A propos de Rives
par Sylvain Coher


(...) comme le simple fait de perdre une lentille te fait toucher le sol du bout des doigts (tu es perdu mais tu ne le sais pas encore) tu souffles sur une vitre dont la buée s’efface bien trop vite chaque fois que tu recommences et autour le monde que tu entends ne vient plus que de tes écouteurs – un monde très Rock, guitare et galets, rocher, basses, cailloux de mortier et liquides perdus dans l’air et dans le sable – au point de l’entendre si fort (à l’intérieur et tout autour) que tu n’entends pas même l’étrange mécanique du bruit de tes pas dans les couloirs du métro et jusque dans la rue tu es cet enfant au regard lourd qui met ses mains

dans la boue pour rendre la peau plus noire et parfois tu rouvres les yeux et ce que tu as devant toi c’est toujours la ville mais quelque chose a changé durant ta courte absence – cet inquiétant lever de rideau est une surprise que tu n’attendais pas – tes yeux redeviennent neufs chaque fois que tu les fermes, te dis-tu (pour te rassurer) et ta ville usuelle brusquement tu t’en fiches pas mal, tu regardes simplement ceux qui s’en servent se mouvoir autour de toi puisque tu es devenu ce point immobile autour duquel les choses s’animent, le spectateur d’une sorte de film dont il te semble être simultanément le projecteur et l’écran qui reçoit dans la lumière
du ciel cet enfant que tu ne connais pas qui passe comme une écharde et cette jeune femme que tu n’étais pas mais dont tu te rappelles brusquement l’existence et sans t’attarder davantage tu redeviens cet homme venu d’un voyage lointain que tu ne feras pas (c’est comme ça) comme dans certains jeux tu as trois vies devant toi, trois vies au minimum et sans prévenir on t’appellera Pierre, Thalat ou Pascale (pourquoi pas), on pourrait t’appeler par ton nom comme par celui d’un autre ça ne changerait rien

au fond la ville elle-même a tant de noms qu'elle et toi vous ne formez plus qu’un – tu es cet indien perdu dans New-Paris, tu vas de Grenelle en Brady comme on va de Charybde en Scylla – et le temps glisse sur ta peau sans que tu ne fasses l’un de ces gestes inutiles que les fous font, pour le retenir désormais tu portes alternativement des bas bleus, un pansement dans le cou et tes Converses frôlent

des rebords que tu ne franchis pas et des ponts en coupée de mer sur la Seine, ce fleuve sur lequel tu fais nager tes yeux d'une rive à l'autre jusqu'à distinguer sur l'eau ces petites choses lumineuses qui font que l'eau est eau, pour la première fois tu parles une langue inconnue et nonchalant tu passes d’une idée à une autre selon cette coquille d’escargot qui fait le mouvement de nos vingt arrondissements et ta liberté comme un terrain

vague sous l’œil immobile et décillé d’une caméra de surveillance pour laquelle tu resteras un laps cet être invisible que tu craignais devenir (un simple spectateur) car tu n’es plus dedans tu es dehors et tu regardes ta ville vivre sans toi et le pire dans tout ça c’est qu’elle continue de vivre (cette vieille peau) comme si tu ne lui manquais pas – avec ou sans toi tes tours sont des phares et les bars sont peuplés de gens qui tous se connaissent déjà – tu te lèves, tu te couches et tu livres de la bouffe tiède à travers des portes à peine entrouvertes

des mots qui s’envolent des cours que tu sèches et qui ne veulent plus rien dire même si tu les entends tu ne comprends pas les rumeurs d’un monde qui s’est muni d’ascenseurs pour regarder d’en haut ce qu’on ne voit plus d’en bas – ici un avion dessine une courbe dans le ciel et là dans la rame bringuebalante un homme joue et chante pour les autres – puisque le monde est ce rail saturé sur lequel vont tous les trains, puisque le monde est cette route en forme de partition que tes pneus lèchent et même si tu ne roules pas tu voles

d’une épaule à une autre tu es partout ce pigeon et parfois si près des cheveux qu’il te semble que tu pourrais les toucher d’un doigt et d’autres fois si près de la peau que tu hésites à y poser les lèvres (tu es perdu mais tu ne le sais pas encore) dans ton silence il n’y a plus que du bruit et on ferme les yeux pour que les images reviennent comme la musique – par les lobes des yeux comme par ceux des oreilles – et franchissent enfin ces portes qui s’ouvrent

par magie sur des parcs où les enfants courent et ne savent pas pourquoi (...)

Aurélia Georges


Née en 1973, Aurélia Georges a été assistante de réalisation, élève de la Fémis, traductrice, enseignante, scénariste, lectrice de scénarios.

Ell a réalisé entre autres :
L'Homme qui marche (2008), LM
Le Fleuve Seine (2012), CM


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