Of Men and War
(Des hommes et de la guerre)
Volet 2 de La trilogie de la colére
Un film de Laurent Bécue-Renard

2014 • France / Suisse • documentaire • 2h20
DCP - HD • distribution : Alice Films / Why Not • sortie en France : 22 octobre 2014
image : Camille Cottagnoud • son : Cyril Bécue • monteuse son : Sandie Bompar • mixeuse : Fanny Weinzaepflen
montage : Laurent Bécue-Renard, Isidore Bethel, Sophie Brunet, Charlotte Boigeol • musique : Kudsi Erguner

| Festival de Cannes 2014 • sélection officielle • un film soutenu par l’ACID, la CCAS, Ciclic, la fondation Gan pour le cinéma, le GNCR ... |

Site officiel : www.ofmenandwar.com



Du 23 au 30 août 2014, se tenaient les 30e Rencontres cinématographiques de Gindou. C’est dans le cadre de la programmation Vagabondages cinématographiques que l’une des premières projections publiques du film Des hommes et de la guerre s’est tenue. Ci-dessous, vous trouverez la transcription des échanges entre le réalisateur et les spectateurs qui se sont déroulés le lendemain. Nos remerciements à Laurent Bécue-Renard et aux organisateurs du festival de Gindou.

(Transcription : Marielle Millard, ACOR)

Il y avait un film précédent, De guerre lasses, qui, tel que tu nous l’as présenté, est le premier volet d’un travail sur, pour le dire simplement, le thème de la guerre. Je voudrais revenir sur l’historique de ton travail par rapport à ce film que tu as fait auprès de femmes bosniaques, veuves, suite au conflit en ex-Yougoslavie. Est-ce que tu veux bien nous dire quelques mots sur ce précédent film  ?

De guerre lasses de Laurent Bécue-Renard

En fait, ce n’est pas tant la guerre que la trace psychique de la guerre qui est au cœur de mon travail. Si je suis venu au cinéma, c’est par ça. Je n’ai jamais voulu faire particulièrement du cinéma. Je n’avais pas fait les études pour. J’étais déjà avancé dans la vie quand j’ai commencé à faire du cinéma. Il se trouve qu’on m’a sollicité pour m’occuper d’une action à Sarajevo pendant la guerre, que je m’y suis rendu, que de fil en aiguille, au lieu des quinze jours initiaux, j’y ai passé près d’un an. A l’issue du conflit, le Traité de Dayton venait d’être signé quelques semaines avant. J’ai rencontré en Bosnie une thérapeute bosniaque qui travaillait avec des femmes, qui étaient des veuves de guerre, elles avaient toutes perdu leur mari, mais pas que leur mari, généralement tous les hommes de leur famille. On était avec des femmes qui avaient perdu entre dix et trente hommes de leur famille immédiate et je lui ai demandé si je pouvais assister à une séance de thérapie collective. Elle m’a dit bien sûr, venez et j’y suis allé avec mon interprète et en sortant de cette séance de deux heures, j’ai su que ce serait un film. Or, comme je le disais, ce n’était pas du tout mon mode d’expression sensible, puisque j’écrivais. J’écrivais des nouvelles à caractère littéraire mais j’ai ressenti ce besoin d’incarnation dans le cinéma documentaire et j’ai senti que c’était exactement de ça que je voulais parler. Quand j’ai vu cette femme travailler avec les autres femmes, c’est-à-dire cette trace psychique extrêmement profonde qui nous habite tous, qui m’habite moi en particulier, parce qu’au bout d’un an en Bosnie, ce qui m’avait frappé dès les premières heures, c’était à quel point tout m’était extrêmement familier, alors qu’il n’y avait aucune raison, moi qui étais né dans les années 60, que cela me soit aussi familier. Tout ce que disaient les gens de ce qu’ils éprouvaient tout autour de moi m’était incroyablement familier. Quand j’ai assisté à cette première séance je me suis dit : « c’est ça que je cherche depuis toujours, c’est ça que je porte. » Ce n’est pas par hasard que je suis arrivé à Sarajevo en pleine guerre. Bien sûr, on m’a proposé d’y faire quelque chose mais j’aurais pu refuser. De fil en aiguille, je me suis dit : « Je vais essayer de faire ce film. » Ça a mis un certain temps puisqu’il est sorti en salles sept ans après et il est passé ici il y a quatre ou cinq ans et en fait, c’est devenu ma vie. Au début, c’est une idée et après ça devient un ouvrage. Le film a beaucoup, beaucoup, circulé dans le monde entier et en France. Partout on me demandait de venir débattre. J’acceptais, j’ai dû faire 250 ou 300 débats en France. Bien sûr tout le monde n’a pas forcément suivi tous les tenants et les aboutissants de la guerre de Bosnie. Le film était volontairement décontextualisé puisqu’il était centré sur le cheminement intime de ces femmes qui devaient vivre avec la guerre après la guerre. Et les spectateurs, dans tous ces débats, me renvoyait quelque chose : ça leur parlait d’eux-mêmes. Ça leur parlait de leur histoire familiale, ça parlait de qui la tante, qui la grand-mère, qui la mère, qui une cousine dans l’histoire des familles auxquelles ils appartenaient.

De guerre lasses de Laurent Bécue-Renard

Après avoir tourné beaucoup avec le film, j’ai senti qu’il fallait que je fasse le portrait en creux de ces hommes qui avaient disparu, des hommes qui avaient fait la guerre, les armes à la main. Là, pareil, à un moment donné, précis, je sais le jour et l’heure comme pour le premier film, j’ai lu un article dans un journal américain qui parlait d’un soldat qui était rentré blessé, pour le coup, physiquement, au tout début de la guerre d’Irak. C’était un très bel article qui racontait comment toute la vie familiale – les deux parents avaient quitté leur travail, les frères avaient quitté leurs études – s’était centrée sur ce traumatisme physique. En fait, cela avait défini la vie familiale. Je me suis dit : « C’est là-bas que tu dois aller raconter cette histoire. »

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Or, quand je vous dis que les gens me renvoyaient leur histoire familiale, moi aussi j’ai une histoire familiale, elle n’est pas très originale, mais dans le contexte français, mes deux grands-pères ont fait la première guerre mondiale avant leur mariage. Ils sont rentrés, ils se sont mariés. Ils étaient donc deux survivants et ils ont créé leur famille. Mes parents étaient de jeunes adultes pendant la seconde guerre mondiale. Eux aussi ont survécu dans une région particulièrement touchée puisque c’était la Haute Normandie. J’appartiens comme beaucoup d’entre nous, sinon tous, à une lignée de survivants des grandes catastrophes guerrières collectives du vingtième siècle. Mes deux grands-pères étaient morts quand je suis né – le récit s’est fait par la parole de mes grands-mères qui étaient donc des veuves. Comme elles me parlaient de ces deux hommes qui étaient des anciens combattants, elles étaient pour moi, dans mes yeux d’enfant, des veuves de guerre bien qu’ils soient morts des années après la guerre, l’un quand même très jeune et l’autre beaucoup plus tard mais dans le récit et le roman familial, ils étaient tous les deux morts des conséquences de la guerre, l’un de la réinfection de ses blessures et l’autre d’une carence pulmonaire contractée en captivité. D’une certaine manière, De guerre lasses était un portrait de mes grands-mères mais aussi de toutes les femmes âgées de mon enfance dans la France des années 60 qui avaient un lien, qui étaient quelquefois des veuves de guerre ou des filles de veuves de guerre, donc j’avais besoin de faire aussi le portrait de ces deux grands-pères dont vous voyez la photo en fin de générique. J’ai mis dix ans à faire ce film. Les quatre premières années, j’ai fait beaucoup de repérages. J’ai rencontré énormément de jeunes soldats qui rentraient du front, beaucoup de femmes de soldats et d’enfants, de mères de soldats et puis des praticiens qui travaillaient soit dans le public, soit dans le privé à des titres divers avec ces soldats. C’était là encore à quel point cela m’était familier. Toute parole que me disaient singulièrement les soldats, j’avais l’impression que c’était une parole qu’aurait pu me dire chacun de mes deux grands-pères si je les avais connus.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

La personne qui est exposée aux traumatismes psychiques liés à la guerre, les tenants et les aboutissants de la guerre, c’est un monde à part. Jamais on n’est dans un discours figé, politique. Il s’agit vraiment de cette expérience humaine d’avoir été confronté à des instants, comme il est très bien dit par un certain nombre de soldats dans le film, où il n’est question que de mort, de la sienne et de celle des autres autour de nous et comment on survit, comment on vit avec ça après.

Dans nos expériences à tous, qui sommes issus de lignée de survivants, c’est ça qu’on porte, c’est ça qui a été imprimé comme de l’imprimerie parce que ça n’a pas été dit dans nos psychismes. Ça nourrit beaucoup de toutes les névroses contemporaines, l’accumulation de cette somme de traumatismes liés à cette grande catastrophe du vingtième siècle. J’ai été un peu long pour répondre, mais c’est pour expliquer l’articulation entre les deux films et comment ils constituent une généalogie de la colère. Le cœur de la transmission et de l’expression de ces traumatismes, c’est la colère et la colère transmise d’une génération à l’autre. Sans objet. Une colère qui est un état de colère.

Pour ce film Of Men and War, tu as commencé à nous expliquer le travail de repérages, de rencontres, de discussions auprès de différentes personnes de différents niveaux. Le spectateur sait que nous sommes dans un centre spécialisé qui suit une thérapie bien particulière, selon une méthode, selon un praticien. Comment finalement de fil en aiguille tu as débarqué, naturellement ou pas, dans cet endroit. Les repérages de plusieurs années et un tournage de plusieurs années également. Est-ce que tu peux nous expliquer un petit peu  ?

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Je suis obligé de parler de De guerre lasses une seconde. De guerre lasses est filmé dans un centre de thérapie associatif où des femmes suivent une thérapie pendant neuf mois. Elles sont en résidence avec leurs enfants, je les ai donc suivies sur toute la durée de leur thérapie, du début à la fin. Ce faisant, j’ai mis en place un dispositif de cinéma aussi. C’est-à-dire que quand j’ai réfléchi à ce premier film, en m’intéressant à la parole et au cheminement intime en thérapie, je me disais, ce n’est pas neutre d’introduire une caméra dans un contexte thérapeutique et on ne va pas faire comme si on n’était pas là, on ne va pas faire un reportage en disant je vais vous raconter comment ça se passe parce que d’abord, on serait une gêne pour le travail thérapeutique et que finalement, pour le spectateur, il y aurait quelque chose qui serait sans doute assez gênant à l’usage. Le parti pris de départ était de dire, si on introduit la caméra dans la thérapie, si moi j’entre dans la salle de thérapie, alors c’est que j’ai un rôle à y jouer. Il n’y aura de cinéma que parce que le cinéma aura joué un rôle dans la thérapie. Sachant que la thérapie, c’est une mise en scène. Il fallait que les deux mises en scène se rencontrent et qu’elles fassent et de la thérapie et du cinéma.

De guerre lasses de Laurent Bécue-Renard

Dans l’expérience de De guerre lasses, je me suis aperçu – c’était juste un pari – que ça fonctionnait. Ça se voyait à l’usage mais ça m’a aussi été confirmé par la thérapeute avec laquelle je travaillais le plus. Donc, quand je suis parti aux Etats-Unis, je voulais un dispositif qui soit similaire. Mais en 2004, au bout d’à peine un an de guerre en Irak et trois ans en Afghanistan, il n’existait aucune structure associative qui aurait pris des jeunes soldats démobilisés en thérapie sur la longue durée. Pendant ces quatre ans de recherche, j’ai attendu qu’un jour quelque chose se crée quelque part. Et il se trouve que c’est un des thérapeutes que j’ai rencontrés au tout début de mes recherches, qui au bout de quatre ans a été sollicité par un philanthrope qui, pour des raisons personnelles, trouvait qu’il y avait une incurie de la part des pouvoirs publics américains, mais un peu à l’américaine aussi, a décidé que ce serait une initiative privée. Il a mis de l’argent sur la table et il est allé chercher ce thérapeute qui travaillait depuis trente ans avec des anciens du Vietnam mais dans le contexte de l’administration des anciens combattants américains, un endroit où je n’aurais jamais pu tourner. Il n’était pas question que je travaille ni avec l’armée, ni avec le département des anciens combattants parce que je suis très attaché à ma liberté et que ce n’aurait pas été possible. Quand il a créé ce centre, on se connaissait sans se connaître. Je l’avais vu un certain nombre de fois depuis quatre ans et je lui ai dit que j’aimerais beaucoup passer deux mois comme ça, sans caméra, juste avec un crayon et un bloc, et après on rediscuterait. Il m’a dit banco ! Entretemps, il avait vu De guerre lasses, il voyait ma manière de travailler. J’ai passé deux mois et puis les deux mois sont devenus trois, quatre et j’étais là au quotidien. Pour moi c’était aussi une manière de continuer la recherche, c’est-à-dire de bien comprendre, d’être totalement imprégné de ce que voulait dire cette expérience des soldats et aussi ce qu’était ce travail de thérapie avec eux. Et puis aussi, faire partie des murs, de manière à ce que, le jour où j’allais filmer – même si on n’avait pas parlé du tout du tournage – ça ne puisse jamais être remis en cause, comme si je faisais vraiment partie des murs.

Au bout de quatre mois, je lui ai demandé s’il était d’accord que je sorte une petite caméra et un petit micro. Je le mets sur la table et on voit ce qui se passe. C’est ce que j’ai fait pendant deux mois. Il n’en reste rien dans le film. J’aurais pu ne pas mettre de cassette dans la caméra, ça n’aurait rien changé. Mais il a vu que ça fonctionnait. A partir de là, je lui ai dit, " Si tu es d’accord pendant trois mois je vais venir avec un chef op, je mettrai des micros et on fera ce travail sachant que et toi et ton équipe et chacun des soldats pourront toujours dire à n’importe quel moment on s’arrête. " C’était d’ailleurs pareil en Bosnie. Les trois mois en thérapie ont duré neuf mois.

Qu’est-ce qu’il appelait fonctionner ?

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

C’est-à-dire que la caméra s’intègre dans le processus thérapeutique en cours. C’est-à-dire qu’elle ne soit pas un obstacle, une gêne, et qu’elle apporte quelque chose. Je peux vous donner trois éléments qui parlent de ça. C’est maintenant à l’usage de ces deux grandes et longues expériences. Je pense que la présence de la caméra et ma présence sont une validation de reconnaissance pour chacun qu’il leur est bien arrivé quelque chose et que cette chose est importante. Evidemment au premier chef, c’est le thérapeute, c’est le rôle du thérapeute qui reconnait et valide par sa simple présence, par le fait qu’il écoute, par le fait qu’il y ait des séances qui durent le temps que dure la parole. Mais il y a ce gars qui vient de très très loin, qui n’est ni un civil ni un militaire à leurs yeux, c’est très difficile de savoir le localiser culturellement, socialement. Il ne pose pas de question parce qu’il n’a pas envie de faire d’interview. Ce qui l’intéresse c’est tout ce que la personne peut avoir à dire. Donc par le simple fait d’être là tout le temps et de donner le sentiment – qui est réel – que tout ce qui est dit est intéressant est une reconnaissance de validation. Et ça, les deux thérapeutes, celle en Bosnie et lui aux Etats-Unis se sont appuyés là-dessus.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

La deuxième chose, c’est que forcément je suis un médiateur, c’est-à-dire qu’une grande partie de la douleur de la personne qui est traumatisée, qui est en souffrance psychique, c’est aussi l’incapacité, à commencer par les proches, à faire partager, à faire comprendre, à trouver le temps de parler parce que lorsque l’on se voit tous les jours, on ne va pas dire « Tiens, il est dix heures, ma chérie, je vais te raconter de quoi je souffre. » Ça ne se passe pas comme ça. En fait, ça se passe plutôt par des éclats de voix autour de la vaisselle ou de la cuisine ou je ne sais quoi. Comme il y a un médiateur dans la salle, quelqu’un qui un jour va vers l’extérieur, l’extérieur le plus proche comme l’extérieur lointain, c’est une manière aussi de dire que ce que je ressens va pouvoir être expliqué au monde.

La troisième chose, c’est la promesse d’un récit. Par ma fonction, je suis celui qui raconte des histoires. Même en thérapie, évidemment c’est un récit qui s’élabore dans la tête, dans le désordre et là il y avait la promesse qu’en retour, à un moment donné, plus tard, un récit serait fait de ce moment de travail intime autour du traumatisme. Je pense que ce sont ces trois piliers qui font que ça marche, que ça fonctionne, comme je l’ai dit.

Du reste, c’est très facile d’arrêter. Un beau jour l’institution dans laquelle tu es va dire « Merci monsieur, c’était très sympathique d’essayer, mais c’est fini. » Donc chaque matin dans les mois de tournage, tu ne sais pas si cela ne va pas être le dernier jour. Tu es donc obligé d’être extrêmement vigilant et extrêmement centré sur ce pour quoi tu es là, quelle est ta légitimité vraiment à être ici. En plus, comme on est face à des gens extrêmement fragiles, chacun pourrait dire « Qu’ils s’en aillent, qui sont ces gens ? » En fait, ça ne s’est jamais produit, ni en Bosnie, ni aux Etats-Unis.

Tu parles de récit. Le récit du film, ce n’est pas simplement dans le centre, c’est aussi à l’extérieur : ce qui se passe avec les familles et cette tentative de se réinsérer dans ce qu’on a à vivre, dans sa vie. Comment cela s’est-il articulé  ? Ce sont des tournages différents, il y a le tournage dans le centre, il y a les tournages à l’extérieur. On a, nous spectateurs, le sentiment d’un temps qui avance. Peux-tu parler de cet aspect-là  ? Et puis ensuite, c’est donc un récit à construire, pour le film.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Je vais encore être obligé de comparer. A la différence de la Bosnie, la Bosnie ce n’était qu’un fond et il n’y avait pas la guerre en Bosnie, c’était une guerre essentiellement contre des civils et tout le monde avait été au front, d’une certaine manière. Là on est dans une situation qui ressemble à celle des grands conflits du vingtième siècle où il y a un front et un arrière. Et là, l’arrière est extrêmement lointain. Dès le début, je savais que je voulais faire se confronter le front et l’arrière, le front étant le front thérapeutique, c’est-à-dire que tout ce qui se passe en thérapie c’est la réalité de ce que vivent les garçons. Tous les jours en thérapie ou pas dans leur tête, c’est le front et puis il y a l’arrière, c’est la famille, les enfants, les parents, les amis, le reste de la société américaine, quelque chose qui est autour d’eux et qui n’est pas vraiment la réalité, qui est presque une fiction. Je savais que je voulais, à un moment donné, que dans le tournage on travaille ça pour pouvoir, dans le récit, faire se confronter tout le temps le front et l’arrière. Au début, pendant le tournage de la thérapie, quand je filmais l’arrière, c’était plutôt la société américaine et puis finalement en fin de thérapie au bout des neuf mois de tournage de la thérapie, avec mon directeur photo, on s’est dit il faut qu’on aille dans les familles et c’est là qu’on a entrepris - pour le coup par périodes assez courtes sur les quatre années qui ont suivi - d’aller les voir en famille x mois à chaque fois après la thérapie, pas tous d’ailleurs, et de filmer l’arrière dans lequel ils étaient plongés.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Après, dans le film que vous avez vu, c’est un récit mais c’est du cinéma, c’est-à-dire qu’évidemment rien de ce que vous avez vu n’est chronologique, quasiment rien. C’était du reste un peu pareil pour De guerre lasses. Quand vous êtes face à un tel récit ce qui importe c’est la vérité, c’est la vérité psychique de vos protagonistes, comment faire le récit de leur cheminement intime, comment vous percevez la vérité, la leur, la vôtre par rapport à eux, comment vous reconstruisez un récit qui fasse sens pour autrui, et même pour eux d’ailleurs. Encore une fois, même la thérapie est totalement chaotique. La séance est chaotique même si elle va quelque part mais après quand vous faites le récit – j’anticipe un peu ta dernière question – vous reconstruisez en cherchant à chaque fois où est la vérité profonde de ce qui est en jeu dans chaque séance de thérapie, dans chaque séance à la maison, quel est le sens profond, et là, tu crées un récit à partir de ces éléments-là.

J’ai trouvé le film très très fort. C’est une grande chance à Gindou de voir les films un jour et d’en discuter le lendemain, d’avoir aussi le temps de la pensée. A en avoir beaucoup parlé, on se rend compte que plein de questions surgissent de ce film. Il y en a une qui me taraude un peu et encore plus en vous écoutant aujourd’hui. Certes, on est à côté de ces hommes, mais évidemment on est aussi en présence d’une guerre récente et cette espèce de hors-champ qui est forcément là pour nous, un peu évacué du film tout en étant très présent par plein de signes... Qu’en est-il de cette guerre, de culpabilités éventuelles, de cette thérapie même, qu’est-ce qui est dit sur la guerre  ? Là, on ne parle que de thérapie et de rapport à ce récit de la thérapie. Pour autant, on est dans une histoire qui forcément a tellement d’imbrications et nous ne pouvons pas l’évacuer... quand on voit le film, on se pose la question de savoir d’où on le voit. Si on le voyait aux Etats-Unis, qu’est-ce qu’on pourrait en comprendre peut-être de différent de ce qu’on y met nous  ?

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Si vous voulez, il y a un point de vue de départ que j’ai exprimé jusqu’ici et qui est le cheminement psychique de la personne qui est confrontée à la guerre et qui est traumatisée par son expérience de guerre. C’est là d’où je viens. C’est cette histoire-là qui me porte, qui m’a amené au cinéma et que je raconte. Après, je peux vous répondre sur pourquoi on fait ce genre de choix. Viendra un jour, pas très lointain, malheureusement, où personne ne se souviendra des raisons, des tenants et des aboutissants de cette guerre d’Irak. Je vous mets au défi aujourd’hui par rapport à la guerre de Bosnie aujourd’hui, de passer le micro, de poser des questions aux gens, elle aura été évacuée. On se souviendra qu’il y a eu une guerre en Bosnie mais on ne se souviendra pas des tenants et des aboutissants de cette guerre. Il n’en demeure pas moins qu’elle a eu lieu, que pour les personnes, c’est toute leur vie qu’ils vont la porter et pour leurs enfants, leurs petits-enfants. Pareil pour nous qui portons les guerres du vingtième siècle, bien sûr on apprend à l’école, mais ça s’estompe. Demandez aux jeunes les tenants et les aboutissants de la première guerre mondiale dans laquelle leurs arrières grands-parents ont été partie prenante, pas sûr qu’ils pourraient vous répondre précisément. Moi ce qui m’intéresse c’est cette dimension ramenée à l’échelon de l’individu dans son humanité qui est une dimension mythique si vous voulez. L’ici et maintenant ça m’intéresse, j’ai fait des études d’histoire et de sciences politiques, mais ça ne m’intéresse pas dans ce travail filmé.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

De surcroît, les images de la guerre d’Irak et d’Afghanistan - ce ne sont pas des guerres secrètes, on les a vues tous les jours à la télé - si on veut y avoir accès, on y a accès. Moi ce qui m’intéresse, c’est… Par rapport à l’image d’actualité qui nous dit qu’il se passe ceci, cela, « Aujourd’hui on a repris telle ville, neuf soldats américains sont morts, cinq soldats hollandais, trois soldats français », ça c’est le flot d’images que l’on reçoit tous les jours. Mais par contre, de s’arrêter, de prendre du recul, de dire mais qu’est-ce que ça veut dire pour ces garçons dont on nous parle comme un, deux, trois, quatre soldats qui ont été blessés ou qui sont morts, qu’est-ce que ça veut dire pour leur famille, qu’est-ce que ça veut dire à l’échelon de leur humanité  ? Qu’est-ce que ça veut dire de porter ces infos qu’on reçoit un peu comme de la météo d’une certaine manière, tous, même quand on est conscient  ? Il y a un moment d’ailleurs où l’on est en saturation. On n’arrive même plus à éprouver quelque chose par rapport à une information au journal télévisé. Mon travail de cinéaste était de partir dans une autre direction et volontairement de ne pas être contextualisé parce que le contexte, on y a accès. Vous allez sur internet, il n’y a pas de problème. Ce qui m’intéresse vraiment, c’était de me centrer sur l’humanité des protagonistes, c’est le cœur de mon travail. Maintenant n’importe qui peut faire un autre film pour me raconter la guerre d’Irak et d’Afghanistan et ce sera sûrement très intéressant mais ce n’est vraiment pas mon propos.

Eux, dans le contexte de la thérapie, dans leurs échanges, ne l’abordent pas.

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Jamais, jamais, jamais ça ne sort en thérapie. Ce n’est pas une préoccupation, en tout cas, pas devant moi. J’ai été beaucoup, beaucoup là et je les ai vus beaucoup dans leur intimité familiale aussi, à tel point que pour certains je fais un peu partie de leur environnement familial. Pas plus qu’en Bosnie. Les femmes n’avaient pas de propos d’analyse politique. Je crois que c’est une projection que l’on fait nous, de penser qu’une personne au cœur de cette tourmente-là pourrait être dans ce recul d’analyse politique ou sociétale ou culturelle, que sais-je, des événements auxquels ils ont été mêlés. D’ailleurs, comme je le disais, je pense qu’on doit s’interroger aussi sur ce que l’on porte familialement. Je doute que ça ait dépassé une infime minorité, les personnes qui, dans le cadre des grands événements tragiques du vingtième siècle, ici dans nos familles, aient eu une analyse politique de ce qu’ils étaient en train de vivre, surtout quand ils souffraient à la fois dans leur chair et dans leur psychisme. Ce n’est pas illogique, je ne pense pas qu’ils me l’aient caché.

Ce qui n’est pas dans le film et que certains m’ont dit à plusieurs reprises, c’est que du jour où ils posaient le pied sur le territoire irakien ou koweitien, car quelquefois ils atterrissaient au Koweït, le seul but de guerre, le seul pour eux, était de rentrer en vie et intact. Il n’y en n’a pas d’autre. Ce sont de tout jeunes hommes, un certain nombre d’entre eux se sont engagés après le 11 septembre et puis pour des tas d’autres raisons, mais ce n’était pas le sujet du film. Ils avaient pu avoir une espèce d’idée, mais du jour où ils avaient mis le pied là-bas, c’était fini. La question c’était comment rentrer vivant de cette histoire et comment rentrer vivant avec les amis, c’était la seule chose. Je n’ai pas censuré. Ce que j’ai enlevé, par contre, c’étaient des descriptions contextuelles qui auraient fait que vous, en tant que spectateur, vous vous seriez dit « Ah oui, Falloujah c’était la première ou la deuxième année du conflit. » qui vous aurait fait vous échapper ou mettre une distance entre le cheminement auquel vous étiez conviés d’assister, ça vous aurait perturbé, ça je l’ai enlevé.

Je pense que vous avez en partie répondu à mes questions. C’est un film… je suis restée jusqu’au bout presque malgré moi. Je n’ai pas eu d’empathie pour ces hommes alors qu’ils ont vécu des choses terribles dans leur intimité. Ça m’a beaucoup questionnée. Ce matin, au petit-déjeuner, j’en ai parlé avec des amis et je me disais… dans ce travail sur ces traumatismes, sur cette intimité de ce qu’ils livrent dans ce lieu clos, ces hommes, en plus avec des gabarits physique… c’est très impressionnant d’ailleurs, ce contraste. Vous parliez du front et puis de l’arrière-front : quand même, sans contextualiser le conflit, ce sont des héros en Amérique – on le voit quand ils paradent dans les rues, ils sont acclamés – et je me dis : est-ce que ce statut de héros, cette place qu’on leur donne, n’empêche pas quelque part un travail intime sur ce qu’ils ont vécu dans leur chair, dans leur tête…  ? J’ai beaucoup pensé à la guerre d’Algérie, aux jeunes qui sont rentrés du contingent, sauf qu’ils n’avaient pas choisi de partir en guerre alors qu’eux, ils ont choisi. Aux Etats-Unis, on choisit d’entrer dans l’armée. Pourquoi on choisit ? ça c’est une question. Sans parler de guerre juste et injuste, mais je me dis quand même, dans la tête, ce n’est jamais dit, qu’est-ce qu’on est allé faire là-bas  ? Et surtout, c’est comme si c’était un péché d’y penser, parce que ce sont des héros dans un contexte où les Etats-Unis revendiquent, après le 11 septembre, cette place, la guerre contre le mal…

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Sur la question de l’héroïsme, c’est très bien dit par Trevor, un des brancardiers les plus âgés. Quand il est interpellé en rentrant et qu’on lui dit « Tu auras une médaille », ils lui parlaient d’être un héros, mais il disait « De quoi vous parlez, ce n’est que de la merde d’être au front ». Quand vous les voyez à la fameuse parade, ils n’ont pas l’air d’être extrêmement heureux d’être dans cette parade. Je pense qu’eux n’ont à aucun moment le sentiment d’être des héros, du tout, et je pense qu’ils ne l’ont jamais eu. Et ce n’est pas dans leur parole, le sentiment qu’ils m’aient donné ni que j’ai voulu laisser dans le film. Après, vous savez, l’image du héros c’est une manière pour l’arrière de se débarrasser d’une question embarrassante. On fait la parade et puis après on fait défiler la Miss machin ou truc et le lendemain on s’attend à ce que les gens reprennent leur place. En fait, ils sont changés à tout jamais. Ça ne coûte pas très cher de qualifier les gens de héros, eux le savent très bien et c’est aussi une partie de leur colère, de se dire « En fait celui que j’étais n’est plus là, il est perdu à tout jamais.  » Ils ne donnent jamais ce sentiment d’un devoir accompli.

Une petite chose par rapport à ce que vous avez dit : même si j’ai signalé que certains s’étaient engagés après le 11 septembre, la notion de volontariat dans l’engagement dans l’armée est extrêmement limitée. Quand vous venez de milieux extrêmement défavorisés ou dysfonctionnels sur le plan familial et que vous avez dix-huit ans, ce sont des gamins avec leur machin dans les mains. Même si ce sont des garçons majeurs, pour moi ils font la guerre au nom de leur père, pas autre chose – leur père au sens individuel et collectif.

Ce que je trouve étonnant c’est que tant de jeunes aient accepté de répondre, de se lâcher et de craquer devant la caméra. Moi je ne les sens pas du tout comme des héros mais eux doivent se sentir humiliés d’avoir été capables de faire ça. Est-ce qu’il y en a qui ont demandé que vous effaciez certaines scènes ? Est-ce que vous leur avez projeté le film ? Si oui, comment ont-ils réagi ?

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Je pense qu’ils ont eu énormément de courage, pas tant par rapport à la caméra que par rapport à cette démarche intime d’accepter d’aller en thérapie et de baisser la garde. Baisser la garde en tant qu’homme et baisser la garde en tant que soldat aussi– puisque toute leur culture leur dicte de ne pas baisser la garde, pas la culture militaire comme s’ils y étaient depuis des générations, mais la culture du front. Vous ne pouvez jamais baisser la garde, si vous baissez la garde, vous mourez, et là c’est à la fois un courage individuel et collectif de baisser la garde ensemble pour affronter ce qui les tourmente. J’ai parlé de la raison pour laquelle la caméra trouvait sa place dans le travail thérapeutique. Juste pour que vous compreniez, tous les garçons qui ont été filmés, quand ils sont arrivés, j’étais là depuis plusieurs mois. Ce n’était pas plus révolutionnaire que ça, pour eux, d’être en thérapie et que dans cette thérapie il y ait un travail cinématographique. Qui était partie prenante de la thérapie. Il faut bien comprendre ça. Ce n’est pas comme si un beau jour, alors qu’ils étaient en thérapie depuis des mois, il y a un gars qui arrivait et qui disait « Tiens, on va faire un truc. » Bon, ils sont arrivés, ils pouvaient accepter ou refuser, ils étaient tout le temps libres et comme je vous ai dit tout à l’heure, jamais personne n’a refusé, n’a jamais dit : « Je voudrais que la caméra on l’arrête aujourd’hui. » Même ce garçon qui a tué son copain, Justin, très baraqué, comme vous disiez , madame, tout à l’heure, il m’a dit : « Eh ! You frenchie –frenchie ce n’est pas très sympathique– jamais je ne raconterai ce que j’ai à raconter. » Je lui ai dit : « Daccord Justin c’est la règle, je m’en irai. » Et en fait je sais qu’il en a eu besoin. Véritablement. Il me l’a dit longtemps après, parce qu’il n’a jamais réussi à appeler les parents de ce garçon, de cet ami qu’il a tué, jamais, encore aujourd’hui et je pense qu’il s’est servi dans cette thérapie de la possibilité qu’un jour ce récit arrive jusqu’à la porte des parents de son ami. Il n’y a pas eu de censure a posteriori de leur part. Il y a un garçon qui a posteriori m’a dit finalement qu'il n'avait pas envie d’être dans le film. Eh bien, on l’a enlevé. C’était le deal, il avait signé je ne sais pas combien de fois, parce qu’à chaque fois que je les revoyais, après, on signait une décharge. Moi je fais signer après coup, jamais avant. Personne n’avait rien signé avant la fin de la thérapie. A la fin de la thérapie, ils ont signé et après, chaque jour où on allait filmer, je leur faisais signer une décharge, mais même ce garçon, il avait toujours signé et il est venu me dire qu’il ne le sentait pas, finalement.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Par rapport à la question de s’ils l’ont vu, en fait, vous êtes quasiment les premiers spectateurs, parce que le film s’est terminé tout juste avant Cannes. J’avais dit au thérapeute : « Est-ce que tu veux qu’on organise une projection ? parce que j’aimerais bien qu’elle soit collective. Cette aventure a été collective, j’aimerais bien qu’on la voie tous ensemble, qu’il y ait un gros débriefing ensuite parce que ce ne sera pas neutre. Je ne vais pas leur envoyer un Dvd par la poste. » Il m’a dit : « Non, on attendra » Pour eux Cannes, c’est très lointain, ils s’en foutent. Gindou, je ne sais pas ! « Le jour où il y aura une première américaine, tu viendras avant, on organisera ça au centre, on fera une grande projection, ensuite on fera ça avec les familles, avec tous ceux qu’ils voudront amener à la projection et puis on passera une journée tous ensemble de manière à clore cette histoire ensemble. » Ça n’a pas encore eu lieu. La première aura lieu en 2015 aux Etats-Unis et par rapport à votre question tout à l’heure, je pense aussi que la société américaine a besoin d’un miroir qui lui soit renvoyé. Moi ça ne m’intéresse pas que des gens qui étaient en faveur de la guerre n’aient pas envie de voir le film. Ce n’est pas parce que nous étions à 95 % contre… Je veux que les gens qui étaient en faveur de la guerre – il y en a eu beaucoup aux Etats-Uni, même si aujourd’hui ils y ont réfléchi… Renvoyer un miroir en disant « Mais c’est ça le coût d’une guerre. » Alors après, elle est bonne ou pas bonne la guerre. Il y a des buts de guerre qui quelquefois sont bons d’autres qui sont mauvais, il y a des pratiques de guerre qui avec des bons buts font une mauvaise guerre. Moi, ce qui m’intéresse c’est que tout le monde puisse voir ce film et que ces garçons qui m’ont fait confiance – je ne suis absolument pas en droit de les juger sur pourquoi ils se sont engagés – encore une fois par rapport au contrat moral qui me lie à eux, c’est de m’intéresser à quel est leur cheminement après la guerre.

Vous avez volontairement coupé certains récits de soldats qui étaient trop durs ? ou sinon qui auraient été inutilisables dans le film parce que ce n’était pas intéressant ?

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Ce n’est pas la question de la dureté. J’ai eu trois monteurs sur ce film, donc on a travaillé à quatre au montage pendant des années. Il y avait un leitmotiv que je répétais quasiment tous les jours à chaque personne qui a travaillé au montage, c’était « Est-ce que Justin, Brendan, Trevor, leurs enfants, leurs petits-enfants pourront vivre avec la représentation qu’on est en train de construire d’eux ? Là, il y a trois générations, est-ce qu’ils pourront vivre « confortablement » avec ? » A chaque fois qu'on avait le sentiment qu’un récit en thérapie ou l'expression de sentiment, ne fusse-ce qu’à la marge, qu’ils ne pourraient pas vivre avec, que ce soit insupportable, que ce soit gravé dans le marbre à travers le film, là on l’a enlevé. Ce n’était pas tant un rapport au spectateur – si, d’une certaine manière, mais indirecte – qu’à chacun d’entre eux et leur descendance. Pour le film en Bosnie – même si elles n’avaient pas été en situation de commettre des crimes, ne fussent que des crimes de guerre – j’avais aussi cette démarche-là. Est-ce qu’elles pourront vivre, est-ce que leurs enfants pourront vivre avec cette représentation qu’on fait d’elles ? On a une très grave responsabilité. On est en situation de toute puissance dans notre métier et je pense qu’on est tout le temps obligé de se le répéter. Est-ce que cette personne qui est là, qui m’a donné toute sa confiance, qui est d’accord pour que je fasse un récit de sa vie, de sa personne, est-ce qu’elle acceptera ce récit toute sa vie et est-ce que les générations suivantes pourront l’accepter ? Pour moi, c’est le couperet. Je me suis parfois battu avec une de mes monteuses sur un truc. Elle m’a dit : « Mais ça c’est fondamental », j’ai dit : « Non, je ne peux pas. Je ne peux absolument pas le laisser parce que ce garçon a vingt-trois ans, je ne sais pas ce qu’il dira dans dix ans, dans trente ans. »

Est-ce que vous avez une idée de la proportion de retour du front de soldats qui se reconnaissent traumatisés ?

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

C’est une très bonne question. En fait, les choses ont beaucoup évolué mais aujourd’hui, de l’avis des études scientifiques commandées par l’armée américaine et le département des anciens combattants, on dit 30 % de ce qu’on appelle PTSD, c’est-à-dire état de stress post-traumatique, mais c’est 30 % là, tout de suite. Moi, ma conviction c’est que c’est 100 %. Après ça dépend aussi bien évidemment des caractères et de votre entourage. Vers où vous rentrez quand vous rentrez de la guerre. Il y a des familles extrêmement structurées. Voyez la femme de Casey, Page, cette jeune femme qui est dans le jardin avec son mari, elle est extrêmement aimante et soutenante. Son mari était en PTSD aggravé au début du film. Une chose que je peux vous dire par rapport à cette question des 100 % c’est que, quand j’ai connu Fred, le thérapeute, qui travaillait toujours en 2004 - et encore aujourd’hui - dans ce centre qu’il avait créé au début des années 80 pour les anciens du Vietnam à l’intérieur de l’administration des anciens combattants, quand je l’ai connu toutes les semaines, il arrivait un beau matin un garçon de 70 à 85 ans. Toute sa vie il avait soi-disant fonctionné et puis là, il avait pris sa retraite, il avait divorcé ou son conjoint était mort, ou les enfants étaient partis de la maison ou il avait un cancer, tout d’un coup ce n’était pas de cette chose-là dont il était question, c’était le traumatisme de guerre qui était enfoui – je suis sûr qu’au quotidien il était là tout le temps – mais qui était en apparence enfoui depuis quarante ans qui a resurgi et il débarquait. Il venait au centre et il a passé trois mois au centre qu’avait créé Fred pour les anciens du Vietnam. On est tous capables de dire si untel a eu un accident de voiture, « Il est traumatisé, ça va le marquer à vie. » L’expérience de guerre, c’est plusieurs accidents de voiture par minute parfois. En fait, 30 %, c’est 30 % déclarés. Déclarés par « assessement » de la part des institutions, des médecins.

(Question inaudible)

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Eux sont dans le déni. Au reste, les premières années, même s’il n’y avait pas eu le centre, il faut qu’il se passe deux trois ans ou que le traumatisme prenne le dessus sur tout, qu’il y ait désocialisation, que la vie familiale vole en éclats et des choses bien pires, de l’automédication, de la drogue et même des tentatives de suicide, même des homicides (c’est extrêmement rare). Eux sont dans le déni. Il y a des sas, d’ailleurs dans l’armée française c’est pareil, ils passent vingt-quatre heures à Chypre, mais les types ont vingt-deux ans, ils ont envie de retrouver leur copine, leur femme, d’aller en boîte. Bien sûr qu’ils savent qu’ils ont des cauchemars, qu’ils ne dorment pas la nuit, qu’ils ont des poussées de fièvre dans la journée, le poil qui se hérisse… Ils savent que quelque chose cloche, mais ils n’ont pas du tout envie d’en entendre parler. Il faut à un moment donné, qu’il y ait quelqu’un de suffisamment aimant ou soignant autour d’eux, une femme, une mère, un frère, un ami, un médecin-traitant, un officier pour qu’ils se prennent en charge. C’est pour ça que ces garçons ne sont pas du tout représentatifs des garçons de leur âge. Je pense que ça va durer encore très longtemps, même si on sait, dans les journaux, on en parle tous les jours aux Etats-Unis et le grand public est quand même assez conscient en fait de ce problème. Il y a trois millions de soldats américains qui ont été soit en Irak, soit en Afghanistan, si vous incluez les familles, cela fait quand même quinze à vingt millions de personnes qui sont affectées par ces traumatismes psychiques. Ça, c’est le coût de guerre.

On arrive au terme de notre échange avec Laurent, bien malheureusement.

Néanmoins par rapport au récit du film, dans le cadre de la thérapie, on a le sentiment à la fin, pour rebondir un petit peu sur ce que tu viens de dire, que les derniers échanges auxquels on assiste en tant que spectateur de cette thérapie, sont tout aussi durs : on ne voit pas beaucoup l’amélioration apparente. C’est certainement très simpliste de poser la question comme ça : comment se mesure la réussite d’une thérapie ? Moi, c’était mon ressenti devant cette scène, devant les quelques scènes finales où on a l’impression… Il y en a certains depuis le début du film qui disent : « Ça ne sert à rien. » Et à la fin, on a du mal à mesurer s’ils ont repris un peu de confiance dans leur travail.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Quand vous êtes thérapeute, d’abord vous êtes condamné à avoir une position extrêmement humble par rapport à votre travail. Je crois que jamais un thérapeute digne de ce nom va dire : « Je vais te guérir » ou va même aspirer à la guérison, parce qu’il n’y a pas de guérison. Ce que ce travail peut permettre, c’est d’apprendre à vivre avec celui qu’on est devenu, avec ce qu’on a traversé. Est-ce qu’on va en mourir, est-ce qu’on va en mourir tout de suite par une pathologie ou parce qu’on va se suicider ou bien est-ce qu’on va en mourir psychiquement, c’est-à-dire qu’on va être un mort vivant toute sa vie ? ou bien est-ce qu’on va essayer, tant bien que mal, avec sans doute toute la vie avec des hauts et des bas extrêmement profonds, est-ce qu’on va essayer de construire une vie avec l’homme qu’on est devenu – ou la femme pour le cas de De guerre lasses ? Les femmes de De guerre lasses, elles ont perdu, comme je vous ai dit, dix, vingt, trente hommes de leur famille. Même moi qui ai passé tant de temps avec elles, je n’arrive même pas à me le représenter et la thérapeute ne leur a jamais dit : « Je vais te guérir. » Elle leur a dit : « On va essayer de faire un bout de chemin et de donner des outils pour que tu essaies de vivre avec ça, avec la personne que tu es devenue. » Quand Chris s’est suicidé, le garçon qui était devenu aveugle, j’ai parlé longuement avec Fred, le thérapeute, je lui disais : « Est-ce que tu as l’impression que c’est un échec finalement ? ». Ce n’est pas le premier patient qu’il perd entre le Vietnam et maintenant. Il m’a dit : « Oui, c’est une manière de voir les choses mais moi de mon point de vue je suis obligé de me dire il y a eu cinq mois de thérapie pour Chris, six mois peut-être et ensuite il a encore vécu neuf mois, on a gagné quinze moise » et je crois qu’il est obligé de travailler comme ça. Ce sur quoi j’ai beaucoup construit mon récit, pareillement pour De guerre lasses, je dirais quand même qu’ils sont en vie vraiment. Chris est mort, mais j’ai cherché en eux – vous savez il y a quatre cent cinquante heures de matière pour monter un film de 2 heures 20, dont facilement quatre cents heures de paroles – là-dedans, j’ai cherché… Vous mettez les mains dans quelque chose d’extrêmement douloureux, c’est de la boue, même de la merde et vous cherchez ce qui est vivant. Et le récit que je voulais faire, moi, je voulais leur rendre tout ce qui était vivant en eux. Et même quand tu parles des dernières scènes, moi je les trouve extrêmement vivants. C’est pour ça que c’est une représentation purement subjective, c’est du cinéma. J’aurais pu m’attacher à ce qui était mort en eux. Mais ce n’est pas ce qui m’intéressait et qui là pour le coup est aussi dans le travail thérapeutique, c’est de focaliser combien ils sont, quand même, vivants.

Of Men and War de Laurent Bécue-Renard