Les Chansons populaires, variations

Les Chansons populaires, sixième film de Nicolás Pereda, prolonge une démarche filmique singulière qui frappe par la liberté de sa construction narrative et poursuit sa thématique de prédilection, la famille, le père absent, le portrait d'un Mexique atone tant il est déstructuré, où la débrouille est le seul viatique et dont l'imaginaire semble circonscrit aux chansons d'amour dont Gabino, en ouverture, égrène la litanie des heurs et malheurs.

Si le cadre mental du Mexique semble instruit par le titre qui résume ce qui reste à la culture populaire mexicaine pour se mettre en scène, le cadre mental du film est lui induit par la présence musicale des Variations Goldberg de Bach qui irriguent le film avec une ironie délicate. Ce sommet de la forme thème avec variations, cet univers en développement donne en quelque sorte le sous-titre sonore du film de Pereda, un work in progress où la vérité des personnages se module comme des variations.

Derrière une histoire à la simplicité trompeuse, avec une rigueur formelle stimulante, Nicolás Pereda met progressivement en place une mécanique inédite qui semble perturber le récit mais qui, en fait, engage le spectateur dans un processus de prise de sens inédit. Il intègre dans la construction de son film ses propres questions cinématographiques (installer les personnages, développer le récit) par un subtil jeu de répétitions, de jeux de rôles, de dévoilement progressif de la présence de l'équipe, allant jusqu'à la substitution d'un acteur par un autre à mi-chemin (pour le rôle du père), évoquant en cela le plus mexicain des cinéastes européens, Buñuel dans Cet obscur objet du désir.

Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel, 1977

Work in progress

Ces reprises, variations, chevauchements, loin d'être marques d'hésitation ou de brouillons non transformés, reflètent bien plutôt la dynamique même de la création, l'exigence du cinéaste à parfaire ou à transformer un contour, à approfondir le travail d'élaboration. Comme son équivalent pictural, les repentirs, volontairement apparents (citons Picasso, pour prendre un exemple évident), où la simultanéité des perspectives suggèrent le mouvement et participent à l'expression de la vie.

D'autres types d'articulations, nous sortent du cercle étroit de l'intrigue et engagent à une co-réflexion très pirandellienne sur les questions de sens et de recherche de la vérité. Après l'arrivée du père qui voudrait retrouver sa place et à quoi fils et mère font grise mine, Gabino, afin d'entraîner sa mère à lui tenir tête, propose un jeu de rôle où il serait le père. Il y a ici la superposition troublante de ce qui ressemble à une répétition de comédiens et fonctionne comme un psychodrame entre les personnages d'où une vérité insoupçonnée surgit : la conviction du fils à défendre le point de vue du père le fait s'en approcher, la souffrance de l'abandon est réactivée, un épisode caché est dévoilé. La scène se clôt sur une étonnante embrassade où les rôles du fils/mari et de la mère/épouse fusionnent ou plutôt «confusionnent », révélant le brouillage des places, corolaire de l'absence de père, d'une figure de tiers structurant, à l'image du Mexique défaillant qu'en creux évoque le cinéaste.

Exemple de repentir apparent chez Picasso (pieds esquissés sous le fauteuil) : Paul en Arlequin, 1924, huile sur toile 130 x 97,5 cm, musée national Picasso.

Fiction, non-fiction

C'est d'ailleurs après cette scène de fiction dans la fiction qu'un nouvel acteur va se substituer au premier pour jouer le rôle du père : comme si la relation du père au fils devait dorénavant se réinventer autrement pour avancer. Ce qui va en effet se produire. Au cours d'une étonnante scène d'assomption, Gabino rendra visite à son père dans son antre, après une vertigineuse montée d'escaliers en spirale, affranchi de la présence de la mère et prêt à faire sa connaissance autrement que comme seul père failli. Pour la petite histoire, le second interprète du père est dans la vie l'oncle non comédien du réalisateur alors que l'interprète initial est le vrai père dans la vie du comédien Gabino Rodríguez... Oui, vertigineux ! il y a là comme un laboratoire en ébullition !

Puis, la présence de l'équipe va progressivement, et de moins en moins furtivement, se donner à voir dans le cadre et le réalisateur interpeller le comédien (à propos de son personnage ou de lui-même ? On ne sait pas trop, les deux hypothèses tiennent). Ces intrusions brouillent les registres du vrai et du faux. Les questions que se posent mutuellement les protagonistes de cette chronique familiale, le cinéaste, à la recherche de la vérité de ses personnages, se les pose aussi, explorant pour leur donner forme les marges de la fiction et de la non-fiction. Plus pertinent est en l'occurrence le terme de non-fiction que celui de documentaire faisant habituellement couple avec fiction. La problématique de Nicolás Pereda n'est en effet pas de reproduire un morceau de réalité selon l'une ou l'autre modalité ou en les mixant. Il ne cherche pas à documenter le réel, mais il entreprend d'explorer ses modes de représentation, les hypothèses qui le sous-tendent, les conditions de son élaboration. L'effet de réalité ainsi obtenu en est redoublé, l'interprète et son personnage se superposent et se combinent. Ce qui se révèle, c'est la dynamique humaine, l'addition des strates, le suspens, les bricolages de la vie et les fluctuations du roman familial (où il est d'ailleurs savoureusement rappelé, dans le contexte macho du Mexique, que seule la mère peut décréter le père).

Le Mexique, corps et décors

Autour de la question du père, comme référence structurante délitée donc, s'articule la thématique récurrente du cinéaste : la famille en souffrance, la masculinité en question (la critique du mâle mexicain par Pereda est féroce : combinard, volage, vantard); un contexte où l'idée d'enfanter s'exprime comme une plaisanterie. Dans cette société mexicaine qui constitue l'arrière-plan, l'État semble s'être abstrait de son peuple (question plus frontalement abordée dans Perpetuum Mobile, où mère et fils – le même couple d'acteurs qu'ici – vont creuser un trou dans la montagne pour enterrer la grand-mère). On doit y inventer son petit business, plus ou moins recommandable (jolie critique de l'économie marchande et de son extension sans fin, où il est dit que quand tout le monde sera vendeur, il n'y aura plus d'acheteurs). Les territoires eux-mêmes semblent désaccordés, séparés. La scène de la balade en voiture au bord du lac est à ce titre évocatrice : un plan séquence pris de l'intérieur de la voiture et, cerné par le cadre de la vitre, le père de profil, qui n'accorde pas même un regard à sa famille gambadant au loin dans la nature.

Il ne faudrait pas croire que le film de Pereda est un exercice d'abstraction. Les Chansons populaires est au contraire un film des corps, de chair même, et d'épaisseur émotionnelle. La mère en est l'incarnation exemplaire : corps lourd, entre deux âges, dont la peau, ce parchemin des douleurs muettes, brûle d'un chagrin qui n'explose que dans l'intimité solitaire de la douche. Habitués des variations pour un duo mère-fils des précédents films de Nicolás Pereda, les deux acteurs principaux, Teresa Sánchez et Gabino Rodriguez, illuminent le film par leur présence fragile et déterminée. L'économie des moyens, cadres fixes dans la cuisine, la chambre de la mère et le salon, mise en scène minimale d'un quotidien exigu, exhausse la tension des enjeux, la fragilité humaine dans la précarité ordinaire de ces petites gens de rien.

Osé et stimulant, le cinéma de Pereda fait œuvre. Il manie avec brio la dialectique de l'énonciation et de l'énoncé, il maîtrise l'équilibre délicat du hasard et du contrôle qui rend son univers cinématographique à la fois immédiatement identifiable et promesse de réinvention à chaque nouveau film.

Cati Couteau

Après un premier socle professionnel comme psychologue clinicienne et psychosociologue, Cati Couteau a été producteur à l'Ina, de 1979 à 2006, d'une soixantaine de documentaires, de longs métrages et d'essais (médiation et création culturelles). Elle a travaillé notamment avec Pierre Zucca, Raoul Ruiz, Rithy Panh, Pierre Trividic, Vladimir Léon, Tariq Teguia... Elle a réalisé un essai sur le travail de Pierre Trividic (Lovecraft). Comme producteur, réalisateur et éditeur, elle a mis en œuvre une série patrimoniale sur la musique contemporaine « Musique Mémoires ». Elle a rejoint l'Acid en 2008. .

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Les Chansons populaires de Nicolás Pereda, vu par Cati Couteau, productrice