• Computer Chess vu par Christophe Beney (lecture verticale)
• Affiche • photos • fiche artistique et technique • film annonce (US stEn) • dossier de presse
• Computer Chess : inspiration (Altman, Cronenberg, Lynch, Kubrick, Aronofsky)
• Le réalisateur Andrew Bujalski • Entretien
• Le Mumblecore (mouvement des années 2000 du cinéma indépendant américain) • Les films du mumblecore à ce jour • Les films du mumblecore sortant en France le 09 avril 2014
Adulé chez lui, ignoré chez nous. On se serait presque excusé auprès de Bujalski de ne pas avoir vu ses films précédents. La raison en est simple. Aucun n’a été distribué en France. Ni Funny Ha Ha, son premier long métrage, qu’on dit fondateur de la mouvance « mumblecore ». Ni Mutual Appreciation, ni son avant-dernier Beeswax qui fut présenté à Berlin en 2009. La seule fois où un film de Bujalski a été montré en France c’est en 2006, au Festival Hors Ecran de Lyon. Il s’agissait d’une séance spéciale de Funny Ha Ha. Ce sujet a été rapidement évoqué avec le cinéaste, qui n’en prend pas ombrage mais aimerait bien faire connaître son travail au pays de la cinéphilie. La sienne est celle d’un « movie nerd » qui signe [avec Computer Chess] une comédie kubrickienne brillante sur les débuts de l’ère digitale.
Nathan Reneaud • février 2013, Accréds
Au Festival de La Roche-sur-Yon 2013, où il était en compétition, Computer Chess a remporté le Prix du jury, ainsi que celui de la critique. Cest beau et mérité, mais ce nest pas uniquement ce quil fallait retenir de cette première française. Il y avait un autre élément, une information donnée aux spectateurs par lun des producteurs du film, Alex Lipschultz, venu accompagner les premiers pas de son bébé en Vendée. Une précision concernant les influences revendiquées dAndrew Bujalski, le réalisateur, inspiré par les premiers David Cronenberg et David Lynch, ainsi que par lœuvre de Robert Altman. Concernant ce dernier, on se pince, tant il y a apparemment un monde entre Computer Chess et, au hasard, Short Cuts ou The Player (même si, avant de spécialiser dans le récit choral, Altman a fait bien plus expérimental que ces deux-là, notamment Quintet en 1975).
Pour Cronenberg et surtout Lynch, une parenté se dessine entre le filmage brut de Computer Chess et celui de Frissons (Cronenberg, 1975), entre sa bizarrerie en noir et blanc et celle dEraserhead (Lynch, 1977), sauf que dans ce cas, le premier savère nettement plus rationnel que le second. Si lon sattarde sur ces modèles, cest parce quil en manque un, celui qui frappera nimporte quel spectateur du film : Stanley Kubrick.
Toutes les obsessions du réalisateur de 2001, lodyssée de lespace et de Shining sont là : lopposition entre la machine et lhumain, entre la froide logique et la chaleur des corps, les espaces labyrinthiques, les ascenseurs charriant de déroutantes étrangetés (ici, pas de raz-de-marée sanglant quand les portes souvrent, mais un chat), la solitude de lindividu au sein de la communauté, etc. Elles sont présentes à leurs corps défendant semble-t-il, car le sujet sy prête.
Andrew Bujalski na rien dun débutant, ni dun pilleur de tombe. La presse américaine le présente depuis 2005 comme lun des instigateurs du mumblecore, une mini-vague de films indépendants ayant en commun lévocation des trentenaires en crise, avec des acteurs non-professionnels et des dialogues partiellement improvisés. Computer Chess est le quatrième long-métrage de Bujalski, le premier distribué en France, donc un quasi premier film à nos yeux. Et cest heureux dune certaine manière. Il nest évidemment pas réjouissant que les réalisations de Bujalski naient jamais trouvé le chemin de nos salles ; ça, cest triste au contraire. Ce qui est plaisant, cest de recevoir ce film comme lœuvre dun faux débutant. Parce que cest ce quelle est.
Computer Chess est le meilleur premier film de Stanley Kubrick, depuis le premier film de Stanley Kubrick. Il lui est même supérieur. Si Kubrick revenait aujourdhui dentre les morts, avec sa science et son talent, pour recommencer sa carrière, il ferait probablement Computer Chess, de la même manière que Francis Ford Coppola avec Tetro ou Monte Hellman avec Road to Nowhere ont rebooté leurs carrières respectives.
Le fœtus stellaire ne ferait plus la taille dune planète, comme cest le cas dans 2001, lodyssée de lespace : il tiendrait dans lécran dun ordinateur, à la manière de Computer Chess et de son échographie inattendue, clôturant un inquiétant échange entre un informaticien et sa machine en pleine crise dautonomie. Le syndrome HAL 9000 guette dailleurs à chaque recoin de lhôtel abritant le tournoi entre programmes déchecs. Lun deux se lasse même de jouer contre les siens, au grand désarroi de ses inventeurs. Ces moments où les concepteurs restent interdits face à leurs créations ouvrent des abymes de réflexion. Devant la stratégie suicidaire de leur poulain électronique, les hommes, simplement là pour actionner les pions, ne savent sil sagit dun bug ou dune manœuvre si brillante quelle échappe à leur entendement. Ca ne dure jamais longtemps, mais suffisamment pour nous donner le vertige. Un énergumène castastrophiste, dealer decstasy et de joints de surcroit, parcourt les allées avec une mise en garde : il est question de guerre ici, pas déchecs.
Nous sommes au début des années 1980, lopposition entre USA et URSS reste vive et Wargames (John Badham, 1983) a sans doute laissé des traces (dans ce film, il faut arriver à concentrer lattention dun super-ordinateur sur un jeu de morpions afin déviter une guerre nucléaire). Lavertissement paraît légitime, tout en nous faisant sourire, forts de la trentaine dannées davance que nous avons sur les personnages de Computer Chess : Deeper Blue a bien battu Kasparov, sans déclencher de conflit mondial pour autant
à moins que le jeu déchecs lait justement détourné de ses objectifs belliqueux.
Il nempêche, sans devenir trop grave pour autant, Computer Chess réactualise linquiétude, un peu oubliée, inhérente à lintelligence artificielle. « Vous êtes comme Christophe Colomb » annonce un simple observateur à lun des informaticiens. Sauf que le territoire à explorer est à la fois parfaitement conscrit les 64 cases de léchiquier et infini : à chaque mouvement de pion sont générées des milliards de nouvelles combinaisons et la durée de vie totale de lhumanité ne suffirait pas à les calculer, selon un jeune concepteur.
Les ordinateurs archaïques de Computer Chess sont les équivalents du télescope Hubble aujourdhui, des machines à décrypter lorigine de la pensée, donc de la vie et de la spiritualité. Le film dAndrew Bujalski nest pas métaphysique ou alors de la manière la plus nonchalante qui soit grâce au personnage de Mike Papageorge, programmateur indépendant échoué dans lhôtel, squattant les chambres quon veut bien lui ouvrir. Il erre dans les couloirs, cherchant littéralement un sens à ce qui ressemble à un circuit imprimé de taille humaine, peuplé de chats, ces bêtes devenues lanimal totem dInternet, comme sil parcourait une ère préhistorique du numérique. Computer Chess est davantage sentimental que métaphysique, et ça, il ne le doit aucunement à Kubrick. Peut-être au Darren Aronofsky de Pi, à la limite, encore que cela reste à prouver. Dans Pi, il est question dun mathématicien voyant dans le monde une longue suite algébrique, de la même manière que Neo, le héros de Matrix, voyait autour de lui, non pas une porte ou un arbre, mais une suite de chiffres et de lettres verdâtres. Le protagoniste dAronofsky souffre de cet état, de son espèce de superpouvoir inutile.
On retrouve une déclinaison de cette détresse dans Computer Chess, car les additions y posent toujours problème. Comment deux pièces en deviennent une seule quand elles se retrouvent sur la même case déchiquier, alors que deux humains dans la même pièce peuvent en engendrer un troisième ? Pourquoi est-on performant quand on boit trois verres et pourquoi perd-t-on tous ses moyens quand on en prend un de plus ? Quest-ce qui pousse un couple à vouloir un troisième participant à ses joutes érotiques ?
La chair a sa place, grâce à la thérapie de groupes organisée par un gentil gourou alternativement avec le tournoi. Les participants sont des personnes mariées, bien décidées à trouver un moyen de rester avec leurs conjoints. Alors que du côté des informaticiens le corps sefface au profit de lintellect, il simpose au centre de tout avec ces adeptes le malaxant de toutes les manières possibles. Les deux groupes cherchent finalement la même chose, par des moyens différents : la paix et lharmonie entre deux parties vouées à alterner affrontements et symbioses. Andrew Bujalski napporte pas de solution définitive, malgré un épilogue malicieux et judicieux, mais une réponse esthétique.
Il est beaucoup question de noirs et de blancs : les pièces de léchiquier, le gourou noir et ses adeptes blancs, lincapacité pour le spectateur à distinguer le jour de la nuit, et le noir et blanc de limage. Bujalski a exhumé du matériel dépoque, des caméras vidéo Sony du début des années 1980, et sorti de sa retraite lun des rares techniciens à savoir encore bien sen servir. Cela donne à limage de Computer Chess une texture inédite, rétro-futuriste, à la fois voilée et hautement définie, et un aspect infrarouge, comme si toutes les scènes avaient été tournées dans lobscurité (les pupilles hyper-dilatées de certains acteurs laissent dailleurs croire quils ont parfois été filmés dans le noir total). Comme si le film trouvait de la lumière dans la pénombre et vice-versa, et fusionnait les deux dans une gamme chromatique inédite. La réussite de Computer Chess tient à ce goût de lalliage, tellement performant quil en arrive même à faire pleurer un ordinateur sous nos yeux. Et cela, Kubrick ne la jamais fait.
En tant que « movie nerd », jaime les films dans lequel on peut se perdre, sur lequel on peut rédiger une exégèse de quarante pages sur internet, analyser chaque plan, chercher des indices. Même si cest un peu stupide et que ce nest pas, au fond, ce que recherchent ces films, cest très amusant. Et jaime lidée de faire un film qui puisse vivre de cette manière. Jai limpression quil y a assez de choses bizarres dans Computer Chess pour que quelquun dans sa cave qui veuille passer du temps à la recherche de détails et dindices puisse le faire.
Andrew Bujalski
Le mot mumblecore a été forgé en 2005 lors du festival du film de South by Southwest par Eric Masunaga, un ingénieur du son travaillant avec Bujalski (Mumble signifie marmonner en anglais). Ce fut Bujalski qui employa le premier le terme lors d’une interview avec indieWIRE2. Les metteurs en scène de ce genre de films sont aussi parfois regroupés sous le terme «mumblecorps », à l’instar de press corps concernant les journalistes. Les critiques ont aussi employé les termes « bedhead cinema » (cinéma de tête de lit) et « Slackavetes », un mot-valise venant de Slacker, film des années 90, bavard et au son sale, et du nom du metteur en scène John Cassavetes.
Généralement, les films mumblecore se déroulent dans un environnement post-collège, avec des personnages hétérosexuels, blancs, de classe moyenne et dans la vingtaine. Les récits sont centrés sur les personnages, se focalisant sur leurs relations. Toutefois, un certain nombre de films considérés comme appartenant à ce mouvement ne sont pas tout à fait conformes (personnages afro-américains dans Medicine for Melancholy, ou plus âgés dans Beeswax de Bujalski, figures de style empruntées aux films de genre chez les frères Duplass…).
Le naturalisme constitue un élément-clé de presque tous les films mumblecore. Autre point commun : presque tous ces films utilisent des acteurs non-professionnels, et beaucoup d’entre eux fonctionnent sur un principe quasi-exclusif d’improvisation. Sur ce dernier point, Bujalski fait exception, ses films étant fortement scénarisés.
De fait, fondé sur des critères communs liés au côté fauché des productions (quand on n’a pas d’argent, on se filme soi-même), le mouvement rassemble une nouvelle génération de réalisateurs dont certains sont en train de s’affirmer, de créer leur propre univers, de se dédouaner en partie du schéma de circonstance qui les a réunis. Bien que considéré, selon les cas, comme le père, le grand-père (déjà !) ou le parrain du mouvement, Bujalski est clairement de ceux-là.
D’après Wikipedia et Rate Your Music le 10/02/2014
Les films >>
Austin, 2005. Au festival South by Southwest, une poignée de films curieusement apparentés se croisent : Kissing on the Mouth de Joe Swanberg, The Puffy Chair de Mark et Jay Duplass, Mutual Appreciation dAndrew Bujalski. Des films dintérieur, chétifs, volatiles, dune facture à la fois fragile et sûre, et au récit aérien. Un ingénieur du son lâche, comme une plaisanterie, le terme de mumblecore, formé du mot anglais pour murmurer, et de core, qui signifie noyau, cœur.
La mouvance mumblecore fera des émules, mais Swanberg, Bujalski et les Duplass semblent déjà en tracer les trois axes de déplacement. Le premier réalisera quinze films en dix ans : cest lénergie follement prolifique, qui expire des films presque jusquà ne plus les dissocier entre eux. Le deuxième signera quatre films distincts et puissants, certes amoureux du lo-fi, mais faits dun bois racé, intensément cinéphiles. Les troisièmes bâtiront la passerelle qui mène le mumblecore au cinéma indie de luxe, tant on sait que lAmérique entretient un rapport ambigu, souvent hypocrite, à son cinéma labellisé indé.
Le temps est venu de dresser la cartographie dune flânerie cinéphile de dix ans, dont la somnolence rêve de Cassavetes mais aussi du lit eustachien, se laisse hypnotiser par les visages, magnifie le creux, et esquisse le portrait dune vibrante extinction de ladolescence, désœuvrée et mélancolique.
Arnaud Hallet, Zinzolin