‹‹

Les Amants crucifiés

(Chikamatsu Monogatari)



Japon, 1954, 1h42, VOSTF, 35 mm
Réalisation : Kenji Mizoguchi
Scénario : Yoshikata Yoda, Monzaemon Chikamatsu & Matsutarô Kawaguchi
Photographie : Kazuo Miyagawa
Musique : Fumio Hayasaka & Tamezô Mochizuki
Montage : Kenji Sugawara
Interprètes : Kazuo Hasegawa, Kyôko Kagawa, Eitaro Shindo
Distribution : Alive



Kyoto au 18e siècle. Osan, l’épouse du grand imprimeur du Palais Impérial, demande à Mohei, l’employé préféré de son mari, de lui consentir un prêt pour aider sa famille. Mohei, qui aime en secret Osan, veut utiliser le sceau de l’imprimeur pour obtenir cet argent. Son projet frauduleux découvert, Mohei se dénonce à son patron. Mais suite à un concours de circonstances, Osan est surprise aux côtés de Mohei. Compromise mais irréprochable, lassée des infidélités de son mari, Osan préfère quitter son foyer. Mohei fuit avec elle, et va être amené, malgré leur différence de classe, à lui déclarer son amour...

“ Il n’est pas ici question de "commettre" l’adultère comme on commet un crime mais de s’y livrer, de délivrer le désir de son carcan, de libérer les forces libidinales de corps trop longtemps soumis au refoulement et à la frustration (le mot adultère renvoie à adulterare, signifiant corrompre, altérer, mais il renvoie surtout à ad ulterior : ce qui va plus loin, ce qui va au devant, en l’occurrence ici, au-delà des normes, au-delà de la vie elle-même).

L’affirmation de l’adultère apparaît alors comme une contestation, une forme de résistance à l’ordre social puisque leur union n’aura d’existence que dans la transgression. Mohei et Osan vont consumer un amour sublime, irrévérencieux mais forcément éphémère. Chaque seconde passée ensemble est un sursis sensuel sur leur funeste sort.

Mohei tentera vainement de s’enfuir en abandonnant Osan au sommet d’un mont, pensant lui laisser ainsi une chance de vivre. Dans un magnifique plan en plongée à flan de montagne, Mizoguchi filme la descente bouleversante d’Osan claudicante, criant de douleur le prénom de son bien-aimé courant au loin. Il se cache alors et se bouche les oreilles, mais elle chute lourdement au sol. Il accourt, lui baise délicatement la cheville, puis ils s’étreignent. Cette scène est d’une beauté et d’une intensité érotique inouïe. Ils sont désormais des corps magnétiques, des amants/aimants. La distance physique n’est plus envisageable et ce, jusqu’au dénouement final (ils seront arrêtés et reconnaîtront l’adultère). Toute la beauté des Amants crucifiés repose sur la réussite de Mizoguchi à saisir à l’écran le trouble impalpable du désir partagé.

Mizoguchi décrit une société féodale japonaise qui impose le renoncement aux sentiments. L’amour (et par extension la sexualité), se monnaye, il est intéressé. Vivre revient à renoncer à l’amour. Périr par amour est la seule liberté qui soit. Mizoguchi filme la recherche de cette vibration, même si le désir ne trouve sa forme idéale que dans l’anéantissement. Malgré son apparent pessimisme – toutes tentatives de bonheur et de jouissance en dehors des lois morales et sociales parfaitement injustes, sont vouées à l’échec et conduisent à la mort –, les Amants crucifiés évoque la lutte entre le spirituel et le matériel. Mais cette lutte y est sublimée. Mizoguchi filme les pièces vides et crasseuses de l’imprimerie (à défaut d’avoir prévenu la police de la fuite de sa femme, Ishun fut destitué de tous ses biens) avant de montrer, dans un ultime plan rapproché, les amants s’avançant vers leur destin. Encordés dos à dos et les mains jointes, Osan et Mohei affichent un visage béat alors qu’ils sont livrés à l’opprobre public, tandis que les battements lourds et réguliers d’un tambour annonce l’imminence de la mort. “ Dirait-on qu’ils vont au supplice ? ”, se demande une domestique. La séquence finale vient appuyer le mouvement ascensionnel du film, depuis l’intérieur pesant et étouffant de l’imprimerie jusqu’à l’élévation du sentiment pur.

Alexandrine Dhainaut
www.iletaitunefoislecinema.com

“ Les Amants crucifiés s’achève sur une profession de foi, justifiée par un paradoxe. Mizoguchi y chante jusqu’à l’absolu le droit des amants à s’unir librement.

Ce film, qui est un formidable cri de détresse et s’achemine inéluctablement vers la mort, nous régénère pourtant de son formidable sursaut de vitalité. L’indépendance de l’amour, nécessairement proscrite et finalement vouée à l’échec, s’y révèle une extraordinaire force matérielle, capable d’anéantir les situations apparemment les plus brillantes et les mieux installées. Ce qui paraissait vulnérable se révèle irrépressible. L’amour libre y trouve sa justification. La libido, en s’affirmant définitivement dans sa volonté d’existence, met en scène une force de contestation et, au minimum, de résistance à toutes les menées de la domestication sociale. Elle constitue leur limite et leur échec fondamental. Elle est ce qui ne peut être vaincu. Cette négation de toutes les valeurs et de tous les pouvoirs en place empêche un système social de se considérer comme un dieu. ”

Daniel Serceau
De la révolte aux songes