propos recueillis par Emmanuel Atlan (Les Acacias)
et Catherine Bailhache (ACOR)
C’est un film où l’on retrouve évidemment le cinéma de Wang Bing. Mais en même temps, sans être un film de rupture, c’est un film qui déplace pas mal de choses dans son propre système. C’est en partie lié à son sujet même, qui est moins centré que d’habitude sur un groupe humain. C’est un sujet mobile qui fait que Wang Bing est avec un groupe, le quitte, en suit un autre, puis un autre, etc.
Déjà, dans A l'ouest des rails...
Comme le film était très long, on restait quand même fixé sur un groupe de personnages pour un bon moment dans chaque épisode. Tandis que là, c’est un film plus centrifuge que les autres. Autre différence, c’est la première fois, à ma connaissance, qu’il fait un film sur des non-Chinois et du coup le rapport qu’il a avec eux n’est peut-être pas tout à fait le même que lorsqu’il filme les gens de son pays.
Une autre raison est que la situation même fait qu’il tourne beaucoup de nuit, autour des feux de camp. Ce qui change aussi sa façon de filmer, en focalisant sa caméra sur ces foyers de parole et de lumière. Il n’a plus à suivre des personnages, comme il le fait habituellement, et on voit qu’il s’interroge sur comment filmer cette situation stable et hyper focalisée. Il cherche comment décentrer ces scènes autour du feu.Il trouve une première solution dans le traitement du son. Au début des scènes il ne montre pas - et parfois pendant assez longtemps - la personne qui parle, mais qui n’est pas véritablement off, puisqu’elle est quelque part dans le cercle autour du feu. Habituellement, chez lui, le son et l’image restent assez solidaires. Ici il les dissocie pour ne pas être contraint par le « centrement » de la scène autour du foyer imposé par la situation de filmage. Il s’en libère par une expérimentation, nouvelle pour lui : décentrer, travailler sur le off, jouer avec les limites et la mise en danger du visible.
Pour nous, ce film a un grand intérêt, celui de mettre en perspective une question qui est aujourd’hui la nôtre, en Europe. Comme le précédent, sur l’hôpital psychiatrique, il y parle de choses pour lesquelles en France, aujourd’hui, on pense avoir des idées, en tout cas des images. Car même si ses personnages ne sont pas des migrants, mais des réfugiés nomades, la situation nous semble quand même assez proche de situations qui font partie de notre actualité, comme la jungle de Calais ou Lampedusa. Mais très vite on constate que ce que l’on voit ne ressemble en rien à ce que l’on a en tête, à notre imaginaire des migrants.
Tout d’abord, cette situation à la frontière birmane est très peu connue chez nous, les medias en parlent rarement ou pas du tout, et on a parfois du mal à la comprendre. Et comme pour À la folie, ça nous oblige à voir autrement nos propres images.
Par rapport à ce que l’on a en tête, on mesure le très grand écart qu’il y a entre la façon dont ces gens-là vivent leur situation de migrants, se comportent, par rapport à ceux dont nous voyons quotidiennement les images chez nous dans les médias : la jungle de Calais ou de Lampedusa. Ça, c’est les hasards de l’histoire, mais pas seulement. Ça veut dire que nous sommes très centrés sur « nos » propres problèmes de migrants ou de réfugiés. Il y en a beaucoup, ailleurs dans le monde, mais pour la première fois on en voit d’autres, j’ai envie de dire : « en direct », filmés par Wang Bing.
On se demande aussi pourquoi il n’y a pas d’équivalent de ce film de Wang Bing chez nous, pour le dire vite. Même si Fuocoammare, par-delà Lampedusa est un bon film sur ce sujet, avec des principes très différents de ceux de Wang Bing.
Les images que nous en recevons sont toujours accompagnées de commentaires politisés, polémiques, le contraire des images douces et respectueuses de Wang Bing. Peut-être quelqu’un est-il en train de tourner un film équivalent à Calais, mais on ne l’a pas encore vu.
Ce film-là ne vient pas de notre monde mais il nous pose indirectement des questions sur notre propre monde, ce qui évidemment est stimulant. De savoir que très loin de nous, des gens vivent des situations structurellement proches, mais les vivent autrement. Même si les questions que se posent les personnages de ce film n’ont rien à voir avec la détermination désespérée des migrants qui arrivent à Lampedusa, par exemple. Ici ce sont plus des questions de personnes déplacées, sans destination précise : « Est-ce qu’on a bien fait de partir, est-ce qu’on doit revenir en Birmanie ? »
C’est vrai qu’on ne nous parle jamais de la Birmanie sur les grands media. Ce conflit date de 1947. Dans ce pays cent trente-cinq ethnies minoritaires en Birmanie représentent trente pour cent de la population, la plupart en guerre avec le gouvernement central. L’union birmane ne s’est jamais réalisée.
Le conflit s’est accentué dans les années 90, avec l’emprisonnement de Aung San Suu Kyi. Aujourd’hui, alors qu’elle est quasiment au pouvoir, Aung San Suu Kyi et le gouvernement chinois entament des tractations qui s’avèrent compliquées. La Chine est accusée d’exercer une domination économique sur le pays et d’en utiliser les ressources naturelles a son unique usage. La Birmanie s’est rapprochée des États-Unis durant sa transition démocratique après 2011 dans le but de rééquilibrer ses alliances diplomatiques et surtout économiques. Mais la Birmanie a également besoin de l’aide de Pékin pour des négociations de paix avec les groupes armés.
Depuis début 2015, l’armée birmane combat une organisation rebelle dans la région de Kokang (nord-est). C’est ce conflit en zone frontalière qui a provoqué la fuite de dizaines de milliers d’habitants en Chine, où s’abattent parfois des obus, des incidents qui ont tendu les relations avec Pékin.
Il y a des hélicoptères russes armés de mitraillettes, ce sont des M35 et M24. Ce sont les ancêtres des hélicoptères que les Russes utilisaient en Afghanistan. Mais visiblement, ils ont beaucoup de mal à déloger la guérilla parce qu’ils sont dans la montagne et l’armée birmane n’est pas du tout motivée. C’est pour ça que ça dure des années.
Dans le film ce qu’on entend dans la séquence de la fin, ce sont des coups de canons. Ces coups sont relativement réguliers et forts et on a le sentiment que la seule question qui se pose est « Est-ce qu’il va falloir s’éloigner ? » Il y a des accalmies et puis ça reprend. Ils sont en standby. Ils attendent.
Ce qui est frappant, c’est que dans Ta'Ang on ne voit que très peu d’hommes. Il y a surtout des femmes et des enfants, ils sont dans quasiment tous les plans. Là, pour le coup, ce n’est pas dû à un choix de Wang Bing. Dans Fuocoammare, par-delà Lampedusa, film qui montre « nos » migrants, c’est le contraire : ce sont surtout des hommes, des hommes jeunes d’une trentaine d’années – des femmes oui, des enfant, oui, dont certains naissent en mer, mais proportionnellement en bien moins grand nombre. Comme le dit Emmanuel Atlan, le conflit en Birmanie dure depuis soixante-dix ans : là-bas, les hommes sont soit dans la guérilla, soit dans l’armée birmane, ou encore ils gardent les maisons et les gens qui n’ont pas pu s’en aller.
Une autre différence, c’est qu'en effet les Birmans restent près de la frontière, ils ne s’en éloignent pas, ne veulent pas, ou du moins hésitent à s’en éloigner. Il sont certes du côté chinois, sur un territoire qui n’est pas le leur, mais où vivent des ethnies qui partagent leur culture, voire qui parlent la même langue. De ce point de vue, la scène de la fin, l’immense scène – dans tous les sens du terme – nous fait prendre conscience de cela. Les coups de feu qui retentissent régulièrement tout au long de cette séquence sont parfois vraiment proches. On a l’impression que les maisons de ces milliers de migrants se trouvent à quelques encablures de là, juste de l’autre côté de la montagne. S'ils ont en commun avec les migrants de Calais d’être en nombre considérable, concentrés dans un même endroit dans des conditions de campement précaires, ils ne sont pas vraiment partis, ils ne semblent pas avoir dû ni vouloir tout quitter.
Enfin, il y le comportement de ces femmes, avec leurs enfants, leur manière d’être, de réagir… De manière très semblable en cela au précédents films de Wang Bing, c’est le sujet principal du film, il me semble.
On voit bien que dans le film, Wang Bing, comme il l’avait fait concernant le corps médical dans À la folie, a pris le parti de ne montrer que les migrants. On ne voit pas de Chinois, qui pourtant mettent des emplacements à disposition pour les camps, leur donnent du travail, etc.
Evidemment on suppose que des représentants du pouvoir chinois encadrent cette population déplacée, mais Wang Bing fait le choix (ou est obligé) de ne pas les montrer, de rester au cœur du noyau des migrants, de leur mode de vie et leur organisation. Dans un des premiers plans du film, on voit un soldat chinois donner un coup de pied à une femme assise, avec son bébé, qui n’obéit pas à ses injonctions. Mais ce plan n’aura pas de suite dans le film. Il est vrai que Wang Bing aurait sans doute eu du mal à filmer les représentants du pouvoir chinois sans être aussitôt repéré et empêché de tourner. Il raconte qu’à plusieurs reprises il a été contraint d’effacer des rushes sur les cartes mémoire. Il doit nécessairement être prudent dans ce jeu du chat et de la souris s’il veut continuer son film.
Ces camps sont précaires, ils ne peuvent pas rester longtemps. Ils sont obligés de bouger, de travailler dans les champs de cannes à sucre. Mais ils n’ont pas l’air très pauvres.
Ils travaillent pour gagner leur vie dans cette région frontalière chinoise. Là aussi, on ne voit pas qui les fait travailler mais on voit le travail de fourmi de ces femmes qui ramassent les cannes à sucre. À un moment, l’un de ces femmes quitte le chantier parce que son bébé, qui n’est pas très loin, sans doute gardé par d’autres femmes, se met à pleurer et elle va le consoler. Je suppose que les Chinois locaux doivent être prêts à les exploiter un maximum, puisque c’est une main d’œuvre « captive » qui a besoin de travailler pour sa survie.
Ils ne se posent pas comme des victimes. Ils ne commentent pas leur propre situation. Ils disent que ça va durer encore cinq ans. Il y a eu une grande conférence organisée par Aung San Suu Kyi en septembre 2016 pour mettre fin aux divisions du pays. On peut lire un article intéressant dans Le Monde daté du 08 septembre, signé par Bruno Philip, sur Les guerriers du brouillard, qui parle de la guérilla des Ta’angs contre l’armée.
Les villages Ta’ang sont le plus souvent situés au sommet des plus hautes montagnes de la région où la population est allée se réfugier pour échapper au exactions des autres groupes ethniques. Voir "En Birmanie, les guerriers du brouillard" sur le site du Monde
Cette situation d’exception et de crise est affrontée par les populations filmées par Wang Bing de façon assez douce, toujours collective ce qui est pour nous surprenant. Même si ce sont des Birmans, on retrouve des composantes communes avec les communautés chinoises que l’on a vues dans les autres films de Wang Bing, comme Les Trois sœurs, récemment. Le mode de vie est apparemment assez semblable. C’est comme si la civilisation, malgré la différence de langue, était commune. On voit bien qu’ils se sentent « chez eux » dans ce paysage, ils savent comment on travaille la canne à sucre etc. Visiblement, ils appartiennent à une culture très proche de celle de leurs voisins frontaliers chinois.
Ce sont des gens qui restent civilisés, quoiqu’il leur arrive. Et même dans des situations très difficiles, et dangereuses, la communauté, et la culture communautaire, restent plus fortes que les angoisses et les tensions individuelles. Je trouve ça très impressionnant : il y a une douceur incroyable dans ce film sur des gens qui ont quitté brutalement leur pays à cause des conflits ethniques, qui ont franchi la frontière, qui vivent dans la précarité et dans l’indécision sur ce qu’ils doivent faire, et qui ne savent pas vraiment où aller. La fin est magnifique au moment de l’arrivée dans la maison. Ce n’est même plus vraiment une maison, c’est une armature. Ils nettoient un peu, ils enlèvent les cannes à sucre. Ils s’efforcent de reconstituer, même dans cette situation ultra-précaire, quelque chose d’habitable, de digne. La dignité dans ce film est une chose absolument magnifique, et une grande leçon. La civilisation c’est ça : on ne dort pas sans un toit, même si le toit est à ciel ouvert. Mais ce qui est pour nous le plus invraisemblable, c’est le calme de ces déplacés, la bonne humeur que ces gens manifestent parfois dans le film. Je pense par exemple à la petite fille qui fait rire le bébé à la fin, alors que les armes grondent à côté... Ils sont dans une situation dangereuse, ils ont abandonné leurs maisons et leur pays, mais ils sont quand même chez eux dans leur communauté et dans la culture de cette communauté.
Je trouve ça absolument magnifique, y compris la façon dont ils accueillent des gens qui arrivent d’on ne sait où. Quand le type arrive avec sa moto, la nuit, on ne sait pas qui il est, on ne sait pas d’où il vient, ni pourquoi il est là. On lui fait pourtant une place dans le cercle, sans question préalable. Après il peut raconter. Dans le film tel qu’il est monté, on ne voit pratiquement pas de violence. C’est la communauté qui gère les tensions. Pour nous, c’est très impressionnant. L’important, c’est la capacité de la communauté à rester civilisée et garder des règles de vie communautaire qui sont très profondes. En occident, ces situations de crise extrêmes dégénèrent rapidement en violence, en perte de civilisation. C’est la chose la plus touchante du film : on n’en revient pas que dans une situation pareille, les relations restent douces et respectueuses des autres, et que toute amorce de conflit soit vite désamorcée. Il n’y a pas de dispute sur l’usage du téléphone par exemple, qui est leur seul lien avec leurs familles restées au pays, ils négocient, mais tout se passe dans le calme.
C’est un film très beau et émouvant sur l’état de fatigue qui participe de ce calme un peu somnambulique parfois. Il y a très peu de films sur la fatigue. Là, dans les séquences de feux de camp, il y en a qui disent : « je suis très fatigué » et ça se voit très physiquement à l’image. Ils ont marché, ils ont porté, ils ont travaillé toute la journée, ils ont parfois du mal à tenir les yeux ouverts, mais la fatigue n’engendre pas de colère ni de tension. Il y a un côté assoupi des séquences autour du feu où ils sont comme au ralenti, où la parole devient le centre de tout.
Et il y a la lumière ! Il y a longtemps maintenant que les gens filment avec des caméras digitales aves des feux comme seule source lumineuse, mais ce qu’en fait Bing est absolument magnifique. Même si son geste est d’abord dépendant, très pragmatiquement, de la situation concrète du filmage, on ne peut s’empêcher de penser aux tableaux de Georges de La Tour. Je pense à ce plan où une femme met sa main devant la bougie et où la lumière traverse la fragilité de cette main. Wang Bing, dans son année de formation à Paris, a sans doute fréquenté Le Louvre et je ne doute pas que sa culture visuelle, même s’il ne l’affiche jamais dans ses documentaires, soit prégnante dans son cinéma.
La façon dont la lumière bouge, dans ces plans filmés au feu de camp, est une source d’invention visuelle permanente dans ce film. Elle plonge parfois les visages dans le noir, quand elle faiblit, et les fait ressurgir quand elle devient plus forte. C’est comme s’il y avait à chaque instant une menace de disparition du visible.
Une autre source de lumière, dans les scènes de nuit, est celle des torches électriques. On a l’impression que ce qui se dit relève d’une équipe de tournage en train d’installer une scène. La question est celle du cinéma : Qu’est-ce qu’on éclaire ? Qu’est-ce qu’on laisse dans le noir ? Mais Wang Bing, lui, est obligé de suivre la lumière des torches qui est aux mains des personnages qu’il filme. Esthétiquement le résultat est très moderne. Il y a un côté Warhol dans la façon dont il filme les gens dans cette lumière rouge. Il y avait déjà de très belles choses dans A l’ouest des rails pour les mêmes raisons, sauf que là c’est plus précaire. C’est un feu de camp et ce sont des lampes électriques. Et le cinéaste doit faire ses plans avec cette lumière instable et imprévisible. Il y a même des plans où c’est l’écran du téléphone portable qui éclaire le visage. Quand quelqu’un s’écarte du groupe pour téléphoner, Wang Bing le suit et sort lui aussi du cercle autour du feu, mais en même temps il ne veut pas faire le voyeur. Il trouve une place intermédiaire, comme s’il se disait : « Bon. Elle sort, mais comme elle s’est isolée du groupe je ne vais pas me mettre à côté d’elle et écouter ce qu’elle dit. » On entend ce qu’elle dit mais lui reste à une certaine distance. Il y a moins de lumière puisqu’elle s’éloigne, et du coup le téléphone prend toute sa place. Le mystère absolu pour moi est comment se fait-il qu’il y ait du réseau partout dans cette région de montagne en guerre ?
C’est très étrange, oui. Mais, en fait, ils sont quand même dans un endroit géographique très précis qui, bien que semblant déconnecté de tout, est très proche de tout. Dans cet endroit situé à la frontière birmane et chinoise, un endroit très pauvre, s’ils ont du réseau, c’est qu’il y a beaucoup de trafic, qu’il y a les militaires. Non loin, il y a des entreprises, de l’industrie, des forages. Dans la profondeur de champ, on voit des voitures et des camions. L’état isolé, c’est juste leur état social mais ils ne sont pas dans un désert.
Comme à son habitude, Wang Bing s’efforce de trouver une place juste par rapport à la communauté qu’il est en train de filmer. C’est-à-dire à la fois « dans » la communauté et légèrement excentré, à la périphérie. Ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Cette place est moins facile à tenir que dans d’autres de ses films, car ce n’est pas sa communauté nationale ni linguistique, même si elle en est visiblement proche. Et cette communauté de migrants ne cesse de bouger, de se déplacer, de se scinder. Lorsque le groupe qu’il est en train de filmer se divise, à la fin du film, on a l’impression qu’il hésite un peu sur ceux qu’il va suivre. C’était déjà le cas, dans Les trois sœurs, quand le père partait et que la caméra s’embarquait avec lui, mais pour revenir assez vite à son « sujet », le village et les sœurs. Dans ce dernier film, rien n’est jamais stable : il passe d’un camp à l’autre, d’une communauté à une autre. C’est une situation très instable qu’il ne veut pas rendre faussement lisible en restant avec le même groupe, en « l’installant » artificiellement dans son film. C’était aussi une façon de ne pas se faire repérer et de donner plusieurs facettes de la situation.
Cette instabilité des situations les rend très difficiles à comprendre, mais Wang Bing n’essaie pas de nous les rendre plus intelligibles qu’elles ne le sont sans doute à ses propres yeux. On est avec des gens qui sont à pied, avec des sacs. Puis arrivent des hommes avec des motos. Surgit alors un troupeau de bœufs, et des chiens se mettent à aboyer. Il y a des réalités de toutes sortes et on n’arrive pas très bien à les articuler. Il n’y a pas de scénario stable et intelligible dans cette situation confuse de guerre.
Le statut social des gens qui composent ces groupes hétérogènes sont pour nous parfaitement incompréhensibles.
J’ai lu que c’étaient des porteurs de thé. Parmi les Ta’angs, il y a plusieurs sous-groupes. Ils ne parlent même pas tous la même langue.
Pendant le film je me suis deux ou trois fois posé une question. Il y a quelques moments, souvent autour du feu, où un personnage fait un récit complet, très articulé, avec un début et une fin, de ce qu’il a vécu, et ces récits sont, pour Wang Bing, une façon de nous donner des informations que ce que l’on voit ne saurait nous donner. Pour certains de ces récits, on imagine mal que ça ait été spontané. Qu’ils se soient mis comme ça à raconter leur histoire. Ces moments de récit sont importants pour la compréhension du film. Et j’ai le sentiment que Wang Bing les a juste « lancés. » C’est à peu près la même chose qui se passe dans Fuocoammare, par-delà Lampedusa quand certains Africains racontent leur périple.
Cette question des récits est primordiale. D’abord parce que l’on est dans la situation théâtrale à l’état pur, d’une communauté réunie autour du feu. L’origine même du théâtre. Et le statut de la parole est parfois, comme au théâtre, celui d’un messager qui vient raconter ce qu’on n’a pas vu et que la nuit aide à imaginer.
Le off arrive par les mots de ces « récitants », mais aussi par le téléphone. Quand quelqu’un parle au téléphone avec un proche que l’on ne voit pas, on attrape des bribes : « Il est resté là-bas ? », « Est-ce qu’il faut revenir ? », « Où sont les draps ? » Le téléphone sert à sortir de l’unité de lieu et à comprendre ce qu’ils ont fait avant, les risques qu’ils ont encourus, et les doutes sur ce qu’ils doivent faire maintenant. C’est par les récits, plus que par ce qu’on voit à l’image, que l’on mesure qu’il y a des risques mortels dans cette situation qui a l’air calme, malgré le son des armes de guerre. Et Wang Bing prend tout son temps pour laisser ces récits se développer, sans aucune crainte de voir le spectateur s’ennuyer car il sait, depuis Feng Ming, chronique d'une femme chinoise, que la parole est le plus fascinant des théâtres et que le spectateur se fait les images de son propre film à partir de ces récits.
La seule question que je me suis posée est : « Est-ce qu’il a suscité ces récits ? » Par deux fois, j’ai pensé qu’il avait dû « lancer » les récits. Evidemment, ensuite, il n’intervient jamais pendant le récit lui-même.
Dans ces conversations, dans ces récits, il n’y a quasiment rien d’ordre politique. Sauf peut-être, et par bribes, chez celui qui raconte qui dit qu’il s’est engagé avec des rebelles, abandonnant sa femme et ses enfants. Mais même là c’est plus de morale que de politique qu’il s’agit. Il a un peu honte de s’être engagé, d’être partie dans la guérilla, mais seulement par rapport à la famille, car dans sa culture ça ne se fait pas, c’est un abandon
La question de l’abandon a l’air de préoccuper bien sûr beaucoup de ces migrants. L’abandon c’est une crainte majeure, c’est le risque d’être soi-même en train d’abandonner quelqu’un. Ils sont partis et ils ne savent pas quand ni comment ils vont se retrouver avec leurs proches. Mais il n’y a pas de discours politique énoncé par ces personnes pourtant victimes d’une situation politique.
J’ai toujours pensé qu’il y a du grand cinéma américain dans les films de Wang Bing. Dans celui-ci, j’aime beaucoup le côté western, lié à la fois à le situation elle-même et au cinéma. Il y a des bivouacs des feux de camp. Il y a des situations de western : où allons-nous aller demain ? Il y a aussi la profondeur des paysages. Il y a même des bœufs qui restent pour moi tout à fait mystérieux. À qui sont ces bœufs ? On imagine mal que les migrants soient partis de Birmanie en trimballant des bœufs. En plus ils ont l’air sont très bien nourris, ce ne sont pas des bœufs efflanqués qui fuient la guerre. On n’en saura pas plus.
Il y a une autre scène qui fait penser au western, c’est le moment où ils chargent tout dans la camionnette pour partir ailleurs avec tout ce qu’ils ont pu emporter de chez eux, comme dans les films de Ford où les paysans pauvres quittent leur ferme à cause de la crise et s’en vont ailleurs. Il y a un côté Raisins de la colère. Dans ce film, on comprend bien ce que c’est que porter tout ce qui reste de leur vie d’avant, le charger dans un véhicule, y entasser un maximum de gens. C’est une situation où le portage, comme dans les pays pauvres, est une activité essentielle. Mais le film n’est jamais misérabiliste et ne joue pas sur le pathos. Ils ne sont pas partis sans rien, ils ont quand même un peu d’argent. À un moment une femme va acheter des woks, elle dit « Je paie le wok et après on s’arrangera » comme s’ils étaient chez eux et qu’ils allaient au magasin d’à côté.
Beaucoup de choses dans ce film relèvent pour nous de l’étrangeté absolue. Il y a un côté « balade ». Ils s’adaptent très vite à tout, ils ont un goût immédiat de la vie, ils manifestent une sorte de sérénité qui est pour nous très inattendue dans leur situation.
La dernière partie du film est une des choses la plus géniales que Wang Bing ait filmées dans sa carrière. Comme l’on sort de plusieurs séquences de nuit, autour du feu, où les gens sont éclairées par les flammes, donc sans décor ni profondeur, d’un seul coup on éprouve un grand plaisir de spectateur à retrouver un grand et bel espace, les couleurs des vêtements, la profondeur de champ, et la lumière du jour. Et la scénographie qui se met en place est un grand plaisir de cinéma
Car cette séquence parle aussi de cinéma, et se posent des questions qui sont à la fois celles des personnages et celles du tournage. Qu’est-ce que l’on fait ? Est-ce qu’on part, est-ce qu’on avance, est-ce qu’on revient au pays ? On voit bien que ce qui caractérise la situation de ces gens-là, c’est, comme pour un cinéaste au moment de filmer, celle du choix. Mais ce n’est pas tragique. C’est un sentiment de flottement. Entre plusieurs décisions possibles dans cette situation ouverte, mais finalement assez arbitraires car la logique ne sert plus à rien. La vieille dame dit : « Est-ce qu’il faut aller là ou là ? » On a l’impression que personne n’est très convaincu. Certains disent : « Dormons là, au bord de la route, c’est pareil, à quoi ça sert d’aller plus loin. » D’autres veulent changer de place. Rien ne semble imposer le choix d’un possible sur un autre. C’est un grand moment de spectateur de sentir ce qui se joue là à la pointe la plus vive du sentiment du présent dans un film.
C‘est ce qui rend magnifique la façon dont Wang Bing filme cette séquence. Il regarde les choses en même temps. Il ne sait pas lui-même comment la situation va évoluer dans cet espace ouvert, et filme absolument en direct ces multiples possibles non encore tranchés dans le réel. C’est la quintessence même du cinéma.
Cette séquence comporte un nombre incroyable d’éléments presque surréalistes, au sens de la formule de Lautréamont reprise par André Breton : « Beau comme... la rencontre fortuite sur une table de dissection d'un parapluie et d'une machine à coudre .» Ici se rencontrent dans ce coin de paysage des bœufs, un chien, une femme en chapeau qui porte une robe sophistiquée comme elle était dans une rue de sa ville un dimanche matin, une moto, des portables roses, des coiffures étranges, des vêtements jeunes à la mode de l’occident, des bruits d’artillerie…
Dans cette recherche d’un abri avant que la nuit tombe, c’est vrai qu’on se croirait en ballade, une ballade comme tant d’autres quand on est en groupe. Et en même temps le danger et la fatigue sont là. Il y a dans les mêmes plans, au même moment, des éléments contradictoires, qui s’opposent, mais doucement. On a mal aux pieds, mal au ventre, il y a le poids des bébés, la boue. Et il y a des phrases comme « Je n’ai pas pris les draps. » Le mot drap a un côté très casanier. En plein champ, dans une telle situation, penser aux draps ! Même plus tard, une femme dit au téléphone avec un portable bleu clair : « T’inquiète pas j’ai des couvertures, tu sais la marron. » Ce n’est pas de la désinvolture, c’est une sorte de légèreté polie. Il y a une forme d’élégance d’esprit dans cette séquence.
Le son est incroyable. Il n’y a pas un moment dans ce film qui ne soit une merveille, d’un point de vue sonore. Pour lui le son a toujours joué un rôle de profondeur, au sens de profondeur de champ. J’ignorais qu’il ne connaissait pas les dialectes. Je me demande jusqu’à quel point le fait de ne pas forcément tout saisir des paroles qui se croisent beaucoup… ils sont bavards, ils se parlent, les gens s’interpellent… même avec les sous-titres, tu es perdu. Là, c’est un son prolixe qui renvoie à ce que vous dites, les bruits proviennent de partout, ça compose une espèce de symphonie, et en même temps c’est un son où chaque item est complètement perceptible – c’est incroyable cette sensation qu’on éprouve d’entendre tout distinctement. J’aimerais savoir comment il s’y est pris, parce que lorsque les gens s’éloignent, on continue de les entendre clairement.
Ils étaient trois. Lui, son cadreur et son producteur. Le producteur s’occupe de la logistique, il ne fait rien pour la fabrication du film en lui-même. Personne ne savait qu’il était parti tourner en Birmanie.
Dans le même ordre d’idée, quelque chose m’avait frappée, c’est le moment où les femmes sont en train de négocier avec leurs gamins, en ville, le fait de pouvoir avoir des passages avec leurs camions et leurs vélos, façon pousse-pousse. Si on regarde cette scène sans avoir le contexte, ce sont vraiment des migrants, des gens avec des sacs et des enfants dans la rue, c’est toute l’imagerie habituelle de quelqu’un qui transporte son barda avec lui. Tout à coup, l’espace d’un moment, ils ont tout des SDF au sens français du terme, des pouilleux, des sans nom et puis en même temps non, au moment où elles entassent tout, elles s’organisent, elles s’arrangent entre elles, le côté civilisé reprend le dessus.
Wang Bing, avec ce film, change un peu de régime de filmage par rapport aux films d’avant. Il se met moins dans le sillage d’un personnage et fait plus de panoramiques en restant fixe à sa place. Ici ce n’est pas des individus qu’il suit, mais des groupes. Et parfois, contrairement à sa détermination habituelle à suivre tel ou tel personnage, on sent que derrière sa caméra, il se pose la question « Je reste ou je suis le groupe. » Dans la dernière scène, quand le groupe se disperse, que chacun monte sur le chemin à des rythmes différents, il y a dans le groupe même des hypothèses différentes. Il y a ceux qui disent « Arrêtons-nous là » et les autres qui disent « On a vu une maison, allons-y » Et Wang Bing n’a pas envie de décider arbitrairement ceux qu’il doit suivre. Il lui faut respecter la totalité de la situation et partager, avec sa caméra, cette hésitation de ceux qu’il filme. L’énonciation n’a pas le droit de trancher, donc de tricher, dans le réel très ouvert et indécidable du déroulement de la scène.
Il y a des scènes un peu isolables dans ce film, auxquelles on repense plus tard comme à des scènes un peu autonomes. Il y a cette scène magnifique où une femme veut confectionner un sac avec du tissu de sacs de riz. Elle n’a pas de ciseaux, mais elle ne se sent pas misérable pour autant. Elle ne se plaint pas, elle coupe le tissu avec une sorte de cutter très primitif et inadapté, et elle fait avec beaucoup de classe, comme dans l’expression : « Faire contre mauvaise fortune bon cœur. » Ce qui est beau et émouvant dans cette scène c’est le refus de tout apitoiement sur soi-même, la très grande dignité de cette femme.
L’autre scène, qui arrive en cours de film comme un morceau de pur cinéma, est celle des sourds-muets. C’est le cinéma de la singularité à l’état pur. Ils surgissent tout à coup dans une séquence de nuit, et on les voit se parler en langage des gestes à la lumière du feu de camp, pendant que les autres rient. C’est d’autant plus beau que les gestes de leur langage sont dégagés et isolés du décor grâce à la lumière du feu. On ne les a jamais vus avec une telle présence dans aucun autre film. On ne sait pas de quoi, mais de toute évidence ça discute ferme et avec énergie et véhémence.
On retrouve dans ce dernier film, avec un grand plaisir, les tropismes qui sont ceux de Wang Bing. Il y a des choses qui attirent sa caméra de façon magnétique : les enfants, les adolescentes en particulier. Mais cette attraction, même si elle est sensible et active, reste extrêmement discrète. A un moment, une gamine quitte le groupe qu’il est en train de filmer, et il la suit du regard. Elle voit qu’il est en train de la filmer, elle marque une pause et repart. Dans un film antérieur, il l’aurait suivie en marchant derrière elle. Là il ne la suit pas physiquement, mais avec un panoramique. Il reste en posture de léger retrait, mais par contre il insiste du regard. À trois reprises, elle se retourne pour voir s’il continue de la suivre du regard à distance, et lui ne coupe pas, affronte ce regard et continue à la filmer.
Il y a une question que l’on pose rarement, dans le documentaire, et qui est intense chez Wang Bing, c’est celle de la beauté. Car après tout un documentariste n’a pas, a priori, à privilégier la beauté, alors qu’un cinéaste de fiction se pose forcément cette question du beau. Le goût de la beauté est toujours un peu suspect dans le cinéma documentaire, et considéré comme immoral dans le cas de certaines situations. Récemment certains critiques ont pu reprocher à Fuocoammare, par-delà Lampedusa la beauté de ses images. Il n’y a aucun moralisme déplacé dans ce rapport à la beauté dans les films de Wang Bing, car cette beauté est celle des gens et des choses elles-mêmes et qu’il n’a aucune réticence à en capter les éclats avec son plaisir de cinéaste. Il y a cette scène où l’on coiffe une des filles, qui est d’une beauté étrange dans la situation de ces migranst qui n’on pas renoncé à la coquetterie. Même la façon de s’habiller de ces filles est coquette, parfois presque sexy, et la caméra du cinéaste y est sensible. À un moment arrive un garçon qui est étranger au groupe et qui demande laquelle est la plus jolie. Les gamines sont un peu gênées. C’est quand même étrange que dans une situation comme celle-là, la question de la beauté, d’être bien habillé, de soigner les cheveux, reste vivace. Ce qui nous donne le droit, en tant que spectateur, de nous demander nous aussi quelle est la plus jolie.
Le film s’arrête net, dans cette situation plus qu’ouverte, par une décision tranchante de Wang Bing. Il prend sans crier gare un imprévisible recul par rapport à la scène précédente, dans la maison, où il était dans le groupe. Avec ce dernier plan où il prend une grande et soudaine distance par rapport à ses créatures, tout à fait inhabituelle dans son cinéma. Comme s’il disait : « Voilà, je les ai accompagnées un moment, mais maintenant qu’elles continuent leur vie sans moi. » À la façon de Kiarostami ou de Van der Keuken prenant congé de son personnage de sourd-muet, après avoir fait deux documentaires sur lui et avec lui, en disant : « Adieu petite forme. »
Propos recueillis le 17 octobre 2016
Photos
Photos tirées du film Ta'ang © 2016, Les acacias.
Voir aussi
▸ Texte de Raphaëlle Pireyre © ACOR, 2016
▸ Texte de Emmanuel Burdeau © Sofilm, 2016 (reproduit avec l'aimable autorisation de Sofilm)