Evadons-nous en dansant !

La Trilogie Rossini d’Emanuele Luzzati et Giulio Gianini

par Xavier Kawa-Topor

Emanuele Luzzati et Giulio Gianni, auteurs
de l’une des œuvres majeures
du cinéma d’animation mondial


Les trois films, que l’on a parfois réunis sous le titre générique de « Rossini pour les enfants », comptent parmi les sommets de l’une des œuvres majeures du cinéma d’animation. Saluée par deux nominations aux Oscars et de nombreux prix internationaux, cette œuvre à quatre mains a associé, pendant près de quarante ans, les talents singuliers et complémentaires d’Emanuele Luzzati (1921-2007) et de Guilio Gianini (1927-2009).



Photo: Emanuele Luzzati et Giulio Gianini © DR



Le premier est né à Gênes dans une famille juive. Contraint de quitter l’Italie en 1940, il se réfugie à Lausanne où il s’inscrit à l’école des Beaux Arts. De retour dans son pays en 1945, Emanuele Luzatti mène dès lors une carrière de décorateur pour le théâtre, la danse et l’opéra, réalisant de nombreuses scénographies pour les plus grands théâtres italiens et internationaux, comme la Scala de Milan, le London Festival Ballet, le Chicago Opera House ou la Staatsoper de Vienne. Artiste mondialement connu dans son domaine, il est aussi auteur et illustrateur de livres pour la jeunesse et céramiste.

Giulio Gianini, né quant à lui à Rome, diplômé de l’Académie des Beaux Art, suit des cours d’architecture avant d’entrer dans le cinéma en tant que directeur de la photographie, spécialisé dans l’utilisation de la couleur. Il participe au tournage de nombreux documentaires et longs métrages de fiction avant de rencontrer, par hasard Emanuele Luzzati au milieu des années 1950. Les deux hommes partagent une passion commune pour le théâtre de marionnettes. En 1957, l’ouverture des chaines de télévisions publiques italiennes à la publicité crée une demande sans précédent de films d’animation pour la jeunesse.

C’est dans ce cadre que Luzzati et Gianini, après deux projets inachevés, travaillent ensemble à La Tarentella di Pulcinella (1959) une publicité inédite pour Barilla, bientôt suivie par leur premier véritable court-métrage commun : Il Paladini di Francia (1960), un épisode de l’histoire des carolingiens conté à la manière du théâtre de marionnettes sicilien. Ce film accomplit d’emblée « la synthèse entre la brillante créativité de coloriste de l’un et le goût et les connaissances techniques de l’autre », comme l’écrira Giannalberto Bendazzi.

Luzzati se consacre à la création graphique et à l’histoire, tandis que Gianini anime et photographie. Cette répartition des rôles restera la même tout au long de leur collaboration. Leur style est déjà posé, reconnaissable entre tous par la qualité tout à fait particulière de la lumière qui semble comme émaner de l’image, à la manière des peintures de Chagall, de Kirchner ou mêmes des vitraux.


Une école du papier découpé privilégiant
le graphisme au détriment
du mouvement, servant des sujets audacieux
ou tout simplement différents

Le procédé technique utilisé est celui du papier découpé à la surface duquel Luzzati peint ses personnages et les éléments de son décor. Les figurines articulées, comme des marionnettes à plat, sont ensuite placées sur le banc-titre et animées devant la caméra qui les photographie image par image. Comparé au dessin animé, le procédé a un avantage notoire : Luzzati ne doit pas redessiner ses personnages à chaque image, au prix d’une simplification de son trait.

Au contraire, chaque pantin de papier étant peint et découpé «’une fois pour toute’», il peut se charger des motifs graphiques et des nuances de couleurs les plus subtils.


En un mot, l’univers pictural de Luzzati se retrouve intact dans ses films et c’est bien-là leur qualité la plus manifeste.

L’expérience des deux italiens n’est pas isolée. On peut, au contraire, la tenir comme partie prenante d’une « école du papier découpé » qui se développe dans l’Europe des années 1950-60. Une jeune génération d’artistes de l’animation, parmi lesquels Henri Gruel, Jan Lenica, René Laloux la plébiscitent alors pour des raisons économiques et cherchent, selon les mots de ce dernier, « à transformer leur handicap en avantage » en privilégiant le graphisme au détriment du mouvement et en traitant des sujets plus audacieux ou tout simplement différents, le choix du procédé a une incidence majeure sur l’esthétique des films ainsi produits.


Contemporaine de la Nouvelle vague, la production de ces auteurs s’affirme comme une alternative, une dissidence même, vis à vis des canons de l’industrie du dessin animé pour enfants - notamment américaine – en portant à l’écran des univers aussi peu conventionnels que ceux d’Alfred Jarry, de Roland Topor, des dessins d’enfants ou de pensionnaires d’une clinique psychiatrique… Chaque démarche affirme sa singularité. Celle de Luzzati et Gianini tient au choix du théâtre comme espace de référence.

Un univers poétique au ton subversif et joyeux,
inspiré de la comedia dell’arte
et du théâtre de marionnettes

Dramaturgie et mise en scène inspirées du spectacle, avec ses jeux de rideaux et de coulisses, personnages empruntés à la comedia dell’arte et au théâtre de marionnettes, sujets et musiques d’opéra composent un univers de la représentation où la connivence du spectateur est recherchée dès les premières images et les premiers sons.

Ce sont, dans la Pie Voleuse (1964), les instruments de l’orchestre que l’on entend s’accorder avant le générique de début, ou dans l’Italienne à Alger (1968) les tréteaux de théâtre et leur toile peinte sur laquelle la caméra zoome. En montrant les coulisses avant la scène, on se place dans le champ de la convention dévoilée ; on ne cherche pas à produire un effet de sidération du spectateur mais au contraire à solliciter sa complicité active.

Nous voici devant la maison de Polichinelle (1973) comme devant un castelet, suivant des yeux, sans le trahir, le mari paresseux qui cherche à se soustraire au courroux de sa femme en se cachant derrière sa pauvre maison. Complice, l’œil du spectateur s’accommode volontiers de l’économie de moyens dont usent les réalisateurs : dans la Pie Voleuse, une animation particulièrement rudimentaire quelques mouvements de caméra, peu de profondeur de champ suffisent au récit qui n’en tire que plus de force. Car l’espace dramatique ainsi mis en place est celui du jeu.Jeu permanent avec les codes du spectacle et du cinéma qui autorise l’oiseau rebelle à lancer des œillades narquoises à la caméra, puis à manipuler en démiurge les éléments naturels - les nuages, la mer – contre les trois rois assassins, avant de saluer, triomphante, son public et de disparaître dans le noir du générique final, après un dernier clin d’œil au Merle de Norman McLaren (1958).


Le jeu place évidemment spectateurs et réalisateurs du côté de la sédition. Le ton du film est subversif et joyeux, comme si l’un n’allait pas sans l’autre, dans un monde où l’ordre, la force et le pouvoir autorisent l’holocauste. Pourchassant la pie noire ou pourchassés par leur mauvaise conscience, les tueurs d’oiseaux finissent heureusement dans une cage. Ce retournement final sur le motif du « monde à l’envers » proclame la revanche des plus faibles.

Entre les soldats et la pie se joue aussi une lutte qui oppose la pesanteur à la grâce. Gianini a tiré parti du papier découpé dans la qualité même de l’animation des personnages. Celle-ci ne cherche pas la fluidité mais imprime aux protagonistes des mouvements brisés qui sont ceux de marionnettes articulées, signant ainsi un peu plus encore la référence à l’univers du spectacle.

Certaines, comme plus légères, évoluent avec une grâce toute aérienne, une élégance de danseurs de ballet, tels Isabella et Lindoro, les amants de l’Italienne en Algérie (1968) fuyant la cage dorée du Sultan sur un pas de danse : celui-là même qu’esquisse à son tour Polichinelle cherchant, après avoir consciencieusement compissé le piédestal d’une statue équestre, à se soustraire aux forces de l’ordre, à sa femme, et finalement à un quotidien sordide. L’échappatoire est dans le rêve qui s’ouvre devant lui comme un théâtre fantasmatique. Polichinelle s’élève jusqu’aux cintres éthérés avant de tomber dans la machinerie de l’Enfer et de revenir finalement sur Terre, sur le toit de sa pauvre cabane au pied du Vésuve.


Toute la poésie de Gianini et Luzzati est là : le théâtre d’une part, le merveilleux de l’autre dans une relation d’interdépendance qui nous donne à percevoir l’essence de leur cinéma. Mais aussi l’attention réaliste portée à l’humanité, la plus précaire soit-elle, dans l’expression de son besoin irrépressible de justice et de liberté : Federico Fellini plaçait ici son admiration pour Pulcinella, bien au-delà, de la seule séduction du « jeu dans le jeu ». Cette part d’humanité touchante dont est porteur le personnage, il la doit probablement tout à la fois à la tradition populaire et à l’empathie que lui témoignent les auteurs eux-mêmes qui lui ont consacrés plusieurs de leurs court-métrages.

Pulcinella clôt la trilogie dont chaque opus transpose à l’écran l’ouverture d’un opéra de Rossini : la pie voleuse, l’Italienne en Algérie, et enfin le Turc en Italie. A aucun moment, il ne s’agit pour les réalisateurs de faire preuve d’une virtuosité démonstrative dans l’accompagnement visuel de la musique de Rossini : leur projet cinématographique est tout à l’opposé.

Parce qu’elle procède de la dramaturgie musicale, l’écriture de Luzzati et Gianini est en elle-même chorégraphique - voilà pourquoi Rossini leur va si bien ! - elle trouve là sa cohérence finale, sa force d’évidence qui fait que l’œuvre se livre toute entière au plaisir immédiat des couleurs, des rythmes, des sons, de la peinture presque naïve de paysages avec leurs arbres, leurs rochers, leur ciel bleu, leurs palais et leurs bateaux dansant sur les flots comme sur des lignes mélodiques ondoyantes, dans l’Italienne à Alger, au graphisme déjà presque abstrait, proche - encore une fois - de Norman McLaren. Mais ici la subversion de l’art, la dissidence de la poésie, s’énonce simplement : que l’on soit une pie voleuse, une jeune fille fuyant le harem ou Polichinelle, il suffit de danser pour échapper à ses poursuivants.

Filmographie principale

  • 1959 : La Tarentella di Pulcinella
  • 1960 : I paladini di Francia (Les Paladins de France)
  • 1962 : Castello di carte (Château de carte)
  • 1964 : La gazza ladra (la Pie voleuse)
  • 1966 : L’armata Brancaleone (générique du film de Mario Monicelli)
  • 1968 : L’italiana in Algeri (L’italienne à Alger)
  • 1970 : Ali Baba
  • 1970 : Brancaleone aux croisades (générique du film de Mario Monicelli)
  • 1971 : Il viaggio di Marco Polo
  • 1973 : Pulcinella
  • 1975 : Turandot
  • 1975 : L’augellin belvedere
  • 1978 : Il flauto magico (La Flûte enchantée)
  • 1979 : Il tre fratelli (Les Trois frères)
  • 1980 : La donna serpente
  • 1981 : L’Ucello di fuoco (L’Oiseau de feu)
  • 1982 : Pucinella e il pesce magico (Polichinelle et le poisson magique)
  • 1984 : Il libro (Le Livre)
  • 1985 : Duetto del Gatti (Duo de Chats)


  • Xavier Kawa-Topor

    Médiéviste et archéologue de formation, Xavier Kawa-Topor a été directeur du Centre européen d'art et de civilisation médiévale de Conques (de 1992 à 1997), puis il a été pendant huit ans responsable des activités pédagogiques au Forum des Images. C’est, en grande partie grâce à lui que le Festival Nouvelles Images du Japon a vu le jour.

    Il a également participé comme directeur artistique à la production des Contes de l’Horloge magique, un programme de trois courts métrages de Ladislas Starewitch.

    Depuis 2005, Xavier Kawa-Topor est directeur de l'Abbaye Royale de Fontevraud.



    Photo: Xavier Kawa-Topor © DR 2012

    La Pie voleuse, vu par Xavier Kawa-Topor