La Bataille de Tabatô
vu par Christophe Cognet et Aurélia Georges


Il n’est pas fréquent de rencontrer un film qui arrache radicalement le monde au quotidien tout en l’exprimant profondément, cherchant des voies modernes hors du naturalisme. C’est le cas de La Bataille de Tabatô.

Le mythe et l'actuel

Le rapport que João Viana induit avec le spectateur le situe immédiatement à la fois hors, dessus et dans la perception : le film s'ouvre sur le noir, d'où surgit une voix ; celle, suave, d'un conteur qui nous transporte aux sources du mythe. Cette voix affirme, en trois temps correspondant à trois moments de l'histoire des hommes, la grandeur de la civilisation mandingue, créatrice successivement de l'agriculture, d'un régime de gouvernance équitable, et de la musique moderne (le reggae et le jazz). C'est une voix fière et solennelle, qui s'adresse à un " vous " qui n'est pas clairement désigné, un " vous " renvoyé à ceux qui " étaient occupés à faire la guerre " : les autres peuples de l'Afrique, les blancs anciens colonisateurs, le reste de l'humanité ?

Sans doute un peu tout cela — on perçoit clairement toute l'arrogance de cette voix. Cet acte inaugural place le film sur deux régimes : celui de l'oralité et celui du mythe. Le plan qui suit, magnifique et grandiose — un paysage de collines dans la nuit éclairé seulement à la faveur des éclairs qui tombent du ciel — confirme cette inscription du film dans un univers mythique et son récit sur une forme génésique : comme si les forces telluriques et célestes se déchaînaient.
On songe à Yeelen de Souleymane Cissé, qui s'ouvrait par une série de signes issus de l'antique écriture sacrée des Dogons (peuple issu des ethnies du Mandé) composant une formule solennelle et dont le premier plan réunissait la terre et le soleil, pour ainsi inscrire tout le film dans un univers mythique. Mais Yeelen —" la lumière " — avait quelque chose de solaire là où La Bataille de Tabatô commence dans les ténèbres. C'est pourquoi, après cette introduction, ses premières images montrent de nuit une mobylette qui nous entraîne en un long travelling arrière à travers une route en brousse. Il y a quelque chose de familier dans cette image.

Et pourtant, nous sommes ailleurs, comme en suspension : c'est le son qui nous transporte. Un son lointain, indéfini, de moteur —non pas le moteur de cette mobylette, mais un autre, plus lointain, plus générique, non pas la réalité, mais le rêve, la fable. Avec cette mobylette et ses deux passagers, nous entrons à Bissau, en ville ; le jour est venu. Alors que la voix nous parlait des temps anciens, c'est bien le présent le plus actuel d'une terre africaine que nous voyons : la mobylette, des corps et des visages modernes, la piste, les rues de Bissau aujourd'hui.
Souleymane Cissé situait Yeelen dans un temps indéfini de l'histoire —le temps permanent des mythes. João Viana tente de fonder un cinéma qui figure l'inscription des forces mythologiques immémoriales de l'Afrique dans l'époque contemporaine. Car la quête du film est de trouver la voie —et les voix —'d'une réconciliation de la Guinée Bissau après les désastres de la guerre de décolonisation et des coups d'états qui ont suivi, où ceux parmi les Guinéens qui se sont alliés aux colons, une fois l'indépendance proclamée, ont connu la fusillade ou l'exil. Ce feuilletage des temps convoque les origines et les moments de la grandeur de ce peuple mandingue pour refonder une société unie et reformuler une cosmogonie moderne.

Le Chaos

La Bataille de Tabatô raconte l'histoire d'une fille qui reçoit son père, en Guinée Bissau, pour la conduire à son mariage. Professeur d'histoire à l'université, elle va épouser un chanteur mandingue que l'on voit au tout début du film participer à une émission de radio. Le père, lui, a fui le pays après la guerre d'indépendance où il s'est rangé du côté des colons portugais. Le mariage doit avoir lieu à Tabatô, la ville des griots, lieu de rencontres et d'échanges pour tous les musiciens de la région : son futur époux l'attend.
Le récit du film est non linéaire ; il combine plusieurs temporalités et produit des accélérations, des moments de suspension et des digressions qui peuvent dérouter. João Viana s'inspire des attributs de l'oralité — celle de la mémoire des griots, c'est clairement affirmé dans le film — alors que le cinéma le plus souvent relève de l'écriture.

On songe à Pasolini, qui a tenté de telles alliances — celle du cinéma et de l'oralité, de l'actuel et du mythe — dans Œdipe Roi, ou dans son documentaire Carnets de notes pour une Orestie africaine. On songe aussi à ces quelques mots placés en exergue du récit de la vie d'Hambaté Ba dans Amkoullel, l'enfant Peul : " Dans les récits africains où le passé est revécu comme une expérience présente, hors du temps en quelque sorte, il y a parfois un certain chaos qui gêne les esprits occidentaux, mais où nous nous retrouvons parfaitement . Nous y évoluons à l'aise, comme des poissons dans l'eau où les molécules d'eau se mêlent pour former un tout vivant. "
Les acteurs empruntent le plus souvent un jeu hiératique qui leur confère une dimension de figures mythologiques — des corps raides qui se dressent dans les paysages. Des visages figés qui se confrontent : le noir et blanc renforce l'impression qu'ils correspondent à des masques. Ainsi jouent les comédiens des films de Mahamat Saleh Haroun (Abouna, Daratt, Un Homme qui crie…), lequel cherche à inventer les figures d'une nouvelle mythologie, moderne, au Tchad, à en raconter les premières histoires — il en est le premier cinéaste.

La confrontation des corps en est l'un des procédés. Dans la Bataille de Tabatô, le futur époux connaît un jeu plus souple, plus moderne — sa promise aussi parfois : on retrouve jusque dans les manières de jouer cette superposition des temps, cette pluralité —ce " chaos " — qui forme un tout vivant propre à l'Afrique.

L'Harmonie perdue

Chaque plan ou presque est autonome et compose un espace qui ne raccorde pas avec ceux qui l'entourent —un espace vaste (impression accentuée par l'usage de focales courtes), souvent vide, qu'il s'agit de traverser ou d'habiter. On peut voir le mouvement plastique du film comme la figuration de l'effort à produire par ses habitants pour habiter ensemble ce pays marqué par la guerre.
Ainsi, après avoir quitté Bissau, les personnages traversent une ville en ruine, déserte, à la splendeur passée (bâtiments avec des colonnades, riches devantures en décrépitude). Il s'agit de Boulama, l'ancienne capitale de la Guinée, aujourd'hui ville fantôme. Une fois à Tabatô, peuplée de griots, les centaines de musiciens pourront se réunir en une ronde sans fin filmée en un seul plan. Comme si l'espace que construit le film pouvait enfin, par la grâce de la musique et de l'harmonie retrouvée, se remplir de tous les habitants du pays.
Car chaque lieu habité du film — l'université, la radio et l'aéroport de Bissau, les ruines de Boulama et les rues de Tabatô — incarne un temps de l'histoire du pays, respectivement le présent, le passé colonial et le temps mythique, éternel, celui de la fierté et de l'âme des mandingues.

Comme si avec ce voyage on remontait le temps, comme si le film quittait le temps des hommes pour retrouver celui des esprits et des forces tutélaires aperçues dans l'introduction du film pour retrouver l'harmonie perdue du monde.

Le son, musical, mène la danse du film, comme l'inconscient qui nous meut tous : bruits de bombe surgis du passé pour le père. Musique mandingue improvisée à l'infini pour nous, au présent. Car le traumatisme de la guerre renaît chez le père sous la forme d'un valise pleine d'étranges objets composés de pièces hétéroclites en métal soudées les unes aux autres —on croirait des sculptures surréalistes. Objets absurdes, ils figurent la guerre : ils ont le pouvoir de faire ressurgir le bruit des bombes et des mitraillettes, tout un chaos sonore qui s'oppose à la musique des griots.

Mais en chemin, dans la brousse, pour que cette harmonie puisse se révéler, il faut qu'un sacrifice ait lieu. Un sacrifice à la complexité et aux intrications qui rappellent les plus grands mythes (comme celui d'Œdipe) : le père tue sa fille dans un accident de voiture, mais cette fille n'était pas la sienne biologiquement. Comme le veut la coutume mandingue dite " Fatoumata ", lorsqu'un homme est stérile, sa femme a le droit de découcher et de revenir à son mari une fois enceinte. C'est ce qui est arrivé aux personnages du film.

La réconciliation

Le surgissement de la couleur rouge dans le noir et blanc intemporel et purificateur du film crée la surprise, réveille l'œil, sur un mode sensoriel. On peut filer la métaphore (le sang, la colère…), mais João Viana est daltonien, la seule couleur qu'il voit est le rouge. Il nous propose un événement, un surgissement : le rouge vient souiller la pureté du noir et blanc, il fait tache. On se souvient aussi du rouge qui envahissait quelques plans de Touki Bouki, de Djibril Diop Mambety (Sénégal, 1973), le film le plus libre et le plus ravageur jamais réalisé en Afrique ; lui aussi mélange un trajet en moto, le sacrifice, la puissance de la nature (la mer), la musique (Josephine Baker) et les symboles de la colonisation et du pouvoir (bâtisses officielles de Dakar) en un alliage explosif.
L'ambition de João Viana est immense : travailler à la fois le mythe et le contemporain, inventer un cinéma où ces deux dimensions deviennent indiscernables pour proposer une image de la réconciliation — réaliser un film qui en serait à la fois la figuration et la catharsis.
Pour nourrir cette ambition, il n'est pas étonnant que toute l'histoire du cinéma soit convoquée : on reconnaît l'influence de maîtres comme Lang, Rossellini, Godard, Lynch, Monteiro…, donnant parfois au film une forme muséale.

Mais on ne peut jamais reprocher à un jeune cinéaste son ambition et de vouloir s'informer auprès de ses maîtres (c'est le contraire qui serait navrant) ; ce qui compte ici, c'est la recherche d'une voie nouvelle " en cinéma " qui puise dans son histoire, alliant ainsi la recherche formelle du film à la quête de ses personnages. Au sortir de la colonisation, Jean-Luc Godard liait, dans un entretien, la naissance des nouvelles nations africaines à la création de leurs premières images libres de cinéma. C'est ce que tente João Viana — pourtant portugais et non africain — témoignant ainsi d'une foi indéfectible dans le cinéma et dans la puissance de ses images comme opérateurs de réconciliation.
Au fond, ce qui nous touche le plus dans La Bataille de Tabatô, c'est que ce film rêve que le cinéma est un pays en soi — peut être même une nation — au-delà de la nationalité des cinéastes.

Christophe Cognet


Auteur et réalisateur de films documentaires et d'essais filmés.
Attentif aux traces et au travail de la mémoire, sensible aux autres, ses films interrogent les formes de pouvoir et d'enfermement, les mécanismes de la création et la puissance des images. Également scénariste, consultant à l'écriture et auteur d’articles sur le cinéma et l’art. Son dernier film, La beauté, l’art rescapé des camps nazis, sortira dans les salles en mars 2014 chez Jour2fête.

Filmographie complète

2014 : La beauté, l’art rescapé des camps nazis
2008 : Les Anneaux du serpent, 45', essai documentaire
2006 : Quand nos yeux sont fermés, 55', documentaire
2004 : L'Atelier de Boris, 96', documentaire
2003 : Promesses d'un rivage, 53', documentaire
2002 : La Planète perdue, 51', documentaire
2001 : Les Sentiers de Fred Vargas, 27', documentaire
2000 : L'Affaire Dominici par Orson Welles, 52', documentaire
1998 : La Mer en colimaçon, 58', documentaire
1997 : Gongonbill, de l'autre côté de la colline, coréalisé avec Stéphane Jourdain, 63', documentaire
1994 : La Voix des génies, coréalisé avec Stéphane Jourdain, 52', documentaire




Photo © Christophe Cognet, 2013




Aurélia Georges


Née en 1973, Aurélia Georges a été assistante de réalisation, élève de la Fémis, traductrice, enseignante, scénariste, lectrice de scénarios.

Ell a réalisé entre autres :
L'Homme qui marche (2008), LM
Le Fleuve Seine (2012), CM


Photo © DR (source Unifrance)




La Bataille de Tabatô vu par Christophe Cognet et Aurélia Georges