Interminable retour

Il y a deux films dans Him, Here After, l'un combattant l'autre, du moins, essayant de le conjurer. Le premier raconte l'histoire d'un interminable retour, c'est-à-dire, un retour qui ne trouve pas de point de chute. L'ex-soldat revenu en ville après trente ans de guerre le cherche sans jamais le trouver. L'histoire de laquelle fut absent le mari a rendu et donné plusieurs corps. Le premier est reconnu, mais de manière trouble. C'est celui de sa femme dont le point rouge sur le front – symbole de l'amour, du mariage – a disparu.

L'impossibilité d'une reconnaissance

L'autre corps est étranger : c'est un enfant dont il n'est pas le père et dont le visage ne sera jamais visible distinctement, constamment tourné contre l'épaule de sa mère, symptôme de l'impossibilité d'une reconnaissance. L'histoire dira – la femme le dit, elle qui ne fait plus seulement corps avec, mais est le corps du temps perdu comme du temps comblé– que le père de l'enfant est mort juste après lui avoir donné vie. Cette révélation n'en est pas une, pas complètement. Elle ne permet pas, par son énonciation, de rendre les corps enfin visibles, reconnaissables, palpables ; pire, elle ne réussit pas à faire les visages se reconnaître à nouveau. Ceux-ci restent distants les uns des autres.

Fantômes contre fantômes

Le visage de l'enfant reste tourné, celui de la femme ne devra sa survie qu'en tant qu'image du passé, une image sur laquelle redessiner le point rouge disparu. Aussi, ce film là essaye de se faire, tente de prendre corps, de faire volume, mais ne peut compter que sur la friction impossible, sur des glissements incessants. C'est le temps des récits comme c'est le temps de la non-fiction, de la non-interaction des êtres ensembles. Les fantômes sont aussi bien ceux que l'on ne voit pas, que ceux fait de chair et d'os. La même chose. L'ex-soldat revient bien d'entre les morts (ils disent qu'il est le seul survivant) mais revient aussi parmi eux. Les habitants du village, traumatisés, semblent hanter leur propre présent et n'ont de cesse de maudire le revenant. Fantômes contre fantômes dirons-nous.

« Je n'ai pas peur des fantômes. »

Comment recommencer sa vie alors quand on est spectre au milieu des spectres ? À un autre niveau : comment faire fiction quand celle-ci s'échappe sans cesse dans le puits sans fond du passé ? C'est là que commence le second film. Ce film là revient aussi d'entre les morts et pour cause, il sort tout droit du premier – ce film désolé, hanté par des spectres immobiles, ces spectres creusant la terre comme pour mieux y retourner – en jaillissant comme d'un tombeau. On y est frappé par le grand et simple désir, ce naïf plaisir de fiction. Ce désir est un appétit de mort-vivant. Il dévore les chairs mortes du premier film pour en générer de nouvelles sitôt une phrase, pas vraiment anodine, prononcée par le personnage principal : « Je n'ai pas peur des fantômes. » Aveu du film à l'autre et déclaration de guerre.

Le bijoutier devient mafieux, l'ex-ami devient homme de main

Les spectres du premier film deviennent des corps bien connus des fictions contemporaines : le bijoutier devient mafieux, l'ex-ami devient homme de main. Le trou creusé inlassablement auparavant, donne soudainement une mitraillette. Ces éléments commencent à former une matière cohérente qui s'équipe d'accessoires comme des costumes. Dans Him, Here After, les lunettes de soleil marquent et masquent le revirement d'un même mouvement, montrent la fiction qui s'équipe d'un nouveau genre.

Une seconde vie

Cette régénération est aussi une façon d'accorder, peut-être, une seconde vie au personnage principal en lui imposant notamment une nouvelle compagne. Cette femme, qui fut jadis – souvenez–vous de l'autre film – l'un des plus grands spectres de la ville, la plus immobile et certainement la plus maudite (elle est battue par son mari, suit comme son ombre celui qui lui a volé son travail) est ici ravi par le néo-personnage de trafiquant de drogue qui l'embarque dans sa voiture comme pour injecter son corps dans le nouveau film. Ce véhicule occupe une place centrale dans ce film-ci. Il en est le nouveau corps, chargé de fiction comme de personnages. Il effectue également un mouvement sensible, s'éloignant des terres désolées du premier film pour rencontrer la mer (vaste horizon permettant d'accueillir et d'accorder les possibles).

Le désir d'enfouissement du passé ne recouvre rien

Seulement voilà, si le second film est bien venu à la charge, avide d'une histoire qui puisse prendre corps, le premier survit et revient toujours, spectral qu'il est. Lancinante et douloureuse manière d'avouer que le désir d'oubli, le désir d'enfouissement du passé ne recouvre rien. Voyez la femme du premier film, cet ancien amour devenu simple image, vider la mitraillette du second film de son chargeur comme pour décharger avec rage la fiction qui voulait tout emporter.

Simon Lefèbvre

A l'occasion du débat Serge Daney, 20 ans après : la critique sur internet organisé lors du festival international du film de La Roche-sur-Yon (FIF 85), l'ACOR a demandé aux quatre critiques de la jeune génération invités de voir les quatre films sélectionnés par ailleurs dans le cadre des 2erencontres du cinéma indépendant organisées par le festival de La Roche-sur-Yon, le SDI et l'ACOR.
Chacun d'entre eux a écrit un texte sur un ou plusieurs de ces films, selon son choix.
Pour sa part, Simon Lefèbvre, co-rédacteur en chef de la revue Zinzolin a choisi d'écrire sur Ini Avan.




Revue Zinzolin
(…) Internet est davantage un territoire qu'un pur espace. On y fonde des sites, on en visite d'autres. On navigue enfin. Zinzolin s'est donc bâti dans ce tumulte tranquille. Il s'agissait de se réserver un espace pour soi, pour prendre le temps d'écrire entre mille torrents d'images. Un espace pour se garder de la mémoire avant que les flux tendus d'images ne la recouvrent. En son sein, des rédacteurs qui écrivent depuis un moment, d'autres pas ; des rédacteurs qui étudient le cinéma, d'autres pas ; des rédacteurs qui ont lu Serge Daney, d'autres pas. Zinzolin est un nouvel espace et en porte les charmes et contradictions : mi-sauvage, mi-organisé. Daney n'y est certainement pas considéré comme une idole mais comme un explorateur dont les lignes continuent de tracer à travers le territoire, croisant parfois les nôtres au hasard ou au désir d'une telle rencontre.
Arnaud Hallet (fondateur) et Simon Lefèbvre
Photo © Manon Lemonnier, FIF 85 2012
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