Leçons d'harmonie
Entretien
avec Emir Baigazin
Entretien
avec Emir Baigazin
Comment êtes-vous devenu réalisateur ?
Enfant, je nai jamais pensé à devenir cinéaste. Ayant grandi dans un très petit village du Kazakhstan, je ny avais jamais songé. Quand j'étais enfant, je regardais des films bien sûr, mais si javais dit à mon père que je voulais devenir réalisateur ou acteur, cela lui aurait fait la même impression que si j'avais voulu devenir astronaute pour aller sur Mars ou quelque chose de ce genre
Je crois en moi mais je crois aussi en une certaine forme de destin, et ce sont des opportunités qui mont mené vers une école de cinéma.
Quels genres de films regardiez-vous enfant ?
À cette époque, lUnion Soviétique seffondrait. Cela m'a permis d'accéder à des films de série B, des teen-movies, des films daction et des thrillers. Ceci dit, mon éveil artistique a plutôt été inspiré par la musique. Jétais très sensible à la musique alternative par exemple : je connaissais les Sex Pistols à douze ans. C'est incroyable pour moi de réaliser aujourdhui que bien quayant grandi dans cette région du monde, je connaissais les Sex Pistols, les Beatles ou les Rolling Stones.
Et ce, uniquement par les journaux ou les magazines. Je lisais seulement les critiques musicales, surtout celle sur le rock soviétique. Grâce à la vague de démocratie et à la glasnost, il y a eu ces journaux qui nous ont permis daccéder à ces informations malgré notre technologie rudimentaire.
Quelle est la genèse de Leçons dharmonie ?
Il y a trois ans, lidée de Leçons dharmonie mest venue d'un coup, en marchant dans la rue. Cétait inconscient, il ny avait pas dintention et certains détails ont évolué étape par étape plus tard.
Je voulais mettre en avant un système scolaire qui évoque et reflète le système qui prévaut dans notre société, à différents niveaux. Dans le fond, Leçons dharmonie nest pas réellement un film sur lécole ou sur ladolescence ; cest un film sur un système de violence qui est inhérent à la nature humaine. Leçons dharmonie ne raconte pas une guerre entre des personnes mais raconte la guerre intérieure qui ravage une seule et même personne. Pour chacun dentre nous, le défi est de pardonner ou continuer à se battre.
Comment avez-vous construit votre scénario pour exprimer cette guerre ?
Certaines personnes estiment que Leçons dharmonie est un film violent, mais jai pourtant décidé de ne montrer aucun meurtre ou acte de violence. Au début du film, nous voyons Aslan, le jeune personnage principal, tuer un mouton dans son petit village. Si nous considérons le contexte de cet acte, le meurtre sert ici à se nourrir, et au final à survivre. Commencer le film avec cette scène permet de comprendre les meurtres à venir qui, eux, ne sont pas montrés mais sont perpétrés avec la même motivation : survivre. Cela me semblait plus élégant ainsi. Je nai jamais voulu contempler la violence.
Cette première scène introduit aussi la relation dAslan aux animaux, ce qui est un motif récurrent dans le film.
Ce mouton apparaît deux fois dans le film, au début et à la fin, et symbolise les lois physiques de ce monde.
À la fin du film, le mouton court sur leau, ce qui apparaît comme une sorte de libération de ces lois.
Limage dun film relève de plusieurs aspects. Beaucoup de choses sont devenues claires pour moi après coup.
Par exemple, la raison pour laquelle Aslan sacharne sur les cafards doit avoir un parallèle avec une expression russe que lon pourrait traduire par « avoir des cafards dans sa tête » qui signifie avoir des problèmes, des troubles, des questionnements irrésolus dans son esprit. Concernant la scène du mouton qui court sur leau en présence de deux personnages morts, il y a un proverbe japonais que jai entendu récemment dans un taxi : « Si tu regardes une rivière suffisamment longtemps, tu y verras au bout dun moment flotter le cadavre de tes ennemis ».
L'école d'Aslan symbolise un système global : les élèves ont des cours sur Gandhi, Darwin et reçoivent des leçons militaires. Cela sapparente à une variation sur les énergies qui existent dans cette école et à lintérieur dune personne : entre lamour et la haine, la lumière et les ténèbres.
Cela renvoie au sujet de Leçons dharmonie : le principe de lharmonie au-delà du cadre dune simple dualité.
Aslan est également obsédé par la propreté.
Alsan est obsédé par lidée déchapper à Bolat, le jeune tortionnaire de son école, et de se débarrasser ainsi du mal qui sévit dans cette école. Cest pour cela quil a besoin dêtre propre.
Au début du film, après laffaire du verre deau, Aslan continue à se nettoyer ; mais après le second meurtre, il réalise quil nest pas si propre sur lui que cela. Il trouve léquilibre entre ces deux aspects et parvient ainsi à lharmonie. Quand on me demande la raison de ce titre pour ce film, je réponds toujours que lharmonie est un terme qui dépasse les principes manichéens de noir et blanc, de bien et de mal.
Dans Leçons dharmonie « Happylon », un centre de jeux vidéo en ville, peut être vu comme un paradis pour ces écoliers ou un moyen pour eux de fuir la cruauté de leur monde.
« Paradis » est le bon mot. Mais dans ce paradis, il y a aussi des lois. Même dans cet endroit, il y a de la pression sociale. La différence, c'est que la violence se déroule ici sur un écran. Comme ces adolescents viennent dune région pauvre, cette grande ville représente pour eux lopulence et le bonheur. Cest pour cela quAslan sy rend. Ayant moi-même grandi dans une région pauvre, aller en ville représentait pour moi une sorte de paradis. Jy étais libéré de lidéologie criminelle.
Morgan Pokée travaille au Katorza, cinéma d'art et essai de Nantes. Il est journaliste et écrit sur le cinéma. Il est co-fondateur de Répliques, revue d'entretiens autour du cinéma, créée en 2012. Il est notamment l'auteur de "Coppola : portrait du temps en danseur" paru dans l'ouvrage collectif Danse / Cinéma dirigé par Stéphane Bouquet ( Ed. Capricci et le CND).
Répliques se décline sous trois aspects : une revue papier consacrée à des entretiens au long cours autour du cinéma, une émission hebdomadaire sur la radio nantaise Jet FM 91.2 et des rencontres en salle autour de films.
Les entretiens, réalisés hors de tout plan de promo, sont écrits comme des récits et peuvent aussi se lire comme des parcours de vie. Ce sont des moments privilégiés que l'on retranscrit, où l'on parle de cinéma, mais aussi, fatalement, du monde. (Nicolas Thévenin, directeur de la revue)
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Photo © Répliques N°3, hiver 2013/2014