Leçons d'harmonie

  vu par Morgan Pokée

Une histoire de violence


Premier plan : un jeune garçon traverse un champ de hautes herbes. Il est déjà partagé entre ciel et terre, entre sa réalité propre et l'horizon qu'il veut atteindre. Cette équilibre inatteignable reviendra de façon récurrente tout au long de cette Leçon d'harmonie, le regard d'Aslan scrutant les paysages comme à la recherche d'une révélation qui ne viendra jamais.






L'adolescent de treize ans, mutique et discret, vit avec sa grand-mère dans un village du Kazakhstan. Chroniques d'un quotidien morne et rural, les premières séquences du film nous le montrent attraper un mouton qui ne se laisse pas faire. Après l'avoir égorgé et dépecé, il lui ôte ses organes comme pour mieux regarder son âme. Voilà en une scène le dispositif du film : tuer pour survivre et se nourrir, mais pas seulement.

Il s'agira également d'enlever la laine qui entoure nos relations, d'ôter les couches successives de protections (notamment morales) pour appréhender au plus près les rapports de force qui existent dans toute société. Que reste-il alors ? L'amour et la violence.

Pour développer ses leçons ou plutôt ses hypothèses comme dans un cours de mathématiques, le jeune réalisateur kazakh, Emir Baigazin, place alors Aslan dans un collège (comme on placerait un cobaye dans une cage) où la corruption et la violence tranchent avec son obsession du perfectionnisme.

Un cas clinique en somme : les élèves sont soumis à une observation médicale rigoureuse et autoritaire en premier lieu. Ces corps en pleine puberté se frottent les uns aux autres, se toisent, rentrent déjà en compétition.

Un jeu tourne à un acte d'humiliation : Aslan boit un verre où les autres élèves ont trempés leurs parties génitales. Dès lors, ostracisé et moqué, le jeune garçon va mettre en place un plan de vengeance terriblement froid et méthodique contre ses camarades despotes.



Basés sur ses cours qui mélangent pêle-mêle Gandhi et l'utilisation des armes à feu, Darwin et la fabrication manuelle, ses préceptes encouragent Alsan à trouver l'harmonie en lui-même, atteindre cette balance au-delà du bien et du mal, de dépasser ainsi la question du pardon ou de la revanche. Concrètement, cela passe d'abord par une attention toute particulière à l'hygiène et à la propreté, comme si Aslan cherchait avant tout à se débarrasser littéralement de la crasse qu'il accumule en côtoyant les autres élèves violents ou soumis au racket d'obscures autorités religieuses.

Scrupuleusement, Aslan nettoie son corps, ses membres, pour se laver des péchés qui l'entourent. Le film peut ainsi se voir comme une étude sur les écoulements, tantôt organiques (fluides, sperme, morve, vomi...) tantôt naturels (l'eau, le lait, le sang...) : cela ne cesse de fuir de tout côté, comme des émotions impossibles à contenir, à juger et à jauger. Cette recherche de l'harmonie passe aussi par une obsession des formes géométriques : Aslan dessine des cercles, des carrés et des triangles qui s'imbriquent mystérieusement les uns dans les autres.


Élaborant sa stratégie tel un joueur d'échec, il compose, comme on dirait d'un tableau, méthodiquement des symétries de regard et de situations afin de faire correspondre le monde à ses désirs. La réalisation épurée et extrêmement maitrisée d'Emir Baigazin aide le spectateur à entrer lentement dans l'esprit du jeune garçon, par un jeu de reflets, d'asymétries et de cadrages éminemment subliminaux, et notamment en déployant tout un système d'échos qui permet au film de se déployer progressivement. Mais là où le film reste le plus constamment surprenant, c'est dans ce qu'il ne montre pas : la violence reste systématiquement hors-champ, comme une potentialité impossible à filmer ou à mettre en scène.

Cela dessine une éthique propre au cinéaste et ravive l'idée d'harmonie qui parcourt son œuvre : ne pas désigner les coupables, les victimes ne sont pas nécessairement celles qu'on croit. Retour donc aux codes du films de genre, du polar qui scrute les raisons et les intentions de chacun. L'apparition de jeunes jumeaux gymnastes confirme l'appétence de Baigazin pour l'imbrication dans son système de codes propres à un autre genre, le teen-movie : on n'est pas loin des jumeaux Vinklevoss dans The Social Network de David Fincher, autre film de vengeance et de système à décoder.


Car dans Leçons d'Harmonie, l'école est pensée comme un écosystème global et total qui se suffit à lui-même. Et le film tente d'en percer les énergies, leurs variations, et les conséquences. Après sa vengeance (Aslan est-il d'ailleurs responsable ? Baigazin se garde bien de trancher l'affaire), le jeune garçon verra se renverser, dans un mouvement vertigineux pour le spectateur, les perspectives ouvertes dans la première partie du film. À l'instar des animaux (lézards, cafards...) qu'il torturait secrètement dans sa chambre pour préparer sa vengeance, il subira lui aussi les sévices d'un autre système, policier et étatique celui-là.

Il gardera certainement en tête les paroles de la jeune musulmane dont il est secrètement épris et qui refuse d'enlever son voile à l'école : « L'uniforme ne me protège pas de l'immoralité et de l'impureté. » Une leçon d'harmonie ? Peut être. Une leçon de cinéma ? Certainement.

Morgan Pokée

Morgan Pokée travaille au Katorza, cinéma d'art et essai de Nantes. Il est journaliste et écrit sur le cinéma. Il est co-fondateur de Répliques, revue d'entretiens autour du cinéma, créée en 2012. Il est notamment l'auteur de "Coppola : portrait du temps en danseur" paru dans l'ouvrage collectif Danse / Cinéma dirigé par Stéphane Bouquet ( Ed. Capricci et le CND).




Revue Répliques
Répliques se décline sous trois aspects : une revue papier consacrée à des entretiens au long cours autour du cinéma, une émission hebdomadaire sur la radio nantaise Jet FM 91.2 et des rencontres en salle autour de films.
Les entretiens, réalisés hors de tout plan de promo, sont écrits comme des récits et peuvent aussi se lire comme des parcours de vie. Ce sont des moments privilégiés que l'on retranscrit, où l'on parle de cinéma, mais aussi, fatalement, du monde. (Nicolas Thévenin, directeur de la revue)
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Leçons d'harmonie, vu par Jean-Michel Frodon