Les Trois sœurs du Yunnan

vu par Charlotte Serrand

Les Trois sœurs du Yunnan


Passer les grilles de l’usine en démantèlement Tie Xie (A l’ouest des rails, 2003), s’emmurer dans un asile (’Til madness do us part, 2013), faire remonter le récit de la répression dans les camps maoïstes (Fengming, Chronique d’une femme chinoise, 2007).





Toucher la mort avec sa caméra, comme Orphée avec sa lyre, et nous rapporter les images et les paroles de mondes infernaux, de mondes que nous ne soupçonnons pas, sans se retourner, afin de ne pas les perdre. Ce pourrait être la démarche de Wang Bing, démarche qui est également au coeur de Les Trois Sœurs du Yunnan, descente aux Enfers ascensionnelle, démarche qui n’est donc qu’amour.


C’est en effet en rendant visite aux parents d’un ami écrivain qui venait de mourir, à 3200 mètres d’altitude, à Xiyangtang, un village montagneux du Yunnan, province du Sud-Est de la Chine, que Wang Bing eut l’idée du film. Au bord de la route, il les croise, souriantes et malicieuses, les bouilles noires de terre, qui reniflent et qui toussent.

Un an plus tard, Arte lui passe une commande. Il repense à Fenfen (4 ans), Yingying (10 ans), Zhenzhen (6 ans). C’est dans cet ordre et par des intertitres simples qu’elles sont présentées.Il repense à leur quotidien dans ce village, qui fonctionne en autarcie, en autoproduction, avec des méthodes traditionnelles, sur lequel plane le spectre des taxes imposées par l’Etat.

Un quotidien parmi les porcs et les poules, dans les râles, dans la grisaille et l’humidité des hauts plateaux, dans une couche partagée. Livrées à elles-mêmes, elles sont à la fois mères, nourrices, paysannes, chargées de fardeaux, souriantes, innocentes.

Deux ailleurs, les baskets neuves ramenées de la ville par l’apparition soudaine du père et la télévision, en hors champ, nous rappellent que nous sommes bien au XXI°siècle. Aucun misérabilisme : Wang Bing, dans un réalisme gris, fabrique un conte numérique.


Lovely Diary

Au début du film, ZhenZhen cogne une boule de terre contre les murs creux de sa maison pour en faire un jouet. Modeler, remodeler, moduler, adapter, il ne sera question que de cela.

Le film, d’abord, est passé par plusieurs étapes, plusieurs montages. Court-métrage intitulé HappyValley, en 2009, certaines images ont ensuite été montées dans la correspondance filmée entretenue avec Jaime Rosales, et initiée par le centre d’art contemporain de Barcelone, en 2012. Le réalisateur espagnol, lui, filme depuis un aéroport duquel il ne s’envolera jamais, ne pouvant que recevoir les images d’un monde dans lequel nous ne survivrions pas. Distribué en salles par Acacias en avril 2014, le film dure maintenant 2h30.

Wang Bing et Jaime Rosales (© 2010 DR)
Les correspondances filmées entre Wang Bing et Jaime Rosales sont présentées au Centre Georges Pompidou du 14 avril au 26 mai 2014.

Lire l’entretien entre Wang Bing, Jaime Rosares et Sylvie Pras.


Dans ce monde fait main, les hauteurs sont biaisées, non humaines, les angles tordus, il n’y a pas de proportionnalité. Wang Bing joue en permanence à combiner les tailles entres elles, et à les rapprocher en créant des situations absurdes, parfois comiques.

De l’infinitésimal (les poux des deux jeunes sœurs pullulent), au gigantesque (les cochons semblent de véritables géants, des monstres prêts à les dévorer), le démesurément grand se lie au démesurément petit : YingYing taille son bout de crayon avec une faucille, Les trois sœurs n’ont jamais été autant conscientes de leurs centimètres, ne serait-ce que pour une question de survie : savoir où exactement se baisser pour éviter les pièges et les outils qui jonchent la maison.

La question du « filmer à hauteur de » ne peut pas se poser. A quatre, six, ou dix ans (trois hauteurs, donc), le monde n’apparaît pas de la même façon. A l’intérieur, c’est l’espace - confiné - qui dicte le point de vue de Wang Bing, et là où il peut se placer, en se contorsionnant. Il s’empare d’un des seuls endroits où la lumière du jour pénètre pour en faire l’endroit du visible, l’endroit de la grâce : le révélateur, pour le dire comme en photographie.

Ce monde de lilliputiens et de géants, qui s’appellerait LOVELY DIARY (d’après l’inscription que l’on peut lire sur le pull de YingYing) a son « élément perturbateur ».


Le père vient chercher les deux plus jeunes soeurs pour les ramener avec lui en ville. Wang Bing filme leur départ, et signe l’une des séquences les plus belles du film, la plus douloureuse, aussi. La tentation de suivre la famille dans la ville semble se heurter au refus d’une narration qui deviendrait alors plus classique et évidente. L’hésitation, sans jamais être indécision ni flottement, ne se résoudra qu’en étant poussée à bout.

Cette échappée du village en permet une autre : nous retrouverons YingYing à l’école du village. Ces bonds, ces saillies, ces raccords, seront nécessaires pour immiscer « l’éducation » dans le réalisme, et faire état, car cela devient tout à coup incongru, du peu d’importance que les adultes lui confèrent.

« Les bêtes sont plus importantes que les devoirs » explique le grand-père. YingYing sera sans cesse rappelée à l’ordre. Frontière poreuse : dans la cour de récréation, on égorge les cochons.

La même hésitation, évoquée plus haut, est le plus beau passage du film et illustre bien le rapport qu’entretien Wang Bing avec son outil. Il filme les trois soeurs de dos. La plus petite, taquine, s’écarte et sort du champ. Bing s’arrête. « Et moi ? Personne ne m’aime? » se plaint-elle. Qui suivre ? La caméra de Wang Bing, prolongement de l’écriture, de l’âme et des sens, quand elle n’est pas prolongement du corps, appareil respiratoire qui le pousse à aller encore plus haut.


Comme son ombre, invisible, seuls les enfants ou les fous (celui de ’Til Madness do Us Part qui pense que Wang Bing est un autre fou qui le poursuit) peuvent la voir et jouent avec.

Guerrière Qin

YingYing, seule, devient l’héroïne du film. Elle ôte son Lovely Diary pour affronter les montagnes. Elle porte une lourde cape, rigide, pour bloquer le vent. Elle a tout d’un guerrier Qin dans son armure, ces soldats d’argile qui gardaient la tombe de l’empereur. YingYing, elle, est de roc, et garde les clefs de la maison autour de la taille, comme la geôlière de sa propre prison.

YingYing se lève, elle lave, elle nourrit les cochons, elle les sort aux champs, elle coupe l’herbe, elle ramasse le purin, elle fait à manger, elle nourrit ses cousins. Peut-être, vers cinq heures, elle pourra faire un peu ses devoirs. La répétition comme aliénation, comme destinée, mais aussi comme preuve de sa ténacité et de son courage. Bing ne tranche pas.

Son temps est en permanence discontinuité et YingYing fait de cette discontinuité « une continuité silencieuse et inapparente. Nous sommes ici au fond de la mine. Le travail d’une femme est aussi dure qu’une journée de guerre » (Marguerite Duras, La vie matérielle, « La maison »).


Car entre Fengming et Yingying, c’est le même courage que salue Wang Bing, qu’il soit d’ordre politique, résistant, ou contextualisé dans la cellule familiale ; qu’il s’agisse de la grande histoire, ou de la petite ; que ce soit celui d’une adulte ou celui d’une enfant. Il s’agit avant tout de survie dans un système.

Là-haut sur le Yunnan, on entend parfois, rapporté par le vent et les râles, le cri d’Ingrid Bergman en haut du Stromboli. Cri de celle qui ne collait pas à son milieu, et qui n’y aurait pas survécu.

Ici, pas de Dieu, ni de mère comme le rappelle un dernier chant. Nous sommes avec des anges. En leur touchant les ailes, Wang Bing s’est brûlé les doigts et est tombé malade : atteint par le mal aigu des montagnes, il a dû stopper plusieurs fois le tournage. Descendre, pour reprendre son souffle. Remonter.

Se relayer avec deux autres opérateurs. Il en gardera longtemps des séquelles. Mais il en est revenu. Et il y retournera. Car lui aussi est un peu sur-homme.

Charlotte Serrand

Charlotte Serrand est née en 1988 à Reims. Après des études de Lettres, elle écrit pour le site web de cinéma Independencia. Elle réalise un master de cinéma à l’université Paris III, sous la direction de Nicole Brenez, qu’elle consacre au cinéaste Albert Serra et Andergraun. Elle coordonne la programmation du Festival international du film de La Roche-sur-Yon et des Journées cinématographiques dionysiennes de Saint-Denis. Elle travaille pour l’artiste et réalisatrice Isabelle Prim en tant qu’assistante réalisatrice pour Déjeuner chez Gertrude Stein (2013) et Le Souffleur de l’affaire, sa nouvelle création.



Photo: Charlotte Serrand au FIF 85 de La Roche-sur-Yon © Margot Pignon-Lailler, 2013