Leçons d'harmonie
vu par Jean-Michel Frodon
vu par Jean-Michel Frodon
Leçons dharmonie raconte lhistoire dune vengeance, et bien autre chose. La vengeance sera celle dun lycéen humilié et ostracisé par les autres élèves, sous la coupe de Bolat, un condisciple chef de bande. Mutique et renfermé, le jeune Aslan, qui vit seul avec sa grandmère dans une ferme à lécart de la ville, prépare méthodiquement lélimination de son ennemi.
Sauf que le combat dAslan et Bolat, combat de la victime contre loppresseur, stratégie asymétrique où lintelligence du faible invente les réponses à la surpuissance du fort, sil est en effet la colonne vertébrale du film durant les deux tiers de son déroulement, est loin den dire tout le sens, toute lambition et toute la puissance.
Cette intrigue est plutôt comme le propulseur, abandonné en chemin, dune composition beaucoup plus ample et complexe.
Lélégance du premier film du jeune réalisateur kazakh Emir Baigazin est de ne sembler montrer que des situations simples, auxquelles aucun effet de style najoute un discours, une généralisation, une ruse séductrice. Fixes ou en mouvements glissés, jamais très brefs ni très longs, les plans seraient comme les cases quasi-égales dun échiquier sur lequel Aslan prépare sa revanche, comme un maître organise très en avance un coup particulièrement retors.
Cette tension dramatique et formelle est enrichie par une manière de filmer étonnamment réaliste, au sens de la sensibilité aux matières, aux objets, aux lumières naturelles.
Sans trucage ni astuce, Baigazin filme un verre, un visage, un stylo, un lavabo, un couteau, des chaussures de telle manière quils acquièrent immédiatement une très grande présence physique à lécran, présence qui densifie et rattache au monde quotidien un récit essentiellement abstrait.
Apparemment raconté de manière très posée, le film est aussi capable daccélérations foudroyantes, par exemple lorsque soudain tout se précipite au moment de linstallation dans la classe dAslan de Bolat le petit caïd.
Ce récit, anecdote dramatique, fait divers, fable morale, histoire dune stratégie dans un contexte de film noir un peu à la manière dUn prophète (ce qui serait déjà beaucoup) est en fait retramé par une réflexion beaucoup plus vaste, dautant plus passionnante que le cinéaste la met en scène sans pour autant sen faire le propagandiste, comme une interrogation inquiète plutôt que comme laffirmation dune thèse.
Leçons dharmonie met en jeu lidée très archaïque et très contemporaine quon a (abusivement) baptisé le darwinisme social. Deux lézards verts dans un bocal en sont peut-être les véritables personnages principaux, quelques cafards ligotés sur une chaise électrique miniature en sont les représentants terriblement troublants. Des bribes démissions de télé et plusieurs cours enseignés aux lycéens permettent de rappeler quelques éléments auxquels se réfère cette conception de la lutte généralisée de tous contre tous et de la valorisation de la force comme seul principe de survie. Ils le font dune manière qui na, elle, rien de scolaire mais est toujours dans le mouvement de laction.
Et cest la composition du film qui permet de déployer les racines et les effets réels de cette approche dont il nest nullement besoin de savoir quelle eut comme principal théoricien Charles Spencer.
Grâce à sa construction en ces petits blocs despace-temps que constitue chaque scène, le film inscrit son récit propre dans des réseaux de plus en plus étendus, ceux des systèmes de racket et de contrôle social par des organisations mafieuses rivales, ceux du rôle de lautorité publique, de la directrice du lycée à la police, les rapports capitale / province et ville / campagne, ceux de la modernisation libérale, ceux de la religion et des différents
régimes de croyance et de superstition, dont font aussi partie, à côté de lislam et de lanimisme, lidéal éducatif, lorganisation administrative ou le miroir aux alouettes des nouvelles technologies du loisir et leur pouvoir addictif.
Il faudrait y ajouter encore les abîmes psychiques. Là rôdent le désir sexuel, et simultanément les fantasmes de pureté Aslan se lavant compulsivement, la terreur du regard des garçons éprouvés par la jeune fille. Là, les pulsions sadiques ne sont nullement réservés aux « méchants » de lhistoire, lesquels agissent au contraire plutôt rationnellement (le pseudo-darwinisme à la mode Spencer) même si de manière immonde.
Apparemment très sage et en fait très audacieuse et disponible à dinnombrables ouvertures, la composition du film autorise des déplacements gigantesques qui adviennent comme naturellement, fruits dune nécessité interne dont on ne découvre lexistence que durant le déroulement du film.
Ainsi, en particulier, du recours aux ellipses, dont la puissante coupe franche qui, au moment du passage à lacte, rappelle les stratégies narratives de Robert Bresson, ou plus récemment des frères Dardenne.
Ainsi, également, la dimension onirique, qui du tout premier plan au tout dernier est comme un filet dair qui parcourrait ce film apparemment ultra-réaliste, ou plutôt dun réalisme assez rigoureux pour précisément accueillir aussi lonirisme, y compris des scènes de rêves filmées exactement comme des scènes de « réalité » (nest-ce pas le propre du rêve ?), et jusquau cauchemar final dans le commissariat qui redéploie tout lenchainement possible des faits, dune manière que la logique policière ne peut pas davantage résoudre que lextrême violence des flics.
Cette tension ouverte et complexe ne tient pas à la seule composition du film, mais aussi à la manière dont Emir Baigazin filme chaque plan. La première image, peut-être rêvée, est dune grâce élégiaque.
La première séquence, entre comique et cruauté, réalisme et geste propitiatoire est-ce pour être mangé ou pour attirer la clémence des dieux sur le film que ce mouton est sacrifié sous nos yeux ? installe demblée dans un monde qui nest pas le nôtre, et dont on ne peut douter de lauthenticité.
Plus que tout peut-être, la relation entre la caméra et le corps et le visage dAslan (Timur Aidarbekov) est comme celle du projecteur avec le grand écran : tout peut y apparaître.
Aslan est un écolier timide, il est un jeune guerrier, il est un habile stratège, il est aussi un garçon qui rêve de la jolie fille dans sa classe, et un enfant qui a peur (dêtre atteint dune maladie inconnue).
Linexpressivité de surface de son visage, en fait très riche de possibilités jamais formulées mais offertes à limaginaire du spectateur, et sa raideur corporelle qui évoque par instants
Buster Keaton et par instants Nosferatu, inscrivent une tension où le burlesque voisine avec linquiétant, et qui nourrit sans cesse la capacité de porter attention au personnage, sans pour autant sidentifier à lui.
Cest une des très subtiles opérations réussies par le film que dinstaurer cette mobilité de la relation du spectateur au personnage central, élément majeur de la constante mobilité dimagination et de réflexion quil suscite, mobilité qui est le résultat paradoxal du côté apparemment très statique de la mise en scène.
Ainsi la beauté des plans et lintensité dramatique des situations stimulent constamment la capacité de chacun dentrer dans le mouvement intérieur de ce film étrangement dynamique à lintérieur de son apparente lenteur.
Critique de cinéma, notamment pour Le Monde, écrivain, enseignant, Jean-Michel Frodon a dirigé Les cahiers du cinéma. Il anime Projection publique, le blog ciné de Slate , et participe à ArtScienceFactory (artistes et scientifiques associés)
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Photo: Jean-Michel Frodon © Capa 2012