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Comme une grappe de papayes

par Raphaëlle Pireyre

Tourner à la bougie

Le sentiment d’urgence est sans doute ce qui étreint le plus immédiatement le spectateur qui découvre Ta’ang. Urgence pour les membres de l’ethnie qui donne son titre au film à fuir leurs habitations touchées par une guérilla qui s’oppose aux soldats birmans à la frontière de la Chine. Urgence pour son auteur à documenter ce déplacement massif et désordonné de populations : ces migrations (qui concernent 100 000 personnes depuis que les combats ont repris en 2015 après une longue trêve) voient errer sur les routes de la frontière birmano-chinoise des familles dépareillées.

德昂 Ta'ang de Wang Bing • Comme une grappe de papayes, par Raphaëlle Pireyre © ACOR • 2

Il est d’ailleurs frappant de constater que dans les entretiens qu’a accordés le réalisateur chinois à l’occasion de la sortie en France de son dernier film, À la folie, jamais il n’évoque son souhait de s’immerger dans ce conflit alors qu’il mentionne la préparation d’un portrait de la jeunesse chinoise. De fait, tournage en urgence et circonstances limites caractérisent tous les films d’un cinéaste pour qui chaque projet répond à une nécessité absolue : conditions géographiques extrêmes en haute altitude avec les Trois sœurs du Yunnan, épuisantes sessions face aux internés imprévisibles de l’hôpital psychiatrique d’À la folie ou risques de censure induits par le sujet du Fossé qui s’appuyait sur les témoignages de prisonniers politiques.

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L’impératif semble, à chaque nouvelle œuvre, se trouver au centre de la méthode de travail de ce cinéaste de la clandestinité, que l’absence d’autorisations officielles exclut des circuits de production et de diffusion institutionnels chinois. L'indigence de moyens de l’artiste (équipe réduite, sont souvent pris une unique caméra à laquelle se relaient deux opérateurs) renvoie systématiquement à celui de ses sujets.

Ta'ang de Wang Bing • Comme une grappe de papayes, par Raphaëlle Pireyre © ACOR • 4

Ta’ang, régulièrement éclairé à la bougie ou à la lampe de poche dans ses nombreuses scènes nocturnes, ne fait pas exception. On aurait tort, néanmoins, d’y projeter une quelconque posture, ou pire, une pose visant à un effet de réflexivité : Wang Bing ne parle pas de lui ni de ses conditions de travail lorsqu’il filme, tant il est convaincu que son sujet est plus important que son cinéma. Il faut davantage y voir une façon d’adapter son propre dénuement à ses sujets.

德昂 Ta'ang de Wang Bing

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Éparpillement et regroupements

On reconnaît dans la précarité absolue de ces migrants politiques le sujet qui tient au corps de toute l’œuvre de Wang Bing : des individus livrés à eux-mêmes au cœur d’un pays immense dans des conditions de profonde précarité. Tout comme les médecins et soignants étaient quasiment absents de l’hôpital psychiatrique de À la folie, aucune autorité visible dans Ta’ang à l’exception de quelques soldats (organisation des campements, humanitaires, etc).

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Dans ce chaos où la topographie des lieux rend difficile d’évaluer la provenance des tirs qui se répercutent d’une montagne à l’autre, le seul refuge de ceux qui sont partis précipitamment à pieds dans les montagnes est de se regrouper pour survivre et mieux se guider dans les montagnes. « On est de la même ville, explique une femme, donc on doit rester ensemble, comme une grappe de papayes. » Et en effet, se succèdent des agrégats de personnes assemblées par le hasard autant que par la nécessité.

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Autour d’un plat de riz, les enfants mangent debout, plongeant directement la main dans un sac plastique ; devant un feu, on organise la répartition des tâches pour le lendemain ; massés dans une jeep, une douzaine de femmes et d’enfants se font conduire par de généreux inconnus jusqu’à la ville la plus proche. C’est dans ces moments où le cadre se resserre autour de quelques personnes elles-mêmes agglutinées que s’échangent les gestes tendres d’une femme qui brosse les longs cheveux d’une autre, ou d’une troisième qui s’endort sur les genoux de sa voisine. C’est là aussi que se délie le récit de la fuite et de ses peurs.

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Car s’il s’agit de s’agripper à ceux que l’on connaît, c’est que chaque regroupement est précaire. Les familles séparées au cours de cet exode tentent, par téléphone, de se donner des rendez-vous imprécis au niveau de la frontière, avec la peur de ne pas se trouver. La perte de repères géographiques pèse comme une menace qui expose à la solitude, et donc à l’impossibilité de se diriger dans ce labyrinthe montagneux. Le film avance ainsi, à l’aveuglette, comme ses protagonistes qui n’arrivent pas à décider si emprunter les petites chemins s’avérera plus sûr que les routes plus fréquentées.

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Comme ses personnages, Ta’ang est déboussolé : il suit un groupe, puis un autre, s’établit dans un campement avant de fuir plus loin. Dès les premières séquences, on sent cet effet de dispersion dans la difficulté à accommoder le regard. Le cadre peine à choisir entre le resserrement sur quelques sujets ou l’ouverture à la profondeur de l’immensité du camp. Ballotée elle aussi par les événements, la mise en scène épouse l’éparpillement d’une communauté qui n’aspire qu’à faire corps.

Ta'ang de Wang Bing

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Se constituer un abri

Dans ce récit de dérive, pourtant, un motif revient avec entêtement, ouvrant et fermant le récit de cette population déplacée. Première séquence : la bâche qui servait de toit à un abri constitué de bambous s’envole et menace une mère et ses enfants. Dernière : une cabane à flanc de montage et ouverte aux quatre vents sert de refuge à des femmes qui ont fui la menace des tirs. Quelques branches nouées ensemble constituent un balai de fortune qui permettra de déblayer le sol, et en quelques minutes, d’y installer leurs enfants. Entre les deux, ce sont ces gestes de la domesticité – faire la vaisselle, organiser la garde des enfants, faire son lit, même sous un toit de branches, que piste Wang Bing.

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Ta’ang est marqué par un art du contrepied, le même lui faisait traquer les gestes de tendresse dans l’hôpital psychiatrique où l’on aurait banalement attendu des explosions de violence. En faisant le récit de la catastrophique dissémination d’une population, Wang Bing oriente paradoxalement son regard vers ce qui constitue malgré tout foyer pour ces familles éclatées et loin de chez elles. C’est sans doute ce qui hantait déjà ses films précédents : l’opiniâtreté avec laquelle chacun cherche, en dépit de tout, à se constituer un abri.

Raphaëlle Pireyre, le 03 octobre 2016

德昂 Ta'ang de Wang Bing




德昂Ta'ang

Un peuple en exil, entre Chine et Birmanie

un film documentaire de Wang Bing

sortie nationale le 26 octobre 2016