Sud Eau Nord Déplacer

par Hendy Bicaise

ACOR © 2014

En 1950, Mao Zedong lance l’idée d’emprunter l’eau du sud de la Chine pour fertiliser les terres arides du nord. Cinquante ans plus tard, le projet est lancé. Un autre demi-siècle se sera écoulé quand il sera achevé, avec le transfert de quarante-huit milliards de mètres cube d’eau. Antoine Boutet est parti en Chine filmer les prémices de ce chantier pharaonique, nommé Nan Shui Bei Diao. Le titre de son documentaire en est une traduction mot à mot, idéalement poétique : Sud Eau Nord Déplacer.

En friche

Le film débute après cinquante années de gestation. La moitié du chemin est déjà parcourue mais tout reste à faire. Après deux premiers plans fixes qui s’imprègnent du désert, le suivant file un véhicule qui charrie quelques branchages. En termes d’incipit, difficile de livrer plus belle promesse. Antoine Boutet ne plante pas le décor ; le décor attend de l’être, littéralement. Son film est à construire, au même titre que l’espace qui l’accueille. Un film en friche. En cela, les premières scènes rappellent There Will Be Blood (2008). De même que Daniel Plainview extirpe du sol la matière qui alimente le récit à venir chez P.T. Anderson, les bulldozers que filme Antoine Boutet détruisent un espace passé pour en faire surgir un nouveau, vague et vide, à emplir autant que possible. C’est d’abord un arbre planté presque arbitrairement au cœur du désert, puis un drapeau, des cylindres aux dimensions indéterminées et des ponts qui émergent ça et là.

Sud Eau Nord Déplacer parle d’aménagement du territoire, de façonnement de l’espace. Lors d’une séquence emblématique, Boutet illustre le changement d’apparence du paysage par un fondu enchaîné. Les deux plans ainsi liés rendent visible la mutation engendrée par le Nan Shui Bei Diao. Le plan large qu’il choisit est à rapprocher de la peinture classique chinoise jusqu’à ce que se superposent le panorama bucolique et l’urbanisation dévorante du projet gouvernemental. C’est alors l’œuvre de Yang Yongliang qui semble soudainement convoquée. L’artiste s’est fait connaitre dans les années 2000 grâce à une série de tableaux animés dans lequel des montagnes typiques de la peinture traditionnelle nationale sont parasitées par une infinité de grues poussant telles de mauvaises herbes et contaminant l’espace. Cette transformation du paysage, c’est l’exact sujet de Sud Eau Nord Déplacer... jusqu’à ce qu’il ne soit lui-même bousculé par un autre.

Un océan de monde

De même que le titre du film fait allusion à l’eau et à deux points cardinaux avant que la notion de « déplacement » ne le modifie et lui donne une autre valeur, l’œuvre en soi mute elle aussi à mi-parcours. Elle le doit à cette même notion de « déplacement », le Diao du Nan Shui Bei Diao. Ce n’est pas seulement le transfert de l’eau d’une zone du pays vers une autre qui compte ici, mais aussi et surtout celui des habitants du nord du pays contraints d’être relogés à la hâte. Quand ce sujet second affleure, le film se densifie subitement et prend une dimension politique. Lors d’une scène tournée de nuit, les habitants déplacés expriment leur mécontentement face à la caméra d’Antoine Boutet. L’image rappelle les confessions des « pétitionnaires » de Zhao Liang (Pétition - la cour des plaignants, 2009). Baignés dans une même lumière verte, eux aussi accusent la corruption qui gangrène les pouvoirs locaux, eux aussi regrettent de parler mais sans ne jamais être entendus. Peut-être est-ce aussi cela que suggère l’un des derniers plans de Sud Eau Nord Déplacer, quand les reproches d’un villageois s’inscrivent bien au bas de l’écran mais qu’aucune voix ne résonne ? Pourtant, l’un des intervenants du documentaire, le philosophe Ran Yunfei, explique que les réseaux sociaux (le géant Weibo pour l’essentiel) permettent aux chinois de s’exprimer désormais avec plus d’impact. C’est toutefois moins une question de liberté d’expression que de multitude qui a changé la donne ; des idées qui se propagent virtuellement étant nécessairement plus difficiles à endiguer. Lors d’une seconde scène de plainte à plusieurs voix, proche d’une lamentation, les villageois déplacés de Danjiangkou n’ont peut-être pas accès à Weibo, mais ils symbolisent parfaitement cette profusion de la parole enragée. La façon dont ils partagent leurs griefs face caméra convoque toujours Zhao Liang mais aussi cette fois une expression populaire : « Ren shan ren hai », une formule qui a donné son titre à un film de Cai Shangjun (People Mountain People Sea, 2011), et que l’on peut traduire par « Un océan de monde ». C’est l’idée d’une nation si densément peuplée que les scènes de foules sont devenues monnaie courante. Le passage durant lequel Antoine Boutet filme les indignés de Danjiangkou n’est en pas une pour autant puisqu’ils ne sont qu’une dizaine à être réunis, et dans une petite salle de surcroît. Seulement, la parole avance et recule par vagues successives, elle se déplace d’un corps à l’autre, la colère gronde, se renforce par celle des autres. Le filmage suit le flot des mots, et l’océan s’agite. La colère des habitants s’abîme sur le rivage ; sera-t-elle entendue ?

Sud Eau Nord Déplacer se referme sur des mots toujours plus amers quant à ce projet hydraulique prêt à jeter une infinité de foyers et de souvenirs avec l’eau du bain. Les plans des montagnes du nord qui accompagnent ces propos sont d’une beauté sans égale. Ma Zhigang, un professeur retraité dont Antoine Boutet a croisé la route, résume en chantant les sentiments contradictoires qui animent jusqu’aux plus meurtris de ses compatriotes : « Ô ma patrie que j’aime - Tes grandioses paysages je veux toujours les contempler - Mes yeux ne s’en lasseront jamais ».