La Bataille de Tabatô

Vu
par Morgan Pokée

De la guerre / de la paix

« Il y a 4 500 ans, quand tu étais occupé à faire la guerre, nous avons inventé l'agriculture. Il y a 2 000 ans, quand tu étais occupé à faire la guerre, nous avons inventé un régime politique juste pour nos royaumes. Il y a 1 000 ans, quand tu étais occupé à faire la guerre, nous avons inventé les première bases du reggae et du jazz. Aujourd'hui, pour en finir avec ta guerre, nous allons t'aider à rétablir la paix. » Quand débute La Bataille de Tabatô, l'Afrique a déjà trouvé sa place dans l'Histoire. Ainsi nous prévient une vieille voix rocheuse, celle d'un griot, sur un écran noir : il va s'agir ici de reconsidérer l'Afrique, d'entamer un processus de « décolonisation mentale », de renverser les perspectives et de rompre avec une vision archaïque de ce continent.


Par quel chemin ? Celui d'un retour. Après trente ans d'exil, Baio accepte de revenir en Guinée-Bissau à la demande de sa fille, Fatu, qui tient à ce que son père l'accompagne le jour de son mariage. Une trame d'une simplicité désarmante qui a le mérite de porter le film vers la fable contemporaine : Fatu va épouser Idrissa, célèbre chanteur des Supercamarimba. La cérémonie doit se dérouler à Tabatô, le village des griots, peuple de musiciens, un village de rois et de princes, une oasis de musique au centre de l'Afrique. Dans un noir et blanc métallique, João Viana impose un rythme déconcertant, parfois proche du burlesque avec ses ruptures de tons assumées, grâce à une mise en scène distante, dont les cadrages tentent à inscrire ses personnages dans un monde à la lisière de la disparition.




On suit ainsi le parcours de Baio et sa fille depuis Bissau jusqu'à ce lieu ancestral qu'est Tabatô. Au cours de ce périple teinté d'un réalisme magique, nous apprenons les raisons de l'exil de Baio, homme mandingue, qui a rejoint les troupes africaines de l'armée portugaise en 1973 pour combattre la rébellion armée. À la fin de la guerre, un grand nombre d'hommes comme lui ont été fusillés. Baio en a réchappé en émigrant vers le Portugal. Il retourne donc en Guinée-Bissau pour la première fois en 36 ans. Mais lorsqu'il retrouve les lieux de son passé, les souvenirs de la guerre d'indépendance remontent à la surface comme ses étranges objets qu'il transporte dans sa valise.


Refoulés de son comportement de l'époque où il « menait un combat contre son propre pays », les Esprits de la guerre reviennent à Baio sous différents aspects : des rêves, des apparitions spectrales, tels ces ébauches d'enfants-soldats qui l'attaquent avec des bâtons sur le bord d'une route ; mais aussi et surtout par un puissant hors-champ sonore qui convoque les affres de l'ancien soldat qui se considère comme un « traitre » à son pays. Chaque protagoniste se voit ainsi adjoindre un univers auditif particulier qui créé un pont entre tradition, modernité et guerre. Du côté d'Idrissa le musicien, on trouve des balafons en bois, des koras en calebasse, des dumdumbas en peau de chèvre.


Du côté de Fatu, on trouve le téléphone portable, les tissus du marché de Bandim, la radio du 4x4 qu'elle utilise pour présenter les alternatives sonores à son père qui, lui, entend de manière récurrente cinq sons : des explosions de mortier RPG, des rafales de G3, des sifflements de grenades, des rafales de PM et des tirs secs de Mauser. Et ce sans qu'aucune arme ne soit visible à l'écran. Ces sons sont néanmoins reliés mentalement aux objets (des « jouets » ? se demande Fatu) contenus dans cette valise ramenée d'Europe. En Guinée-Bissau, on respire et on entend encore la guerre. Elle n'est pas qu'un lointain souvenir évoqué dans les livres d'école ou les films d'archives.

La guerre d'indépendance, il y a 36 ans, a marqué le début d'une série d'affrontements qui n'a jamais vraiment pris fin. Les derniers combats ont eu lieu en 1998 et 1999. Dès lors, La Bataille de Tabatô entend créer la possibilité d'une nouvelle communauté libérée de ce cercle vicieux meurtrier transmis de père en fils (et fille). Au terme d'une dernière bataille teintée rouge sang où s'imposent les vertus salvatrices de l'art (et de la musique en particulier), il s'agit de trouver de nouvelles armes, de nouveaux instruments de résistance, pour instaurer la « vénérable magie qu'est celle de la paix ». Le film se termine sur une réconciliation, certes peut-être illusoire, mais qui a un coût tragique. João Viana a crée une nouvelle maison de cinéma pour ses personnages. Baio peut enfin ôter son uniforme de malheur : il sait jouer.

Morgan Pokée

Morgan Pokée travaille au Katorza, cinéma d'art et essai de Nantes. Il est journaliste et écrit sur le cinéma. Il est co-fondateur de Répliques, revue d'entretiens autour du cinéma, créée en 2012. Il est notamment l'auteur de "Coppola : portrait du temps en danseur" paru dans l'ouvrage collectif Danse / Cinéma dirigé par Stéphane Bouquet ( Ed. Capricci et le CND).




Revue Répliques
Répliques se décline sous trois aspects : une revue papier consacrée à des entretiens au long cours autour du cinéma, une émission hebdomadaire sur la radio nantaise Jet FM 91.2 et des rencontres en salle autour de films.
Les entretiens, réalisés hors de tout plan de promo, sont écrits comme des récits et peuvent aussi se lire comme des parcours de vie. Ce sont des moments privilégiés que l'on retranscrit, où l'on parle de cinéma, mais aussi, fatalement, du monde. (Nicolas Thévenin, directeur de la revue)
Consultez le site de Répliques

La Bataille de Tabatô entretien avec João Viana