Leçons d'harmonie

vu par Chloé Beaumont

A propos de Leçons d’harmonie


Aslan est un adolescent, élève brillant mais solitaire, bouc-émissaire idéal des élèves de son collège, gangrené par un réseau de racketteurs violents et déterminés. Lassé des humiliations de ceux-ci, il prépare sa vengeance.

Pourquoi ce titre, Leçons d’harmonie ? Peut-être parce qu’il s’agit pour chacun des personnages de rentrer dans le rang, dans la masse et dans le système scolaires d’abord, puis dans la société kazakhe.





Atteindre une harmonie, ce «rapport d’adaptation, de conformité, de convenance », est le but ultime de ce microcosme autoritariste dans lequel le racket est roi.
Le titre renvoie dès lors à l’autorité et au manque de liberté démocratique au sein du Kazakhstan, pays d’origine du réalisateur du film Emir Baigazin, connus de tous.
Le héros du film, Aslan, est de ce fait un élément rebelle et singulier par rapport à ce schéma hiérarchique fataliste.

Aslan est un adolescent solitaire qui vit avec sa grand-mère. Il partage son quotidien entre le collège et sa maison en pleine nature kazakhe. Partout où il va, il est question de rapport de force entre l’adolescent et les êtres qui l’entourent. Un même plan fixe – procédé scénique simple qui fait pourtant la force de la mise en scène du réalisateur – révèle la dualité perpétuelle du personnage principal. Ce court plan-séquence trompe le spectateur. Tel un enfant, Aslan court après un mouton jusque dans le hors-champ. Aslan et l’animal reviennent dans le champ.

Ce n’est plus l’enfant ni même l’adolescent mais l’homme qui tue l’animal. De prime abord, Aslan semble donc être le dominant, à cause de la cruauté de l’acte (accentué par le jeune âge du personnage) comme de la dureté de l’esthétique et du climat hivernal. Mais ce rapport primitif donc a priori naturel et légitime est déplacé dans un autre environnement non régi par des lois naturelles mais institué par l’Homme : l’école. Lors d’une visite médicale obligatoire, Aslan se fait bizuter et humilier par ses camarades de classe. Le rapport de domination de l’Homme par l’Homme dans le cadre scolaire permet d’exposer une cruauté purement humaine.



Cette organisation n’est pas qu’une simple figuration de la chaîne alimentaire adaptée à la vie scolaire. Elle sous-entend la difficulté d’exister dans un milieu brutal. Le tyran de l’école, Bolat, est lui-même oppressé par deux frères plus âgés que lui. En plus des humiliations dont il est la victime, l’adolescent torture plusieurs animaux. Ainsi le cinéaste ne cède pas au manichéisme et n’a pas pour objectif de susciter un sentiment de pitié. La domination est omniprésente dans la vie d’Aslan. Baigazin met en scène deux formes de folie sadique. Par la mise en parallèle de la cause (une foule semant la terreur) et de la conséquence (Aslan fabrique une arme) d’une violence précoce, il ne cherche pas à la justifier celle-ci mais à l’expliquer.

Lorsqu’Aslan est accusé d’avoir assassiné Bolat, sa culpabilité n’est pas prouvée. En admettant qu’il soit bien le responsable, le fait de choisir de ne pas montrer l’atrocité du meurtre exprime la limite du film. En masquant le pire, le cinéaste espère ne pas briser le lien sacré d’empathie du spectateur envers son personnage, déjà fragilisé par l’exécution du mouton. C’est ce qui différencie Baigazin d’un cinéaste comme Krzysztof Kieslowski, auquel on pense parfois devant Leçons d’harmonie, notamment pour son approche « polar de l’âme », pour ses décors hivernaux et pour le suivi du chemin moral d’un personnage parfois méprisable.


Dans Tu ne tueras point (1988), son fameux brûlot anti¬-peine de mort, le réalisateur polonais montrait la pendaison de l’assassin ainsi que le meurtre pour lequel celui-ci a été condamné à mort. Si la violence de Bolat et des autres racketteurs est alors proche de celle des policiers tortionnaires, celle d’Aslan, parce que jamais portée sur des hommes, est amoindrie.

Mais la torture de ces policiers acharnés est autant physique que morale pour Aslan. Lorsqu’un policier le torture en empilant des livres sur ses bras frêles, c’est à la fois une douleur physique que le cinéaste filme et un vide intellectuel qu’il formule. Car l’école n’est pas seulement montrée comme un lieu de persécution mais également comme un espace de d’apprentissage.

Le fait que des livres puissent devenir un objet de torture physique pour un adolescent intelligent incarne une idée assez forte. Certes, l’idée de montrer l’incompatibilité entre la violence (et la non-démocratie qui en découle) et l’éducation est loin d’être neuve, au cinéma comme ailleurs. La force de l’impact symbolique de la scène est due à la répétition du geste de soumission. Le policier ajoute des livres sur les bras de Aslan, celui-ci flanche, puis se relève sur ordre de son bourreau, qui empile les livres de nouveau. Cette lutte pour rester debout est celle d’Aslan, jeune campagnard pour qui les connaissances, les capacités intellectuelles et scolaires ne suffisent pas pour avancer, pour s’élever dans la chaîne alimentaire cruelle qu’est la société contemporaine.

Chloé Beaumont

Co-créatrice avec Cédric Bouchoucha de la revue en line Feux Croisés, dont ils sont les rédacteurs en chef. Etudiante en master 2 d’Etudes cinématographiques à Paris Diderot, Chloé Beaumont ravaille actuellement (janvier 2014) sur le cinéma de James Gray.

Feux croisés est une revue en ligne qui se caractérise notamment par le choix de rédaction de dossiers approfondis. Créée en 2012, elle compte à ce jour les dossiers suivants :

  • Jude Apatow
  • Olivier Assayas
  • Batman
  • James Bond
  • Jacques Demy
  • Brian De Palma
  • James Gray
  • Alain Resnais
  • Martin Scorsese
  • Steven Soderbergh
  • Quentin Tarantino
  • Terence Winter


  • Photo: Chloé Beaumont © Sidy Sako (Ceci dit au bas mot) 2012

    Leçons d'harmonie, vu par Jean-Michel Frodon