La raison en est simple. Aucun n’a été distribué en France. Ni Funny Ha Ha, son premier long métrage, qu’on dit fondateur de la mouvance « mumblecore ». Ni Mutual Appreciation, ni son avant-dernier Beeswax qui fut présenté à Berlin en 2009. La seule fois où un film de Bujalski a été montré en France c’est en 2006, au Festival Hors Ecran de Lyon. Il s’agissait d’une séance spéciale de Funny Ha Ha. Ce sujet a été rapidement évoqué avec le cinéaste, qui n’en prend pas ombrage mais aimerait bien faire connaître son travail au pays de la cinéphilie. La sienne est celle d’un « movie nerd » qui signe [avec Computer Chess] une comédie kubrickienne brillante sur les débuts de l’ère digitale.

Nathan Reneaud • février 2013, Accréds

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Dossier de presse

Computer Chess © Contre-Allée Distribution
Computer Chess © Contre-Allée Distribution
Computer Chess © Contre-Allée Distribution

Computer Chess

vu par Christophe Beney


Au Festival de La Roche-sur-Yon 2013, où il était en compétition, Computer Chess a remporté le Prix du jury, ainsi que celui de la critique. C’est beau et mérité, mais ce n’est pas uniquement ce qu’il fallait retenir de cette première française. Il y avait un autre élément, une information donnée aux spectateurs par l’un des producteurs du film, Alex Lipschultz, venu accompagner les premiers pas de son bébé en Vendée. Une précision concernant les influences revendiquées d’Andrew Bujalski, le réalisateur, inspiré par les premiers David Cronenberg et David Lynch, ainsi que par l’œuvre de Robert Altman. Concernant ce dernier, on se pince, tant il y a apparemment un monde entre Computer Chess et, au hasard, Short Cuts ou The Player (même si, avant de spécialiser dans le récit choral, Altman a fait bien plus expérimental que ces deux-là, notamment Quintet en 1975).


Pour Cronenberg et surtout Lynch, une parenté se dessine entre le filmage brut de Computer Chess et celui de Frissons (Cronenberg, 1975), entre sa bizarrerie en noir et blanc et celle d’Eraserhead (Lynch, 1977), sauf que dans ce cas, le premier s’avère nettement plus rationnel que le second. Si l’on s’attarde sur ces modèles, c’est parce qu’il en manque un, celui qui frappera n’importe quel spectateur du film : Stanley Kubrick.

Toutes les obsessions du réalisateur de 2001, l’odyssée de l’espace et de Shining sont là : l’opposition entre la machine et l’humain, entre la froide logique et la chaleur des corps, les espaces labyrinthiques, les ascenseurs charriant de déroutantes étrangetés (ici, pas de raz-de-marée sanglant quand les portes s’ouvrent, mais un chat), la solitude de l’individu au sein de la communauté, etc. Elles sont présentes à leurs corps défendant semble-t-il, car le sujet s’y prête.










Andrew Bujalski n’a rien d’un débutant, ni d’un pilleur de tombe. La presse américaine le présente depuis 2005 comme l’un des instigateurs du mumblecore, une mini-vague de films indépendants ayant en commun l’évocation des trentenaires en crise, avec des acteurs non-professionnels et des dialogues partiellement improvisés. Computer Chess est le quatrième long-métrage de Bujalski, le premier distribué en France, donc un quasi premier film à nos yeux. Et c’est heureux d’une certaine manière. Il n’est évidemment pas réjouissant que les réalisations de Bujalski n’aient jamais trouvé le chemin de nos salles ; ça, c’est triste au contraire. Ce qui est plaisant, c’est de recevoir ce film comme l’œuvre d’un faux débutant. Parce que c’est ce qu’elle est.

Computer Chess est le meilleur premier film de Stanley Kubrick, depuis le premier film de Stanley Kubrick. Il lui est même supérieur. Si Kubrick revenait aujourd’hui d’entre les morts, avec sa science et son talent, pour recommencer sa carrière, il ferait probablement Computer Chess, de la même manière que Francis Ford Coppola avec Tetro ou Monte Hellman avec Road to Nowhere ont rebooté leurs carrières respectives.

Le fœtus stellaire ne ferait plus la taille d’une planète, comme c’est le cas dans 2001, l’odyssée de l’espace : il tiendrait dans l’écran d’un ordinateur, à la manière de Computer Chess et de son échographie inattendue, clôturant un inquiétant échange entre un informaticien et sa machine en pleine crise d’autonomie. Le syndrome HAL 9000 guette d’ailleurs à chaque recoin de l’hôtel abritant le tournoi entre programmes d’échecs. L’un d’eux se lasse même de jouer contre les siens, au grand désarroi de ses inventeurs. Ces moments où les concepteurs restent interdits face à leurs créations ouvrent des abymes de réflexion. Devant la stratégie suicidaire de leur poulain électronique, les hommes, simplement là pour actionner les pions, ne savent s’il s’agit d’un bug ou d’une manœuvre si brillante qu’elle échappe à leur entendement. Ca ne dure jamais longtemps, mais suffisamment pour nous donner le vertige. Un énergumène castastrophiste, dealer d’ecstasy et de joints de surcroit, parcourt les allées avec une mise en garde : il est question de guerre ici, pas d’échecs.

Nous sommes au début des années 1980, l’opposition entre USA et URSS reste vive et Wargames (John Badham, 1983) a sans doute laissé des traces (dans ce film, il faut arriver à concentrer l’attention d’un super-ordinateur sur un jeu de morpions afin d’éviter une guerre nucléaire). L’avertissement paraît légitime, tout en nous faisant sourire, forts de la trentaine d’années d’avance que nous avons sur les personnages de Computer Chess : Deeper Blue a bien battu Kasparov, sans déclencher de conflit mondial pour autant… à moins que le jeu d’échecs l’ait justement détourné de ses objectifs belliqueux.

Il n’empêche, sans devenir trop grave pour autant, Computer Chess réactualise l’inquiétude, un peu oubliée, inhérente à l’intelligence artificielle. « Vous êtes comme Christophe Colomb » annonce un simple observateur à l’un des informaticiens. Sauf que le territoire à explorer est à la fois parfaitement conscrit – les 64 cases de l’échiquier – et infini : à chaque mouvement de pion sont générées des milliards de nouvelles combinaisons et la durée de vie totale de l’humanité ne suffirait pas à les calculer, selon un jeune concepteur.

Les ordinateurs archaïques de Computer Chess sont les équivalents du télescope Hubble aujourd’hui, des machines à décrypter l’origine de la pensée, donc de la vie et de la spiritualité. Le film d’Andrew Bujalski n’est pas métaphysique ou alors de la manière la plus nonchalante qui soit grâce au personnage de Mike Papageorge, programmateur indépendant échoué dans l’hôtel, squattant les chambres qu’on veut bien lui ouvrir. Il erre dans les couloirs, cherchant littéralement un sens à ce qui ressemble à un circuit imprimé de taille humaine, peuplé de chats, ces bêtes devenues l’animal totem d’Internet, comme s’il parcourait une ère préhistorique du numérique. Computer Chess est davantage sentimental que métaphysique, et ça, il ne le doit aucunement à Kubrick. Peut-être au Darren Aronofsky de Pi, à la limite, encore que cela reste à prouver. Dans Pi, il est question d’un mathématicien voyant dans le monde une longue suite algébrique, de la même manière que Neo, le héros de Matrix, voyait autour de lui, non pas une porte ou un arbre, mais une suite de chiffres et de lettres verdâtres. Le protagoniste d’Aronofsky souffre de cet état, de son espèce de superpouvoir inutile.

On retrouve une déclinaison de cette détresse dans Computer Chess, car les additions y posent toujours problème. Comment deux pièces en deviennent une seule quand elles se retrouvent sur la même case d’échiquier, alors que deux humains dans la même pièce peuvent en engendrer un troisième ? Pourquoi est-on performant quand on boit trois verres et pourquoi perd-t-on tous ses moyens quand on en prend un de plus ? Qu’est-ce qui pousse un couple à vouloir un troisième participant à ses joutes érotiques ?

La chair a sa place, grâce à la thérapie de groupes organisée par un gentil gourou alternativement avec le tournoi. Les participants sont des personnes mariées, bien décidées à trouver un moyen de rester avec leurs conjoints. Alors que du côté des informaticiens le corps s’efface au profit de l’intellect, il s’impose au centre de tout avec ces adeptes le malaxant de toutes les manières possibles. Les deux groupes cherchent finalement la même chose, par des moyens différents : la paix et l’harmonie entre deux parties vouées à alterner affrontements et symbioses. Andrew Bujalski n’apporte pas de solution définitive, malgré un épilogue malicieux et judicieux, mais une réponse esthétique.

Il est beaucoup question de noirs et de blancs : les pièces de l’échiquier, le gourou noir et ses adeptes blancs, l’incapacité pour le spectateur à distinguer le jour de la nuit, et le noir et blanc de l’image. Bujalski a exhumé du matériel d’époque, des caméras vidéo Sony du début des années 1980, et sorti de sa retraite l’un des rares techniciens à savoir encore bien s’en servir. Cela donne à l’image de Computer Chess une texture inédite, rétro-futuriste, à la fois voilée et hautement définie, et un aspect infrarouge, comme si toutes les scènes avaient été tournées dans l’obscurité (les pupilles hyper-dilatées de certains acteurs laissent d’ailleurs croire qu’ils ont parfois été filmés dans le noir total). Comme si le film trouvait de la lumière dans la pénombre et vice-versa, et fusionnait les deux dans une gamme chromatique inédite. La réussite de Computer Chess tient à ce goût de l’alliage, tellement performant qu’il en arrive même à faire pleurer un ordinateur sous nos yeux. Et cela, Kubrick ne l’a jamais fait.


Inspiration


En tant que « movie nerd », j’aime les films dans lequel on peut se perdre, sur lequel on peut rédiger une exégèse de quarante pages sur internet, analyser chaque plan, chercher des indices. Même si c’est un peu stupide et que ce n’est pas, au fond, ce que recherchent ces films, c’est très amusant. Et j’aime l’idée de faire un film qui puisse vivre de cette manière. J’ai l’impression qu’il y a assez de choses bizarres dans Computer Chess pour que quelqu’un dans sa cave qui veuille passer du temps à la recherche de détails et d’indices puisse le faire.


Andrew Bujalski

Florilège


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Le Mumblecore


Le mot mumblecore a été forgé en 2005 lors du festival du film de South by Southwest par Eric Masunaga, un ingénieur du son travaillant avec Bujalski (Mumble signifie marmonner en anglais). Ce fut Bujalski qui employa le premier le terme lors d’une interview avec indieWIRE2. Les metteurs en scène de ce genre de films sont aussi parfois regroupés sous le terme «mumblecorps », à l’instar de press corps concernant les journalistes. Les critiques ont aussi employé les termes « bedhead cinema » (cinéma de tête de lit) et « Slackavetes », un mot-valise venant de Slacker, film des années 90, bavard et au son sale, et du nom du metteur en scène John Cassavetes.

Généralement, les films mumblecore se déroulent dans un environnement post-collège, avec des personnages hétérosexuels, blancs, de classe moyenne et dans la vingtaine. Les récits sont centrés sur les personnages, se focalisant sur leurs relations. Toutefois, un certain nombre de films considérés comme appartenant à ce mouvement ne sont pas tout à fait conformes (personnages afro-américains dans Medicine for Melancholy, ou plus âgés dans Beeswax de Bujalski, figures de style empruntées aux films de genre chez les frères Duplass…).

Le naturalisme constitue un élément-clé de presque tous les films mumblecore. Autre point commun : presque tous ces films utilisent des acteurs non-professionnels, et beaucoup d’entre eux fonctionnent sur un principe quasi-exclusif d’improvisation. Sur ce dernier point, Bujalski fait exception, ses films étant fortement scénarisés.

De fait, fondé sur des critères communs liés au côté fauché des productions (quand on n’a pas d’argent, on se filme soi-même), le mouvement rassemble une nouvelle génération de réalisateurs dont certains sont en train de s’affirmer, de créer leur propre univers, de se dédouaner en partie du schéma de circonstance qui les a réunis. Bien que considéré, selon les cas, comme le père, le grand-père (déjà !) ou le parrain du mouvement, Bujalski est clairement de ceux-là.

D’après Wikipedia et Rate Your Music le 10/02/2014
Les films >>

Revue Zinzolin

Numéro spécial sur le Mumblecore

(juin 2014)

Austin, 2005. Au festival South by Southwest, une poignée de films curieusement apparentés se croisent : Kissing on the Mouth de Joe Swanberg, The Puffy Chair de Mark et Jay Duplass, Mutual Appreciation d’Andrew Bujalski. Des films d’intérieur, chétifs, volatiles, d’une facture à la fois fragile et sûre, et au récit aérien. Un ingénieur du son lâche, comme une plaisanterie, le terme de mumblecore, formé du mot anglais pour “murmurer”, et de “core”, qui signifie “noyau”, “cœur”.

La mouvance mumblecore fera des émules, mais Swanberg, Bujalski et les Duplass semblent déjà en tracer les trois axes de déplacement. Le premier réalisera quinze films en dix ans : c’est l’énergie follement prolifique, qui expire des films presque jusqu’à ne plus les dissocier entre eux. Le deuxième signera quatre films distincts et puissants, certes amoureux du lo-fi, mais faits d’un bois racé, intensément cinéphiles. Les troisièmes bâtiront la passerelle qui mène le mumblecore au cinéma indie de luxe, tant on sait que l’Amérique entretient un rapport ambigu, souvent hypocrite, à son cinéma labellisé “indé”.

Le temps est venu de dresser la cartographie d’une flânerie cinéphile de dix ans, dont la somnolence rêve de Cassavetes mais aussi du lit eustachien, se laisse hypnotiser par les visages, magnifie le creux, et esquisse le portrait d’une vibrante extinction de l’adolescence, désœuvrée et mélancolique.


Arnaud Hallet, Zinzolin