De quelle guerre s'agit-t-il ?

Le lien entre la culpabilité historique et le présent social passe-t-il par l'individu ? Ini avan nous raconte cette histoire, cette quête identitaire d'un homme resté symboliquement sans nom (qu'on nommera simplement "lui"), revenant dans son village après une longue guerre (30 ans), et rejeté par tous. La responsabilité personnelle mais aussi historique métaphorisée entièrement dans le personnage sans nom restera injustifiée. A peine en accumulera-t-on les indices au fil du film, à travers la confrontation du personnage principal à la communauté du village qu'il a quitté dans un passé indéterminé. La guerre est terminée, mais depuis quand ? Et de quelle guerre s'agit-il donc ?

Faire le chemin du symbolique au réel

En réalité, elle continue, en négatif, durant quasiment tout le film. Sa présence fantomatique, aux contours flous et aux enjeux jamais primordiaux (ni même clairement définis dans le film) contamine la vie des personnages, qui ne vivent que dans un temps après, un présent détruit par le passé, incapables d'imaginer un futur. Mais, ce qui reste essentiel dans ce passé resté obscur, c'est l'idée qu'il n'y a pas de cause à atteindre, que la guerre fut un état de fait, qui a traversé les décennies comme une forme de constante politique, et dans laquelle au final, son objectif, son but a — s'il a jamais existé — au moins disparu. C'est dans ces conditions que l'on rencontre le personnage principal. C'est dans ces conditions-là qu'il va devoir en quelque sorte faire le chemin du symbolique au réel, se confronter à une société dont il s'est exclu malgré lui.

Faire renaître un sentiment d'amour dans les ruines de l'oubli 

Ce chemin, donc, passe en priorité par la réappropriation d'un microcosme sociétal : celui de la famille. L'intégration du soldat sans nom passera d'abord par la réappropriation de la femme qu'il a quittée. Il s'agit de prendre la place d'un père qui n'a jamais vraiment existé (la femme qu'il aime a eu un enfant d'un autre, homme qui mourut juste après cette conception : elle n'est plus celle qu'il a laissée jadis), comme il s'agit de devenir le mari qu'il ne fut jamais (capable de prendre soin de cette nouvelle famille). Comment faire renaître un sentiment d'amour dans les ruines de l'oubli ?

Du film sur l'après-guerre au film de gangster

Pudique, le film se retiendra de faire une monstration évidente des sentiments du couple, préférant les signes (point rouges sur le front, danse intime de la jeune femme) aux preuves. Ces preuves, alors, se limitent à assumer pour le soldat sans nom sa place de chef de famille au sein d'une société qui ne le reconnait plus. Et c'est là que son incapacité d'être se transforme en capacité d'agir. Le film opère alors un tournant. Il passe de l'espèce intime à l'espace public, d'un film sur l'après-guerre à un film de gangster.

La guerre, comme crime, doit continuer sous une autre forme

"On ne recommence pas sa vie... on la reprend là où on l'avait laissée." dira un ancien compagnon de crime du héros au personnage principal. Cette phrase fait l'effet d'une provocation. Il n'y a pas d'échappatoire possible pour "lui" à son passé de tueur. La guerre, comme crime, doit continuer sous une autre forme. Les opportunités criminelles de la société sri-lankaise dépeinte par le film n'émergent pas à cause de la fin de la guerre, mais en sont de façon souterraine la conséquence même. La seule valeur d'optimisme ne peut venir que d'ailleurs. Elle prendra alors, dans Ini Avan, la forme d'une femme, compagne d'infortune forcée du héros, tour à tour le culpabilisant de sa réussite mais aussi de l'injustice de celle-ci.

A l'intégration donc, mieux vaut préférer la fuite.

Dans cette seconde femme, "lui" trouve une nouvelle opportunité de rédemption. Sauver cette femme par moment insupportable, c'est sauver la femme qu'il aime, sauver la famille de cette seconde femme, c'est sauver la sienne, la société sri-lankaise tout entière et soi-même. A l'intégration donc, mieux vaut préférer la fuite. Ne pas reprendre sa vie là où on l'avait laissée, c'est justement se créer l'opportunité de s'en créer une nouvelle, de rejeter en bloc le passé et le grotesque présent (le film, par ailleurs, ne manquant pas d'humour pour blâmer le personnage principal sur sa manière de survivre ou d'agir) pour se diriger vers un futur incertain, sans règles ni obligations.

Faut vivre !

C'est la nature de cette dernière séquence, qui forme une boucle parfaite avec l'ouverture du film : "lui" (auparavant en bus, maintenant en moto), se dirige vers un endroit incertain, à travers des paysages quasi-sauvages. Seule une chose a changé : il n'est plus seul, accompagné d'une femme quasiment inconnue (la femme de l'homme qu'il a remplacé d'abord dans son travail mais peut-être, au moins symboliquement, aussi ailleurs), qui semble lui faire prendre conscience que pour affronter la vie, il faut peu à peu oublier ses fantômes. "On n'est pas mort", lui dira-t-elle. "Faut vivre !"

Daniel Dos Santos

A l'occasion du débat Serge Daney, 20 ans après : la critique sur internet organisé lors du festival international du film de La Roche-sur-Yon (FIF 85), l'ACOR a demandé aux quatre critiques invités de voir les quatre films sélectionnés par ailleurs dans le cadre des 2erencontres du cinéma indépendant organisées par le festival de La Roche-sur-Yon, le SDI et l'ACOR.
Chacun d'entre eux a écrit un texte sur un ou plusieurs de ces films, selon son choix. Pour sa part, Simon Lefèbvre, co-rédacteur en chef de la revue Zinzolin a choisi d'écrire sur Ini Avan. C'est lui qui nous a présenté Daniel Dos Santos par la suite.

Daniel Dos Santos a suivi des formations en réalisation, montage, histoire du cinéma et philosophie (l'EICAR, La Sorbonne Paris 1 et la New York University). Graphiste, monteur et critique de cinéma, il a créé le mensuel Stardust Memories. Il est membre du comité de rédaction de la revue en ligne Zinzolin.
Photo © Daniel Dos Santos 2013




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(…) Internet est davantage un territoire qu'un pur espace. On y fonde des sites, on en visite d'autres. On navigue enfin. Zinzolin s'est donc bâti dans ce tumulte tranquille. Il s'agissait de se réserver un espace pour soi, pour prendre le temps d'écrire entre mille torrents d'images. Un espace pour se garder de la mémoire avant que les flux tendus d'images ne la recouvrent. En son sein, des rédacteurs qui écrivent depuis un moment, d'autres pas ; des rédacteurs qui étudient le cinéma, d'autres pas ; des rédacteurs qui ont lu Serge Daney, d'autres pas. Zinzolin est un nouvel espace et en porte les charmes et contradictions : mi-sauvage, mi-organisé. Daney n'y est certainement pas considéré comme une idole mais comme un explorateur dont les lignes continuent de tracer à travers le territoire, croisant parfois les nôtres au hasard ou au désir d'une telle rencontre.
Arnaud Hallet (fondateur) et Simon Lefèbvre
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